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Full text of "Aline et Valcour; ou, Le roman philosophique; écrit à la Bastille, un an avant la Révolution de France"

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ALINE    ET    VALCOUR 


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University  of  Ottawa 


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ALINE  ET  VALCOUK 


OU  LE 


EOMAN  PHILOSOPHIQUE 


Écrit  à  la  Bastille,  un  an  avant  la  Révolution  de  France. 


TOME   QUATRIÈME 


BRUXELLES 

J.-J.    GrAY,  [RE-ÉDIT1 

1883 


597784 

8  .  IX  .  5^- 


ALINE  ET  VALCOUR 


LETTRE  XXXIX. 


DETERVILLE    A     VALCOUR. 


Vertfeuille,  ce  24  octobre. 


r^Twlous  voilà  seuls,  mon  cher  Valcour;  plus 
>;l  "i\  o  d'illusions,  nos  deux  illustres  voyageurs 
k®Wv*3*  sont  partis,  nous  pouvons  maintenant 
les  juger  bien  à  l'aise.  Mais  comme  ces  réflexions 
troubleraient  peut-être  un  peu  le  plaisir  que  tu 
te  fais  de  savoir  ce  qu'il  y  a  eu  de  déterminé 
pour  eux,  je  vais  commencer  par  te  l'apprendre. 
Us  partirent  hier  avec  le  comte  de  Beaulé,  chez 
lequel  ils  logeront  à  Paris,  jusqu'au  moment  de 
leur  départ  pour  la  Bretagne  ;  la  première  chose 
à  laquelle  on  va  travailler,  est  de  lever  la  lettre 
iv  1 


2  ALINE 

obtenue  par  le  père  de  monsieur  de  Karmeil; 
c'est  de  quoi  le  comte  se  charge.  Les  jeunes 
gens  seront  ensuite  présentés  à  la  cour,  que  l'on 
intéressera  en  leur  faveur  et  par  leurs  personnes 
et  par  la  singularité  de  leurs  aventures.  Le  comte 
imagine  qu'ils  doivent  avoir  une  sorte  de  succès, 
et  qu'ils  exciteront  de  l'intérêt  et  de  la  curiosité. 
Tous  les  arrangements  d'ailleurs,  dont  .je  t'ai 
donné  le  détail  dans  ma  lettre  du  dix-sept,  seront 
tenus  irrévocablement;  on  n'instruira  de  rien  le 
président  sur  la  naissance  de  Léonore  ;  on  conti- 
nuera d'ignorer  ce  qu'il  avait  exigé  sur  l'enlève- 
ment de  l'une  de  ces  sœurs  au  lieu  de  l'autre  ; 
atrocité  qu'il  vaut  mieux  taire  que  de  révéler. 
Ensuite  les  jeunes  gens  escortés  d'un  excellent 
conseil,  partirontpour  Rennes,  où  toutleplan  dont 
je  t'ai  fait  part,  sera  exécuté  à  la  lettre.  On  ne  s'en 
tiendra  point  là;  monsieur  de  Beaulé  qui  s'inté- 
resse infiniment  à  eux,  va  déterminer  le  ministre 
à  écrire  en  Espagne,  pour  obtenir  au  moins  tout 
ce  qu'on  pourra  des  lingots  confisqués  à  l'Inqui- 
sition; et  si  l'on  y  réussit  de  même  qu'à  la  resti- 
tution des  biens  de  mademoiselle  de  Kerneuil, 
tu  vois  de  quelle  fortune  immense  ils  peuvent 
se  flatter  de  jouir  avant  un  an.  En  sont-ils 
dignes?...  Lui,  je  le  crois,  elle,  je  ne  te  cache 
point  qu'elle  ne  m'a  pas  autant  séduit  que  son 
époux.  Madame  de  Blamont  à  qui  d'abord  elle  a 


ET    VALCOL'R 


beaucoup  plu,  parce  que  Târne  de  cette  femme 
charmante  est  faite  pour  aimer  sans  réflexion 
tout  ce  qui  lui  appartient,  et  tout  ce  qui  a  été 
malheureux;  madame  de  Blamont,  dis-je,  s'était 
fait  un  peu  d'illusion  sur  cette  nouvelle  fille; 
mais  sans  rien  perdre  de  l'envie  qu'elle  a  de  lui 
être  utile,  elle  commence  à  la  voir  infiniment 
mieux  maintenant. 

Il  s'en  faut  bien,  selon  moi,  que  les  revers  de 
Léonore  ayent  servi  à  lui  former  l'esprit  et  le 
coeur  :  il  est  certain  d'abord  qu'elle  a  perdu  tous 
les  sentiments  religieux  qui  devaient  lui  avoir 
été  suggérés  dès  l'enfance;  elle  dit  les  avoir 
anéantis  avant  ses  aventures;  mais  je  crois  que 
les  gens  qu'elle  a  fréquentés  dans  ses  vo)7ages, 
lui  ont  bien  plus  nui  que  toutes  les  lectures 
qu'elle  aurait  pu  faire  avant.  Elle  est  sur  cela 
d'une  fermeté  très  surprenante  à  son  âge,  et 
comme  son  mari  lui  laisse  la  plus  grande  liberté 
de  conscience  ;  qu'elle  allègue  d'ailleurs  au  sou- 
tien de  ses  principes,  des  raisons  malheureuse- 
ment très  fortes,  qu'elle  se  rejette  sur  l'impossi- 
bilité où  elle  est  de  revenir  de  ce  qu'elle  a  fait,  il 
a  été  difficile  de  l'entamer  sur  cette  matière, 
malgré  les  égards  qu'elle  doit  à  tout  ce  qui 
l'entoure  ici  ;  malgré  le  puissant  intérêt  qu'elle 
aurait  au  moins,  ce  me  semble,  à  feindre,  elle 
s'est  opiniâtrement  refusée  à  des  exemples  gêné- 


4  ALINE 

raux  de  piété.  Avant-hier,  par  exemple,  c'était 
un  jour  de  fête;  on  vint  l'avertir  pour  la  messe; 
elle  dit  au  laquais  avec  un  petit  air  sec,  qu'elle 
n'y  allait  jamais,  et  que  madame  la  présidente 
en  savait  au  mieux  les  raisons. 

Quand  on  fut  revenu,  elle  s'excusa  avec  gen- 
tillesse, mais  cependant  toujours  de  manière  à 
faire  croire  que  ses  principes  étaient  invariables; 
et  malheureusement,  je  crois  qu'ils  vont  plus 
loin  que  l'inobservance  du  culte  de  sa  nation  : 
elle  en  absorbe  jusqu'à  l'objet.  Je  la  suppose 
athée  dans  le  fond  de  l'âme,  plusieurs  de  ses 
raisonnements  me  le  persuadent:  ses  réfutations 
des  sentiments  de  Clémentine;  ses  aveux  à 
l'Inquisition,  tout  cela  ne  sont  que  des  choses 
de  circonstances,  et  qui  ne  m'en  imposent  nulle- 
ment *,  elle  ne  croit  en  rien,  mon  ami,  j'en 
suis  sûre.  Cependant  elle  ne  s'explique  qu'en 
riant  sur  ce  dernier  article  ;  elle  dit  que  les 
serviteurs  de  Dieu  lui  ont  donné  de  si  mauvais 
exemples,  qu'ils  lui  ont  fait  naître  de  grands 
doutes  sur  la  réalité  de  l'existence  de  leur  maître; 
si  l'on  cherche  à  lui  prouver  que  ce  raisonne- 
ment est  faible,  et  que  les  défauts  de  l'ouvrage 
ne  prouvent  rien  contre  l'existence  de  l'ouvrier, 
elle  plaisante,  elle  dit  qu'elle  croit  tant  qu'on 

•  Le  lecteur  doit  se  souvenir  que  dans  ces  deux  occasions  citées, 
Leonore  affiche  le  déisme. 


ET    VALCOUR 


veut  à  cette  existence,  et  qu'elle  se  la  persua- 
dera encore  bien  mieux  quand  elle  sera  riche  et 
qu'elle  n'aura  plus  de  malheurs  à  craindre;  mais 
tout  cela  n'empêche  pas  qu'on  ne  la  devine  et 
qu'on  ne  la  juge. 

Examinons-nous  ses  vertus  ;  je  ne  vois  pas 
qu'elle  ait  même  adopté  toutes  celles  dont  les 
brigands  qu'elle  a  fréquentés  lui  ont  donné  des 
exemples;  et  son  âme,  ou  naturellement  peu 
sensible,  ou  trop  ébranlée  par  l'infortune,  tant 
il  est  vrai,  quoiqu'on  en  dise,  que  l'école  du 
malheur  est  la  plus  dangereuse  de  toutes,  son 
âme,  dis-je,  se  refuse  à  ce  qui  l'émeut,  et  n'admet 
en  aucune  manière  les  délices  de  la  bienfaisance. 
Sa  pitié,  sa  reconnaissance,  sa  générosité,  ses 
facultés  aimantes,  excepté  celles  qui  ont  son 
mari  pour  objet,  tous  les  sentiments  qui  nais- 
sent de  l'âme,  en  un  mot,  sont  chez  elle  plus 
maniérés  que  sentis  ;  et,  peut-être  en  l'analysant 
davantage,  en  dégageant  son  être  de  ce  vernis 
du  monde,  qui  voile  si  bien  tous  les  défauts  dans 
une  femme  d'esprit,  peut-être  y  démêlerait-on 
beaucoup  de  cruauté.  L'insensibilité  n'est  pas 
naturelle  dans  une  telle    âme  *  ;    Léonore  ne 

*  Il  y  a,  dit  Mannontel,  un  excès  dans  la  sensibilité  qui  avoisine 
l'insensibilité,  ne  serait-ce  pas  là  l'histoire  du  caractère  de  Léonore  : 
One  foule  de  délits  naissent  de  ces  excès,  et  ne  sont  que  les  résultats 
très  singuliers  de  ce  dernier  période  de  la  sensibilité  ;  les  procédés 
les  plus  simples  et  les  plus  doux  les  réprimeraient  ;  au  lieu  de  cela  on 


6  ALINE 

peut  pas  être  indifférente,  il  faut  qu'elle  ait  abso- 
lument de  grandes  vertus  ou  de  grands  vices,  et 
comme  ses  vertus  sont  en  elle  l'ouvrage  de  la 
nature,  et  ses  vices  celui  de  ses  principes,  qu'elle 
n'en  adopte  jamais  aucun  sans  raisonnement, 
si  elle  a,  avant  dix-huit  ans  un  stoïcisme  assez 
réfléchi  pour  éteindre  en  elle  la  pitié,  peut-être 
ira-t-elle  plus  loin  à  quarante.  La  sagesse  qui 
n'est  soutenue  que  par  l'orgueil  cède  à  des  pas- 
sions plus  fortes  que  ce  sentiment;  et  quand  les 
principes  n'offrent  aucun  frein,  quand  ils  tendent 
à  les  briser  tous,  quand  les  travers  de  l'esprit 
n'ont  aucune  digue  dans  les  qualités  du  cœur, 
et  qu'au  contraire  la  ferme  apathie  de  celui-ci, 
laisse  échapper  hardiment  l'autre  sur  tout  ce  qui 
l'irrite  ou  le  délecte,  une  femme  peut  arriver  à 
des  genres  de  désordres  plus  dangereux  que  ceux 
des  Théodore  et  des  Messaline  ;  car  ceux-ci 
n'alarment  que  les  mœurs,  au  lieu  que  les  autres 
conduisent  insensiblement  aux  forfaits  *. 


les  punit,  et  ils  se  propagent.  O  massacreurs,  enfermeurs,  imbéciles 
enfin  de  tous  les  règnes  et  de  tous  les  gouvernements,  quand  préfé- 
rerez-vous  la  science  de  connaître  l'homme  à  celle  de  le  clôturer  ou 
de  le  faire  mourir  ! 

*  Et  à  des  forfaits  d'autant  plus  dangereux  qu'on  les  divulgue  et 
qu'on  les  punit,  et  qu'il  vaudrait  cent  fois  mieux  les  étouffer  que  de 
les  faire  connaître;  la  publicité  des  procès  de  la  Voisin  et  de  la  Brin- 
villiers  ont  fait  commettre  cent  crimes  de  la  même  espèce  ;  il  faudrait 
pour  l'intérêt  des  mreurs  qu'il  y  eut  certains  crimes  que  l'on  n'osât 
même  jamais  soupçonner 


ET   VALCOUR 


Elle  vit  l'autre  jour  madame  de  Blamont 
aider,  selon  son  usage,  des  pauvres  qui  venaient 
implorer  ses  secours;  elle  badina  de  ce  procédé 
avec  un  air  de  dureté  qui  ne  plut  à  personne. 
Elle  fut  même  jusqu'à  se  refuser  d'imiter  sa 
mère.  Madame  de  Blamont  lui  en  demanda  le 
motif  avec  un  peu  d'humeur. 

— Vous  avez  été  malheureuse  vous-même,  lui 
dit  cette  femme  tendre  et  compatissante,  com- 
ment à  de  telles  épreuves  n'avez-vous  pas  appris 
à  soulager  l'infortune? 

Elle  répondit  qu'elle  agissait  sur  cela  par 
principe,  comme  dans  toutes  les  actions  de  sa 
vie;  qu'il  n'y  avait  rien  de  plus  dangereux  que 
les  aumônes;  qu'elles  ne  servaient  qu'à  entre- 
tenir la  misère  et  la  fainéantise;  qu'à  multiplier 
dans  l'État,  cette  vermine  épouvantable  connue 
sous  le  nom  de  mandiants,  qui  le  souillent  et  le 
déshonorent.  Que  si  tous  les  cœurs  étaient  fer- 
més comme  le  sien  à  cette  inutile  pitié,  ces 
malheureux  sûrs  de  vivre  aux  dépens  des  dupes, 
n'abandonneraient  pas  leur  métier,  leur  patrie 
et  leurs  parents,  dont  ils  font  le  malheur,  en  les 
privant  de  leurs  secours...  Que  tel  homme  doué 
de  tout  ce  qu'il  faut  pour  faire  un  excellent 
ouvrier,  devenait  un  fainéant  par  l'habitude 
d'être  secouru  sans  rien  faire  ;  qu'il  lui  devenait 
bien  plus  facile  de  jouer  des  maux,  que  de  se 


S  ALIXE 

mettre  en  un  état  de  n'en  pas  souffrir,  d'où  il 
résultait,  que  ce  qu'on  croyait  une  bonne  oeuvre,, 
en  devenait  dès  lors  une  très  mauvaise. 

—  C'est  parce  que  j'ai  été  malheureuse  moi- 
même,  continua-t-elle,  que  j'ai  vu  qu'on  pou- 
vait  améliorer  son   sort  sans   avoir  besoin   des 

îutres,  et  les  secours  que  j'ai  trouvés  quelque- 
fois, tels  que  ceux  de  Gaspard  et  de  Bersac, 
m'eussent-ils  été  refusés,  je  n'en  aurais  eu  que 
plus  d'adresse  et  plus  d'activité  à  contrarier  les 
coups  de  la  fortune,  et  à  les  déterminer  en  ma 
faveur. 

Savez-vous,  poursuivit-elle  en  s'adressant  à 
sa  mère,  ce  que  deviendra  l'homme  à  qui  vous 
faites  ainsi  l'aumône?  Si  jamais  vos  charités  lui 
manquent  il  se  fera  voleur.  Accoutumé  à  l'oisi- 
veté; fait  à  voir  arriver  à  lui  l'argent  sans  autres 
peines  que  celle  de  le  demander  honnêtement, 
il  l'exigera  le  pistolet  à  la  main  quand  vous  ne 
céderez  plus  à  ses  instances. 

—  Tout  cela  sont  des  sophismes  de  l'esprit, 
répondit  madame  de  Blamont,  ils  peuvent  être 
vrais,  mais  je  ne  les  aime  pas  dans  votre  cœur. 
Que  l'homme  qui  me  demande  soit  pauvre  ou 
non,  que  l'aumône  que  je  lui  donne  soit  bien  ou 
mal  placée,  il  m'a  vivement  ému  par  sa  demande, 
il  m'a  fait  éprouver  une  jouissance  sensible  à  "le 
secourir,  en  voilà  assez  pour  que  j'y  cède.  Si  ce 


ET    VALCOUR 


malheureux  est  fainéant,  apparemment  que  le 
travail  lui  coûte,  ainsi  je  lui  fais  bien  plus  de 
plaisir  encore  ;  or  le  plaisir  que  je  sens  à  donner, 
se  règle  sur  celui  que  je  fais  en  donnant,  donc 
je  n'en  suis  pas  moins  heureuse. 

Que  dis  -  je  donc  ?  je  le  suis  davantage  , 
puisque  j'ai  fait  au  fainéant,  que  j'ai  secouru,  un 
plaisir  plus  grand  que  je  ne  l'aurais  fait  au  labo- 
rieux. Mais  supposons  un  instant  avec  vous  que 
ce  soit  un  mal  d'entretenir  la  fainéantise,  n'en 
est-ce  pas  un  bien  plus  grand,  de  ne  pas  soulager 
l'infortune?  Or, j'aime  mieux  commettre  un  petit 
mal,  pour  en  prévenir  un  énorme,  que  de  com- 
mettre un  tort  énorme  pour  en  avoir  craint  un 
petit. 

—  Il  n'y  a  point  de  tort  énorme  à  ne  point 
soulager  l'infortune,  madame,  reprit  Léonore,  il 
n'y  a  que  l'inconvénient  de  lui  laisser  toute  son 
énergie  à  côté  des  dangers  très  réels  que  je  viens 
de  vous  observer.  Le  tort  énorme  dont  vous 
parlez,  n'est  qu'à  entretenir  la  fainéantise,  puis- 
que l'effet  qui  en  résulte,  conduit  chaque  jour  des 
malheureux  à  l'échafaud.  Il  est  donc  énorme  ce 
tort,  il  ne  saurait  être  plus  grand  ;  mais  quel  qu'il 
soit,  vous  le  commettrez,  dites-vous,  parce  que 
vous  y  trouvez  des  délices. 

Premièrement,  on  peut  nier  ces  délices  ou  au 
moins  ne  pas  les  sentir  comme  vous;  mais  en  les 


10  ALINE 

admettant  qu'avez-vous  fait  de  bien  dans  cette 
action,  puisque  vous  n'avez  travaillé  que  pour 
vous?  L'égoïsme  est-il  une  vertu?  et  ne  devient-il 
pas  un  vice  très  dangereux,  quand  il  peut  résul- 
ter de  ses  effets  la  mort  presque  inévitable  de 
l'infortuné  qui  vient  de  servir  à  vous  en  donner 
les  jouissances?  Poursuivons,  vous  avez  cent 
louis,  je  le  suppose,  à  jeter  aujourd'hui  par  la 
fenêtre  :  un  bijou  s'offre  d'un  côté,  un  malheu- 
reux arrive  de  l'autre  ;  après  avoir  balancé  un 
instant,  vous  renoncez  à  posséder  le  bijou,  et 
vous  soulagez  de  cet  argent  l'homme  qui  vient 
vous  implorer;  croyez-vous  [avoir  fait  une  belle 
action?  Vous  n'avez  fait,  sans  vous  en  douter,  que 
céder  au  mouvement  le  plus  impérieux,  plus 
flattée  du  plaisir  de  sortir  cet  homme  de  la 
misère,  de  mériter  sa  reconnaissance  que  de  la 
satisfaction  de  vous  procurer  le  bijou;  vous  avez 
pris  ce  qui  vous  contentait  davantage,  et  n'avez 
travaillé  que  pour  vous  :  donc  aucune  grande 
action  dans  l'aumône  que  vous  venez  de  faire... 
une  volupté  satisfaite  et  pas  l'apparence  d'une 
vertu;  mais  que  deviendra-t-il  ce  choix,  quand 
après  vous  avoir  prouvé  qu'il  n'a  rien  de  bon,  on 
vous  fera  voir  tout  ce  qu'il  peut  avoir  de  funeste. 
En  payant  le  bijou,  vous  entreteniez  l'industrie, 
vous  encouragiez  les  arts;  en  préférant  l'au- 
mône, vous  n'avez  fait  qu'un  fainéant,  un  ingrat 


ET   VALC0UR 


ou  un  libertin  qui,  si,  comme  je  viens  de  vous  le 
dire,  il  ne  trouve  plus  demain  de  bourse  ouverte 
comme  la  vôtre,  ira  le  jour  d'après  se  les  faire 
ouvrir  à  coups  de  poignard.  Votre  refus,  votre 
résistance,  tous  les  mouvements  vraiment  ver- 
tueux qu'il  vous  plaît  de  nommer  dureté,  ren- 
daient à  ce  malheureux  l'énergie  que  votre 
aumône  lui  enlève;  repoussé  partout  comme  de 
vous,  il  allait  chercher  du  travail,  et  votre  pré- 
tendue dureté  rendait  un  homme  à  l'État,  tandis 
que  votre  bienfaisance  mal  entendue  l'envoyé 
tôt  ou  tard  à  l'échafaud  ;  mais  que  ce  ne  soit  plus 
ce  bijou  que  nous  mettons  en  parallèle  avec 
l'aumône  supposée;  allons  plus  loin;  que  ce  soit 
le  plaisir  fade  et  imbécile  de  faire  des  ricochets 
de  cet  argent  sur  l'eau;  eh  bien!  je  l'affirme, 
vous  aurez  en  vous  livrant  à  cet  enfantillage, 
commis  sans  doute  un  moindre  mal  que  d'entre- 
tenir la  fainéantise,  puisque  dans  l'une  et  l'autre 
supposition  l'argent  est  perdu  pour  vous,  qu'il 
l'est  sans  inconvénient  dans  le  premier  cas,  et 
qu'il  ne  l'est  dans  l'autre,  qu'en  entraînant  une 
foule,  quelle  que  soit  votre  adresse  à  couvrir 
cette  seconde  action  des  noms  pompeux  de  bien- 
faisance et  d'humanité;  comme  si  l'esprit  de  ces 
vertus  ne  consistait  pas  bien  plutôt  à  être  dur  un 
moment  pour  sauver  les  hommes,  que  compa- 
tissant pour  les  anéantir. 


12  ALINE 

—  Tout  ce  que  vous  voudrez,  dit  madame  de 
Blamont,  mais  vous  me  contestez  la  sorte  de 
jouissance  qu'on  éprouve  à  soulager  l'infortune, 
et  je  n'aime  pas  que  vous  me  la  disputiez. 

— Et  pourquoi  donc,  madame?  reprit  vivement 
Léonore,  toutes  nos  âmes  sont-elles  faites  de  la 
même  manière?  toutes  doivent-elles  sentir  les 
mêmes  choses?  La  pitié  n'agit  sur  elles  qu'en 
raison  de  leur  mollesse;  plus  un  individu  a  de 
vigueur,  moins  il  est  susceptible  de  cette  sorte 
d'ébranlement,  d'où  il  résulterait,  comme  vous 
voyez  encore  en  ma  faveur,  que  l'âme  la  moins 
ouverte  à  la  pitié  serait  incontestablement  la 
mieux  organisée;  mais  analysons  ce  sentiment 
décoré  de  nos  jours  de  si  superbes  noms  et  res- 
senti pourtant  moins  que  jamais;  la  preuve  que 
ce  mouvement  pusillanime  n'agit  sur  nous  que 
physiquement,  que  le  choc  moral  qu'il  imprime 
est  absolument  subordonné  à  celui  des  sens,  est 
que,  nous  plaindrons  bien  davantage  le  mal 
qui  se  fait  sous  nos  yeux,  que  celui  qui  arrive 
à  cent  lieues  de  nous  ;  et  que  si  vous  voyez 
monsieur,  par  exemple,  dit-elle  en  me  mon- 
trant, se  couper  le  doigt  d'un  canif,  que  vous 
vissiez  son  sang  couler,  vous  seriez  beaucoup 
plus  émue  de  cet  accident,  seulement  parce  que 
vous  en  êtes  témoin,  que  vous  ne  le  seriez  à  la 
nouvelle  que   monsieur  vient  de  se  casser  la 


ET    VALCOUR  13 


jambe  à  deux  cents  lieues  d'ici.  Ce  dernier  mal- 
heur, n'agissant  que  d'une  manière  éloignée  sur 
votre  âme,  la  toucherait  sensiblement  moins 
que  celui  du  doigt  coupé  sous  vos  regards,  quoi- 
que l'un  de  ces  maux  ...  celui  que  vous  auriez 
plaint  davantage,  ne  fût  rien,  et  que  l'autre  ... 
celui  qui  vous  aurait  le  moins  touchée  fût  bien 
plus  important  sans  doute.  Voilà  donc  la  pitié, 
une  faiblesse,  et  nullement  une  vertu,  puisqu'elle 
n'agit  sur  nous  qu'en  raison  de  l'impression 
reçue,  de  la  vibration  établie  sur  les  fibres  de 
notre  âme  par  le  plus  ou  le  moins  d'éloignement 
du  malheur  arrivé  ...;  et  pourquoi  ne  voulez- 
vous  pas  qu'on  se  défende  d'une  faiblesse  qui 
n'est  jamais  bonne  qu'aux  autres,  et  qui  ne  nous 
apporte  que  du  chagrin  ? 

—  Cette  insensibilité  est  affreuse,  dit  madame 
de  Blamont. 

—  Oui  dans  une  âme  commune,  reprit  Léo- 
nore,  mais  non  pas  celles  d'une  certaine  trempe; 
il  est  des  âmes  qui  ne  paraissent  dures  qu'à  force 
d'être  susceptibles  d'émotion,  et  celles-là  vont 
quelquefois  bien  loin  :  ce  qu'on  prend  en  elles 
pour  de  l'insouciance  ou  de  la  cruauté,  n:est 
qu'une  manière,  à  elles  seules  connue,  de  sentir 
plus  vivement  que  les  autres;  il  y  ades  sensations 
qui  ne  sont  pas  sues  de  tout  le  monde;  or  les 
raffinements  ne  viennent  que  de  délicatesse  ;  il 


14  ALINE 

est  donc  possible  d'en  avoir  beaucoup,  quoiqu'on 
soit  remué  par  des  choses  qui  semblent  l'ex- 
clure*; que  dis-je  ?  ce  genre  de  choses  peut 
devenir  ce  qui  irrite  le  plus  dans  des  âmes  par- 
venues à  ce  dernier  excès  de  finesse;  en  sorte 
qu'il  y  aurait  alors  un  désordre  prononcé,  une 
contrariété  surprenante  entre  la  sensation  de 
l'âme  simplement  organisée,  et  celle  que  je  veux 
peindre  ;  qu'il  résulterait  peut-être  de  ce  désor- 
dre que,  ce  qui  affecterait  vivement  l'une  dans 
un  sens,  affecterait  l'autre  en  un  sens  tout 
contraire;  cette  différence  marquée  dans  l'orga- 
nisation, est  l'excuse  des  systèmes,  comme  elle 
est  celle  des  mœurs  ;  la  cause  des  vices,  comme 
le  motif  des  vertus.  Une  fois  admise,  il  est  aussi 
simple  que  je  sois  entièrement  insensible  à  ce 
qui  vous  émeut,  qu'extraordinairement  cha- 
touillée de  ce  qui  vous  blesse. 

Nous  n'en  sommes  pas  moins  sensibles  l'une 
et  l'autre,  les  choses  violentes  ébranlent  égale- 
ment nos  âmes;  mais  ceux  qui  arrivent  à  la 
mienne  ne  sont  pas  de  l'espèce  qui  convient  à  la 
vôtre.  Combien  de  fois  d'ailleurs  ne  recevons- 
nous  nos  impressions  que  de  l'habitude  des  pré- 
jugés? Comment  alors  les  sensations  d'une  âme 
accoutumée  à  vaincre   le  préjugé  et  à  secouer 

Voyez  la  note  de  la  page  5. 


ET   VALCOUR  15 


les  chaînes  de  l'habitude,  seront-elles  semblables 
à  celles  d'une  âme  livrée  à  l'empire  de  ses  cau- 
ses. Il  ne  s'agirait  dans  ce  cas  que  d'avoir  de  la 
philosophie  pour  recevoir  des  impressions  très 
singulières,  et  par  conséquent  pour  étendre 
étonnamment  la  sphère  de  ses  jouissances. 

On  ne  saurait  croire  ce  qu'on  trouverait  peut- 
être  au  delà  des  débris  de  tous  ces  freins  vul- 
gaires ;  tant  que  nous  soumettons  la  nature  à  nos 
petites  vues,  tant  que  nous  l'enchaînons  à  nos 
vils  préjugés, 'les  confondant  toujours  avec  sa 
voix,  nous  n'apprendrons  jamais  à  la  connaître  ; 
qui  sait  s'il  ne  faut  pas  la  dépasser  beaucoup 
pour  entendre  ce  qu'elle  veut  nous  dire.  Com- 
prendrez-vous  les  sons  de  l'être  qui  vous  parle, 
si  vos  mains  étouffent  son  organe?  étudions  la 
nature;  suivons-la  jusque  dans  ses  bornes  les 
plus  éloignées  de  nous;  travaillons  même  à  les 
reculer;  mais  ne  lui  en  prescrivons  jamais.  Que 
rien  ne  la  voile  à  nos  regards,  que  rien  ne  gêne 
ses  impressions,  de  quelque  sorte  qu'elles  puis- 
sent être,  nous  devons  les  respecter  toutes;  ce 
n'est  pas  à  nous  qu'il  appartient  de  les  analyser  ; 
nous  ne  sommes  faits  que  pour  les  suivre  ; 
sachons  quelquefois  la  traiter  en  coquette,  cette 
nature  inintelligible;  osons  enfin  lui  faire  outrage 
pour  mieux  savoir  l'art  d'en  jouir. 

—  Infortunée,  dit  madame  de  Blamont,  en  se 


16  ALINE 

jetant  dans  les  bras  de  Léonore,  cesse  d'adopter 
les  erreurs  de  ceux  qui  t'ont  rendue  malheu- 
reuse; ils  étaient  imbus  de  ces  systèmes,  ceux 
qui  t'ont  précipitée  dans  l'abîme  en  te  refusant 
l'époux  que  tu  chérissais  ;  ces  maximes  étaient 
celles  des  scélérats  qui  voulurent  te  vendre,  au 
prix  de  ton  honneur,  les  faibles  secours  que  tu 
désirais  à  Lisbonne;  elles  remplissaient  le  cœur 
de  ceux  qui  t'ont  traînée  dans  les  cachots  de 
Madrid;  si  tu  déteste  ces  monstres,  situas  raison 
de  les  haïr,  pourquoi  veux- tu  leur  ressembler? 

O  !  Léonore,  préfère  la  morale  de  ceux  qui 
t'aiment,  abjure  des  principes  dont  les  fruits 
stériles  et  amers  ne  nous  donnent  que  d'affreuses 
jouissances...  peut-être  un  instant  soutenues 
par  le  délire  . . .  bientôt  troublées  par  le 
remords...  Eh!  quel  asile  trouverais-tu  sur  la 
terre,  si  toutes  les  âmes  étaient  comme  celle  que 
tu  peins? Ton  triste  aveuglement  surnos  dogmes 
religieux  n'est  que  la  suite  de  cette  perversité 
qui  s'établit  insensiblement  dans  ton  cœur;  que 
le  sentiment  fasse  en  toi  ce  que  n'ose  espérer  la 
persuasion.  Vois  ta  malheureuse  mère  en  pleurs 
te  conjurer  d'aimer  le  bien,  parce  que  ton  bon- 
heur en  dépend  ;  te  supplier  de  la  laisser  jouir 
de  l'espérance  de  voir  prolonger  ce  bonheur, 
même  au  delà  du  terme  de  la  vie. 

Lui  ravirais-tu  cette  consolation  !  Accablée  de 


ET   VALCOUR  17 


ses  maux,  à  la  veille  peut-être  d'en  déposer  le 
poids  au  fond  de  son  cercueil,  veux-tu  lui  laisser 
imaginer  que  la  sensibilité  ne  sera  devenue  son 
partage  que  pour  le  désespoir  de  sa  triste  exis- 
tence? Qu'une  fois  dégagée  de  ses  liens,  ce  sen- 
timent ne  lui  sera  plus  permis?  Ah!  ne  m'offre 
pas  un  si  douloureux  avenir  ;  laisse-moi  me 
consoler  de  mes  peines  par  la  certitude  de  les 
voir  finir  auprès  de  ce  Dieu  que  j'adore.  «  Etre 
«  divin  et  consolateur,  entr'ouvre  cette  âme  qui 
«  se  refuse  à  ta  sublimité  ;  ne  la  punis  pas  d'un 
«  endurcissement  qui  n'est  dû  qu'à  son  infor- 
«  tune».  Puis  la  pressant  contre  son  sein  :  Viens 
ma  fille,  viens  saisir  l'idée  de  cet  être  suprême 
dans  la  tendresse  d'une  mère  qui  t'adore  ;  vois 
dans  son  âme  épanouie  par  ta  présence  l'image 
de  ce  Dieu  qui  t'appelle  ;  que  ce  soit  par  des  sen- 
timents d'amour  que  ses  traits  se  réalisent  à  tes 
yeux  ;  et  puisque  nous  ne  sommes  pas  destinées 
à  vivre  ensemble,  n'éteins  pas  du  moins  l'espoir 
flatteur  de  me  réunir  un  jour  à  toi,  au  pied  du 
trône  de  sa  gloire. 

Tout  existait  dans  ce  discours;  et  l'éloquence 
qui  entraîne,  et  la  sensibilité  qui  séduit,  et  néan- 
moins il  n'a  rien  fait.  Léonore  a  froidement 
embrassé  sa  mère  ;  elle  lui  a  dit  plus  sèchement 
encore,  qu'elle  se  ferait  toujours  un  devoir 
d'adopter  ses  vertus,  et  que  si  elle  regrettait  de 
iv  g 


l8  ALINE 

n'être  pas  destinée  à  vivre  avec  elle,  c'est  parce 
qu'elle  voyait  bien  que  sa  conversion  ne  pouvait 
être  l'ouvrage  que  d'une  mère  si  aimable...  Et 
madame  de  Blamont,  qui  a  vu  que  les  étincelles 
ardentes  de  son  cœur  n'avaient  rien  allumé  dans 
celui  de  sa  fille,  a  saisi  le  bras  d'Aline  en  pleu- 
rant, et  toutes  deux  se  sont  éloignées. 

Oh  !  mon  ami,  quelle  distance  de  l'une  de  ces 
filles  à  l'autre  !  où  trouver  dans  Léonore  l'appa- 
rence même  de  ces  vertus  qui  naissent  à  tout 
instant  du  cœur  de  ton  Aline?  Il  est  assurément 
impossible  d'être  sœurs  et  de  se  ressembler 
moins. 

Tu  trouveras,  peut-être,  que  les  notions  que 
je  te  donne  ici  du  caractère  de  cette  Léonore, 
ne  s'accordent  pas  tout  à  fait  à  ses  discours  avec 
la  compagne  dont  elle  s'attachait  à  réfuter  les 
travers. 

—  Il  ne  s'agissait,  répond-elle,  quand  on  lui 
fait  cette  objection,  que  d'établir  avec  cette 
imprudente  amie  des  principes  relatifs  à  la  con- 
tinence. 

Tels  étaient  presque  toujours  les  sujets  de 
nos  discussions;  or  je  ne  varie  point  sur  ces 
principes,  mais  ils  n'exigent  pas  les  autres  :  ils 
n'engagent  pas  à  se  soumettre  à  des  erreurs.  On 
peut,  en  un  mot,  sage  par  caractère,  par  esprit, 
par  tempérament,  sans  se  trouver  contrainte  à 


ET    VALCOUR  19 


adopter  pour  cela  mille  systèmes  absurdes  qui 
ne  tiennent  en  rien  à  cette  vertu. 

On  l'a  menée  voir  Sophie;  Aline  était  avec 
elle;  on  lui  a  raconté  l'histoire  de  cette  créature 
infortunée  et  si  digne  d'un  meilleur  sort;  elle  a 
flegmatiquement  écouté  les  événements  de  la  vie 
de  cette  fille,  qui  s'enchaînent  si  singulièrement 
avec  son  tort,  et  qui,  par  cela  seul,  devaient 
l'intéresser;  mais  elle  ne  lui  a  parlé  tout  le 
temps  qu'elles  ont  été  ensemble,  qu'avec  le  ton 
de  la  hauteur  et  de  la  supériorité. 

La  fortune  immense  qui  l'attend,  pouvait  la 
mettre  à  même  d'offrir  des  secours;  elle  en  eût 
dû  disputer  l'honneur  à  madame  de  Blamont ... 
Elle  n'en  a  pas  même  conçu  l'idée  ;  Sainville  a 
réparé  ce  dur  oubli;  son  âme  infiniment  plus 
sensible,  ou  sensible  d'une  tout  autre  manière, 
laisse  rarement  perdre  l'occasion  d'une  bonne 
œuvre.  Peut-être  a-t-il  la  même  façon  de  penser 
que  sa  femme  sur  beaucoup  d'objets,  mais  il  n'a 
sûrement  pas  son  coeur;  madame  de  Blamont  a 
refusé  les  offres  de  Sainville;  elle  a  dit  que 
Sophie  était  toujours  sa  chère  fille,  qu'elle  ne 
voulait  jamais  l'abandonner  ;  et  cette  malheu- 
reuse, toujours  intéressante,  a  dit  à  ton  Aline, 
en  lui  pressant  les  mains  avec  des  flots  de 
larmes  : 

—   Oh  !   mademoiselle,   c'est    donc   là  votre 


ALINE  ET  VALCOUR 


sœur?..  Elle  est  plus  heureuse  que  moi,  puisse- 
t-elle  sentir  sa  félicité  ! 

Quoiqu'il  en  soit,  malgré  le  peu  de  contente- 
ment que  madame  de  Blamont  a  retiré  de  cette 
découverte,  elle  est  décidée  à  ne  rien  refuser  à 
Léonore  de  tout  ce  qui  pourra  l'aider  à  rentrer 
dans  les  biens  de  madame  de  Kerneuil;  elle  la 
servira,  sans  doute,  elle  et  ses  amis,  de  tout  son 
pouvoir.  Quoiqu'elle  y  éprouve  toujours  une 
sorte  de  répugnance,  née  de  ce  qu'elle  croit 
d'illégitime  à  ce  procédé.  Pour  Aline,  malgré 
qu'elle  sente  l'extrême  éloignement  du  caractère 
de  Léonore  au  sien,  elle  ne  l'en  aime  cependant 
pas  avec  moins  de  tendresse. Une  âme  honnête  ne 
trouve  jamais,  dans  les  défauts  de  ce  qu'elle  doit 
chérir,  des  raisons  d'éteindre  ses  sentiments; 
elle  pleure  en  silence  et  ne  se  refroidit  point. 

J'imagine  que  quand  tu  recevras  cette  lettre, 
tu  auras  déjà  vu  celle  qui  en  fait  l'objet,  et  que 
tu  l'auras  jugée  vraisemblablement  comme  nous. 

Adieu,  mon  cher  Valcour,  tu  as  dû  être  content 
de  moi  cet  été;  il  était,  je  crois,  impossible 
d'entretenir  une  correspondance  plus  suivie  et 
plus  détaillée;  n'en  attends  plus  rien,  nous  par- 
tons pour  Paris,  et  ce  ne  sera  bientôt  plus  que 
de  vive  voix  que  nous  nous  entretiendrons 
ensemble. 


LETTRE  XL. 


VALCOUR   A    MADAME    DE    BLAMONT. 


Paris,  ce  30  novembre. 


îprès  avoir  reçu  tant  de  nouvelles  inté- 
ressantes de  votre  terre,  madame,  c'est 
à  moi  à  vous  en  donner  de  Paris.  Je 
me  rendis  hier  chez  monsieur  de  Beaulé,  où 
j'eus  l'honneur  de  saluer  monsieur  et  madame 
la  comtesse  de  Kerneuil.  Tous  deux  m'ont 
invité  de  me  trouver  demain  avant  le  jour,  aux 
formalités  religieuses  de  leur  mariage,  dont  les 
cérémonies  négligées  se  feront  à  Saint-Roch  avec 
la  présence  et  l'approbation  de  monsieur  de 
Karmeil,  père  du  jeune  homme;  et  comme  le 
secret  a  été  généralement  approuvé,  vous  n'en- 
trerez pour  rien  dans  tout  cela  ;  on  ne  vous 
demande  votre  aveu  que  tacitement. 


2  2  ALINE 

La  levée  de  la  lettre  de  cachet  a  été  l'affaire 
de  vingt-quatre  heures.  Monsieur  le  comte  de 
Karmeil  s'est  rendu  avec  la  plus  grande  facilité 
aux  opinions  et  aux  conseils  de  monsieur  de 
Beaulé  ;  ils  ont  été  trouver  le  ministre  ensemble, 
et  l'expédition  s'est  faite  sur-le-champ. 

Sainville,  vous  me  permettrez  de  lui  conserver 
ce  nom,  a  été  enchanté  d'embrasser,  et  de 
retrouver  un  père  qu'il  a  toujours  chéri  au  fond 
de  son  cœur;  et  celui-ci  n'a  pas  reçu,  sans  lar- 
mes, les  sincères  effusions  de  la  tendresse  de  son 
fils.  Il  avait  pourtant  encore  les  cent  mille  écus 
dans  la  mémoire;  mais  monsieur  de  Beaulé  l'a 
convaincu  que  les  lingots  d'Espagne  devaient  lui 
faire  oublier  cette  fredaine  ;  et  de  concert  avec  le 
ministre,  on  a  sur-le-champ  écrit  pour  essayer 
de  les  ravoir. 

Les  biens  de  mademoiselle  de  Kerneuil  sont 
très  divisés  ;  il  y  a  un  grand  nombre  de  collaté- 
raux, et  quoique  la  présence  de  cette  jeune  per- 
sonne dût  tout  arranger,  nous  craignons  quel- 
ques procès. 

Bonneval  est,  d'après  votre  conseil,  l'avocat 
que  nous  leur  donnons;  il  les  accompagnera  en 
Bretagne,  où  monsieur  de  Karmeil  allait  repas- 
ser, quand  son  fils  est  arrivé  à  Paris  ;  il  ne  s'en 
retournera  plus  qu'avec  les  jeunes  époux.  Ses 
anciens  procès  sont  terminés,  ce  qui  détruit  plus 


ET    VALCOUR 


sûrement  que  tout  encore,  les  obstacles  qu'il 
apportait  au  choix  de  son  fils.  On  ne  veut  pas 
absolument  que  vous  fassiez  aucuns  frais, 
madame  ;  monsieur  de  Karmeil  fait  les  avances 
de  tout,  et  s'arrangera  ensuite  avec  Sainville.  La 
fortune  de  ces  jeunes  gens  peut  être  considéra- 
ble :  le  ministre  a  répondu  de  faire  rentrer,  au 
moins  deux  millions  sur  les  lingots;  voilà  cent 
mille  livres  de  rente;  la  succession  de  madame 
de  Kerneuil  nous  en  donne  cinquante,  celle  de 
monsieur  de  Karmeil  autant,  voilà  donc  au 
moins  deux  cent  mille  livres  de  rente,  et 
beaucoup  plus  si  les  lingots  reviennent  en 
entier.  Léonore  ne  nous  vit  pas  faire  ce  compte 
l'autre  jour  devant  elle,  sans  un  certain  frémis- 
sement de  joie  qui  me  prouva  qu'elle  aimait 
l'argent. 

Elle  n'a  encore  paru  qu'à  l'Opéra,  où  ses  aven- 
tures, racontées  de  bouche  en  bouche,  ont  fait 
voler  tous  les  yeux  sur  elle.  On  l'a  trouvée  très 
jolie;  elle  a  bien  vu  qu'on  le  pensait,  et  elle  n'a 
pas  semblé  y  être  insensible  :  il  est  certain  qu'elle 
a  une  figure  vive  et  animée,  des  grâces,  une 
taille  délicieuse,  et  beaucoup  d'esprit.  Peut-être 
un  peu  de  prétentions...  Je  crois  même  de  la 
minauderie,  et  beaucoup  de  sophismes  dans  le 
raisonnement...  Mais,  pardon,  madame,  quand 
je  parle  de  ce  qui  vous  appartient,  mon  esprit 


24  ALINE 

trouva-t-il  même  des  défauts  ...    ma  main  qui 
suit  mon  cœur,  ne  doit  peindre  que  des  qualités. 

Ainsi  que  j'ai  été  son  chevalier  à  l'Opéra, 
monsieur  de  Beaulé  veut  que  je  le  sois  de  même 
aux  autres  spectacles.  Elle  a  désiré  le  Père  de 
famille  aux  Français,  et  Lucile  aux  Italiens;  elle 
en  jouira.  J'aime  le  motif  qui  lui  a  fait  désirer 
le  Père  de  famille;  elle  chérit  tout  ce  qui  lui 
rappelle  l'instant  heureux  où  elle  a  retrouvé  ce 
qu'elle  adore.  Voilà  pourtant  de  la  sensibilité. 

Mais  je  ne  finirais  pas,  madame,  si  je  voulais 
détailler  toutes  les  vertus  que  j'ai  trouvées  dans 
monsieur  de  Sainville;  le  comte  de  Beaulé  veut 
que  je  sois  son  ami,  en  vérité  l'effort  ne  sera  pas 
grand  ...  :  douceur,  aménité,  grâces,  talents, 
esprit...  il  a  tout  ce  qu'il  faut  pour  être  l'ami 
de  tous  les  hommes,  et  l'amant  de  toutes  les 
femmes. 

Ah  !  madame,  il  n'y  a  plus  que  moi  de  mal- 
heureux; il  n'y  a  plus  que  moi  qui,  continuelle- 
ment entre  la  crainte  et  l'espoir,  voit  flétrir  ses 
plus  beaux  jours  dans  les  larmes  et  dans  la  dou- 
leur !  Vous  témoignerai-je  au  moins  bientôt  mon 
respect?  et  me  trouvant  dans  la  même  ville  que 
vous,  me  sera-t-il  permis  de  me  jeter  à  vos 
pieds?  Je  remets  à  vous  seule  les  intérêts  de  mon 
bonheur,  qui  sait  mieux  que  vous  si  mes  souf- 
frances  méritent    quelques   dédommagements? 


ET   VALCOUR  25 


Mais  est-ce  à  moi  de  me  plaindre,  quand  il  me 
reste  vos  bontés  et  le  cœur  d'Aline  ?  Consolé  par 
de  tels  dons,  je  ne  devrais  plus  croire  aux  mal- 
heurs, si  le  plus  grand  de  tous  n'était  pas  de 
connaître  le  prix  de  ces  bienfaits,  et  de  n'en  pas 
jouir. 

Adieu,  madame,  envoyez-moi  vos  ordres,  j'en 
ferai  part,  malgré  le  tourbillon  où  l'on  va  se 
perdre  quelques  instants,  et  j'ose  vous  assurer 
qu'on  se  fera  toujours  un  devoir  bien  doux  de 
suivre  vos  intentions. 


LETTRE  XLI. 


MADAME    DE    BLAMONT    A    VALCOUR. 


Vertfeuille,  ce  5  décembre. 


tï?\2SrôaJi  je  ne  savais  pas  que  Déterville  vous  a 
CosS^O  tout  appris,  1  attendrais  a  vous  voir, 
^^£^  pour  épancher  mon  cœur  dans  le 
vôtre...  Que  dites-vous  d'abord  de  cette  ruse 
infâme  qui  a  pensé  nous  enlever  Aline?..  Le 
traître,  comme  il  m'abusait!.,  comme  il  me 
joue  sans  cesse!  Oh!  mon  ami,  combien  nous 
devons  nous  observer  plus  que  jamais  !  Cessons 
de  penser  à  ces  horreurs...  Il  faut  que  je  voie 
maintenant  les  choses  de  près.  J'en  raisonnerai 
mieux  ensuite  avec  vous. 

Eh  bien!  cette  nouvelle  fille...  elle  vous  a 
donc  plu?  O!  mon  cher  Valcour,  elle  ne  m'a  pas 
rendue  aussi   heureuse  que  je  l'aurais  imaginé. 


ALINE    ET    VALCOUR  2J 

Beaucoup  plus  d'esprit  que  de  sentiment,  beau- 
coup plus  de  vanité  que  de  sagesse,  un  amour 
excessif  pour  son  mari,  j'en  conviens,  des  choses 
au  delà  de  la  force  humaine  pour  se  conserver 
pure  à  lui...  mais  pourquoi  faut-il  que  tout  cela 
soit  l'ouvrage  de  l'orgueil?  Pourquoi  n'ai-je  rien 
trouvé  quand  j'ai  voulu  sonder  ce  cœur  !  et  pour- 
quoi me  faut-il  désespérer  même  de  voir  jamais 
naître  en  elle  les  qualités  que  je  n'y  ai  pas  trou- 
vées. O!  mon  ami,  celle  qui  érige  l'insensibilité 
en  système,  l'athéisme  en  principe,  l'indiffé- 
rence en  raisonnement...  pourra  peut-être  ne 
se  livrer  à  aucun  écart,  mais  il  n'en  jaillira  jamais 
une  vertu...  et  si  la  raison  de  cette  cruelle  fille 
cède  à  l'exemple...  au  feu  des  passions...  quel 
précipice  alors  est  ouvert  sous  ses  pas!  Comme 
on  est  près  de  faire  le  mal,  quand  on  ne  sent 
aucun  charme  à  faire  le  bien.  Les  égarements  de 
l'esprit  sont  bien  moins  dangereux  que  ceux  du 
cœur,  l'âge  qui  calme  les  uns  aggrave  presque 
toujours  les  autres. 

Dès  que  les  revers  n'ont  pu  former  l'âme  de 
cette  jeune  personne,  il  est  à  craindre  qu'ils  ne 
la  rendent  méchante;  et  ces  richesses  dont  elle 
va  jouir,  finiront  par  achever  de  la  corrompre... 
Mais  parlons  de  vous,  mon  ami...  Enfin  je  me 
rapproche...  Voici  ma  dernière  lettre  de  Vert- 
feuille.  En  quel  état  vais-je  trouver  tout  ce  qui 


28  ALINE 

nous  intéresse?..  Quel  parti  vais-je  prendre 
vis-à-vis  de  mon  mari?  Après  cette  nouvelle 
horreur...  s'il  manœuvre  sourdement  encore... 
comment  le  deviner?  comment  l'entraver  ou  le 
rompre?  Quoi  qu'il  en  soit,  je  vous  verrai...  ici 
ou  là  ;  il  faut  que  je  vous  embrasse.  Dites  à  Léo- 
nore  que  je  serai  sans  faute  à  Paris  le  10,  je  veux 
la  voir  encore  avant  qu'elle  ne  parte;  je  les  rece- 
vrai comme  des  gens  qui  ont  passé  par  hasard 
à  ma  terre,  en  revenant  de  leurs  aventures. 
L'histoire  de  leur  arrêt  chez  moi,  a  trop  fait  de 
bruit  pour  que  je  puisse  m'empêcher  d'en  conve- 
nir ;  la  seule  chose  à  cacher  est  qu'elle  est  ma 
fille,  et  je  vous  réponds  qu'on  ne  le  verra  point  à 
mon  cœur...  Nous  en  avons  bien  pleuré,  votre 
Aline  et  moi  ;  tout  ce  qui  n'est  pas  tendre  et 
délicat  comme  elle  lui  paraît  si  gigantesque... 
Cependant  elle  aime  Léonore  ;  ce  héroïsme  de 
fidélité  conjugale  est  un  mérite  qui  l'enchante  : 
elle  dit  qu'avec  cette  vertu-là,  on  peut  acquérir 
toutes  les  autres...  Et  vous  êtes  bien  aise  qu'elle 
ait  dit  cela,  n'est- ce  pas,Valcour?  Voilà  pourquoi 
je  vous  le  répète...  Ah!  comme  je  l'adore,  et 
comme  elle  me  dédommage  !  Tantôt  mon  cœur 
se  livreà  l'orgueil,  quand  je  considère  celle-ci...  ; 
tantôt  il  s'humilie  quand  je  vois  tous  les  défauts 
de  celle-là...  Ah!  c'est  une  permission  du  ciel! 
je  me  serais  crue  trop  fière  si  j'avais  eu  deux 


ET    VALCOUR  29 


enfants  comme  Aline!  Il  a  voulu  diminuer  mon 
triomphe  de  l'une,  mais  il  a  redoublé  mon  amour 
pour  l'autre...  elle  sera  pour  vous,  celle  que 
j'aime,  c'est  le  plus  ■  beau  présent  que  je  puisse 
faire  à  mon  ami,  c'est  le  plus  doux  lien  qui  puisse 
m'enchaîner  à  lui;  adieu,  méritez-la,  aimez- 
vous  et  ne  m'écrivez  plus  à  la  campagne. 


ljg®ffi^^ffiffi^iIHgil*ffi£*i 


LETTRE  XLII. 


ALINE     A    VALCOUR . 


Paris,  ce  15  décembre. 

jNfin  me  voilà  près  de  vous...  mais  sans 
2«1p4^r  qu'il  me  soit  permis  de  vous  voir;  c'est 
r^-v-o^  néanmoinsuneconsolation,je  l'éprouve; 
quoique  l'amour  réunisse  les  âmes,  quel  que 
soit  leur  éloignement,  et  que  toutes  les  distan- 
ces dussent  d'après  cela  être  égale,  sil  est  pour- 
tant bien  doux  de  respirer  le  même  air  que 
l'objet  qu'on  adore.  Je  vois  avec  douleur,  mon 
ami,  que  nous  allons  encore  en  être  réduits  là, 
peut-être  tout  l'hiver;  je  vous  afflige  en  vous 
l'annonçant;  mais  imaginez-vous  que  je  sois  plus 
tranquille?  croyez-vous  que  ce  cruel  chagrin  ne 
soit  pas  le  mien  comme  le  vôtre?  Ah  !  que  mes 
sentiments  seraient  mal  connus  de  vous  si  vous 
alliez  le  supposer  ! 


ALINE  ET  VALCOUR  3  I 

Quand  j'ai  revu  cette  maison  où  vous  veniez 
si  librement  autrefois...;  quand  je  me  suis  rap- 
pelé les  charmes  de  vos  anciennes  visites  ;  je 
ressentais  encore  cette  émotion  délicieuse  qui 
m'agitait  en  vous  attendant...;  j'éprouvais  ce 
trouble  divin  du  choc  des  rayons  de  nos  yeux...; 
j'errais  de  fauteuils  en  fauteuils;  j'aimais  à 
reconnaître  ceux  qui  nous  avaient  servi...  Placée 
dans  l'un,  vous  supposant  dans  l'autre,  je  vous 
adressais  quelquefois  la  parole,  comme  si  vous 
aviez  pu  m'entendre,  et  trompée  par  de  si  douces 
illusions,  je  me  croyais  encore  un  instant  heu- 
reuse; mais  venons  à  quelques  détails,  vous  en 
exigez,  il  est  juste  que  je  vous  en  donne. 

Le  président,  prévenu,  attendait  ma  mère;  il 
l'a  reçue  à  merveille;  il  y  a  mis  jusqu'à  de  l'inté- 
rêt et  des  caresses...  Vis-à-vis  de  moi  d'abord 
un  peu  d'embarras,  mais  il  s'est  remis  bientôt, 
et  m'a  donné  les  noms  les  plus  tendres,  en 
m'assurant  qu'il  ne  me  voyait  jamais  assez; 
Sainville  et  Léonore  ont  été  le  sujet  de  nos  pre- 
miers discours,  comme  ils  font  aujourd'hui  celui 
de  toutes  les  conversations  de  Paris.  Mais  il  ne 
s'est  pas  avisé  de  dire  un  mot  de  la  fourberie 
qu'il  avait  voulu  faire;  il  s'est  bien  gardé  de 
convenir  que,  par  une  atrocité  sans  exemple,  il 
avait  eu  dessein  de  s'emparer  d'un  seul  coup  de 
Léonore  et  de  moi  ;  et  ma  mère  qui  a  bien  vu 


■3,2  ALINE 

qu'il  nierait...  qu'il  battrait  la  campagne  si  on 
lui  en  parlait,  s'est  résolue  à  ne  lui  en  pas  ouvrir 
la  bouche.  Il  nous  a  fait  tout  plein  d'éloges  de 
Léonore;  elle  lui  plaît  beaucoup,  ce  me  semble... 
Quand  je  songe  que  sans  la  fraude  de  la  nour- 
rice du  Pré-Saint-Gervais,  ce  serait  pourtant 
celle-là  qu'il  aurait  prostituée  à  Dolbourg.  Juste 
ciel  !  comment  la  fierté  de  Léonore  se  serait-elle 
arrangée  d'un  tel  traitement  ! 

O  Valcour!..  il  existe  quelque  chose  de  plus 
singulier  que  tout  cela. 

Le  croirez-vous?..  Cette  première  nuit... 
eh  bien  !  il  l'a  passée  presque  entière  auprès  de 
sa  femme...  C'est  un  renouvellement  de  ten- 
dresse... ou  de  fausseté,  bien  étonnant  et  bien 
inconcevable;  ma  mère  en  était  le  lendemain 
tout  embarrassée  vis-à-vis  de  moi;  elle  mourait 
d'envie  de  me  l'annoncer  et  d'en  rire  :  elle  ne 
savait  comment  s'y  prendre...  Il  y  avait  plus  de 
cinq  ans...  elle  a  voulu  s'y  soustraire...  ces 
scènes-là  ont  si  peu  d'attraits  pour  elle  ;  un 
homme  qui  n'a  jamais  été  que  tyran  et  libertin, 
doit  être  époux  avec  si  peu  de  délicatesse...  Il  a 
pourtant  fallu  se  soumettre...  se  soumettre 
n'est-ce  pas,  mon  ami,  c'est  le  mot;  vous  auriez 
effacé  celui  de  partager,  si  je  m'étais  avisée  de 
m'en  servir.  Ma  mère  a  profité  de  ces  instants 
pour  lui  reprocher  ses  débauches,  pour  l'engager 


ET   VALCOUR  33 


à  une  conduite  plus  convenable  à  sa  santé  et  à 
sa  réputation.  Elle  lui  a  rappelé  l'histoire 
d'Augustine  ;  elle  lui  a  fait  sentir  qu'il  était 
affreux  à  lui  de  n'avoir,  pour  ainsi  dire,  paru  à 
Vertfeuille  que  pour  séduire  une  de  ses  femmes. 

—  En  vérité,  a  dit  le  président,  j'en  ai  d'au- 
tant plus  de  regrets,  que  c'est  une  fille  vraiment 
estimable. 

Il  l'avait,  prétend-il,  trompée  pour  la  déter- 
miner à  quitter  Vertfeuille;  il  lui  avait  pro- 
mis une  fortune  brillante,  sans  qu'elle  eût  de 
risques  à  courir.  Mais  dès  qu'elle  avait  vu  de 
quoi  il  s'agissait,  elle  avait  fait  une  défense  de 
Romaine.  Et  son  Dolbourg,  ainsi  que  lui,  tous 
deux  édifiés  des  procédés  de  cette  fille,  l'avaient 
fait  mettre  dans  un  couvent  jusqu'au  retour  de 
ma  mère,  qu'ils  devaient  instamment  prier  de 
la  reprendre;  il  n'y  a  eu  effectivement  sorte 
d'instance  qu'il  n'ait  faite  à  sa  femme  à  ce  sujet, 
et  elle...  toujours  bonne...  toujours  crédule, 
émerveillée  d'une  aussi  belle  action,  non  seule- 
ment a  consenti...  mais  même  a  vivement  désiré 
qu'on  lui  rendît  cette  fille. 

Si  réellement  Augustine  s'est  conduite  de  la 
sorte,  elle  mérite  des  bontés  et  de  l'indulgence, 
et  ma  mère  doit  assurément  lui  rouvrir  sa  mai- 
son... Mais  je  ne  sais  pourquoi  je  mets  l'air  du 
doute  à  cette  dernière  idée...  Quelle  apparence 
IV  3 


34  ALINE 

que  mon  père  voulût  faire  rentrer  cette  fille,  si 
réellement  elle  se  fût  rendue  à  lui...  Il  aimerait 
mieux  la  garder  dehors...  Serait-ce  pour  plus  de 
facilité?..  Enfin  nous  verrons  ce  qu'elle  dira... 
il  faudra  qu'elle  soit  bien  fine  si  nous  ne  la 
démêlons  pas. 

Le  lendemain  le  président  n'a  pas  manqué  de 
nous  amener  Dolbourg;  il  n'a  pas  caché  à  ma 
mère  qu'il  tenait  toujours  plus  que  jamais  à  ses 
anciens  desseins,  et  qu'il  serait  même  fort  aise 
qu'il  y  eût  sur  tout  cela  quelque  chose  de  fait 
avant  l'été.  Mais  ses  propositions  n'ont  plus  au 
moins  l'air  de  la  menacer. 

Il  désire  et  n'ordonne  pas.  En  vérité,  Val- 
cour,  je  crois  du  changement  dans  sa  conduite  ; 
je  ne  sais  ce  qui  l'occasionne,  mais  il  existe,  il 
est  impossible  de  s'y  méprendre  ;  quelques 
rayons  d'espoir  semblent  naître  pour  nous  de 
cette  variation...  Ah!  devons-nous  nous  y  livrer? 
Il  est  si  doux  d'apercevoir  l'aurore  du  bonheur!.. 
Ce  vilain  homme,  cet  épais  Dolbourg  s'est 
approché  mystérieusement  de  moi ,  il  m'a 
demandé  si  je  m'étais  bien  amusée  à  la  campa- 
gne; il  m'a  trouvée  engraissée...  ce  qui  est 
faux...  Il  a  voulu  me  baiser  la  main  et  n'en  a 
jamais  pu  venir  à  bout. 

Mais  malgré  cette  apparence  de  bons  procédés, 
il  faut  être  sur  nos  gardes,   mon  ami,  ma  mère 


ET    VALCOUR  35 


vous  le  recommande;  il  faut  éviter  surtout,  avec 
le  plus  grand  soin,  de  paraître  au  logis.  Ma 
mère  vous  verra  chez  le  comte  de  Beaulé  qui, 
comme  vous  savez,  donne  deux  ou  trois  dîners 
par  semaine  ;  mais  je  n'y  serai  jamais,  c'est 
convenu  ;  voici  donc  comme  nous  ferons  pour 
nous  voir  à  la  dérobée,  et  pour  nous  remettre 
nos  lettres.  Vous  vous  trouverez  sans  faute, 
tous  les  dimanches  aux  Capucins,  à  la  messe 
de  midi;  je  me  placerai  toujours  à  droite,  où 
vous  m'aperceviez  quelquefois  l'an  passé... 
Là...  quelque  mal  que  cela  soit,  mon  ami, 
quelque  éloignement  que  j'éprouve  à  me  per- 
mettre cette  petite  indécence,  nous  déroberons 
quelques  minutes  à  ce  que  nous  devons  à 
l'être  suprême...  Nous  nous  dirons  quelques 
mots...  nous  nous  remettrons  nos  lettres,  et 
nous  n'en  sortirons  jamais  sans  nous  jurer  de 
nous  aimer,  et  sans  demander  pardon  à  Dieu 
d'oser  nous  le  dire  là...  Mais  ce  Dieu  bon  voit 
le  fond  de  nos  cœurs...  Il  voit  que  si  nous 
désirons  d'être  réunis,  c'est  pour  l'aimer,  le  ser- 
vir, le  glorifier  de  concert...  Savez-vous,  mon 
ami,  que  de  rendre  ensemble  des  grâces  à  l'éter- 
nel, est  une  des  choses  que  je  mets  au  rang  de 
nos  plus  délicates  occupations;  il  me  semble 
que  le  culte  émané  de  deux  cœurs  enflammés 
d'amour   doit    nécessairement  devenir  et  plus 


36  ALINE 

tendre  et  plus  pur.  Ce  n'est  point  par  des  âmes 
indifférentes  que  le  plus  saint  des  êtres  veut  être 
servi;  un  amour  honnête  et  légitime  ne  doit 
rendre  les  cœurs  que  plus  dignes  de  lui  être 
offerts. 

Mais  à  propos,  si  j'étais  jalouse,  de  quel  œil 
verrai s-je  toutes  ces  parties  de  spectacles  avec 
ma  sœur?  Vous  savez,  sans  doute,  qu'ils  sont 
tous  partis  pour  la  Bretagne  ;  ma  mère  leur  a 
donné  à  souper  deux  fois  avant  leur  départ  ;  à 
chaque  fois  Dolbourg  et  mon  père  s'y  sont  trou- 
vés, et  je  faisais  de  singulières  réflexions  pendant 
ce  temps.  La  première  fois  que  Léonore  a  vu 
monsieur  de  Blamont,  elle  s'est  approchée  de 
moi,  et  m'a  dit  avec  son  ton  leste  : 

—  Voilà  donc  le  président  mon  père? 

—  Oui,  lui  ai-je  dit. 

—  Eh  bien  !  a-t-elle  continué,  voilà  encore  la 
nature  en  défaut  chez  moi,  car  elle  ne  me  dit  pas 
la  moindre  chose  pour  cet  homme-là. 

Mais  comme  elle  ne  lui  parle  guère  plus  pour 
sa  mère,  cette  petite  indifférence  ne  m'a  point 
surprise  dans  elle. 

En  général,  Léonore,  orgueilleuse  et  fière, 
ne  serait  pas,  je  crois,  très  flattée  de  l'obligation 
de  renoncer  à  être  fille  d'une  comtesse,  pour  la 
devenir  d'une  présidente  ;  et  je  crois  qu'elle 
aurait  tout  autant  aimé  se  retrouver,  en  revenant 


ET  VALCOUR  37 


en  France,  Elisabeth  de  Kerneuil,  que  Claire  de 
Blamont...  Cette  chère  sœur...  je  l'aime,  mais 
en  vérité  elle  a  bien  des  défauts,  et  malheureu- 
sement ils  sont  tous  dans  le  cœur;  elle  dément 
d'une  manière  bien  authentique  ce  qu'elle  a  osé 
dire  :  que  les  plus  grandes  vertus  se  trouvaient 
toujours  alliées  à  l'impiété  :  si  ces  vertus  se  mani- 
festent en  elle  sur  de  certains  objets,  il  en  est 
d'autres  où  l'éclat  qu'elles  jettent  est  obscurci 
par  de  bien  grands  travers. 

Quoique  privée  de  voir  mon  ami,  chez  ma 
mère,  je  n'en  suis  pas  moins  enchantée  d'être 
revenue...  Mais, je  ne  sais,  cette  joie  est  sombre; 
elle  a  un  certain  caractère  de  tristesse  qui 
m'alarme;  une  voix  tumultueuse  et  intérieure 
semble  me  dire  que  je  fais  comme  les  matelots 
qui  se  réjouissent  pendant  que  l'orage  se  forme 
au-dessus  de  leur  tête...  Adieu,  soutenons  nos 
revers  s'il  s'en  présente;  réunissons  nos  forces, 
et  pour  souffrir  et  pour  nous  aimer. 


LETTRE  XLIII. 


LA      MEME      AU      MEME 


Paris,  ce  17  décembre. 


)OTre  résignation,  toujours  entière,  me 
£  plaît,  me  touche  et  m'intéresse...  c'est 
ainsi  que  l'on  aime,  Valcour.  Des 
amants  moins  délicats  et  moins  accoutumés  que 
nous  aux  sacrifices  auront  de  la  peine  à  se  le 
persuader;  mais  que  nous  importe  l'opinion  des 
gens  froids,  pourvu  que  nos  âmes,  plus  ardentes 
et  plus  élevées  que  la  leur,  sachent  jouir  de  ce 
qu'ils  n'entendent  pas.  C'est  une  des  choses  qui 
pourtant  m'impatientent  le  plus  que  de  voir 
combien  il  y  a  peu  d'êtres  dans  le  monde,  qui,  si 
j'ose  me  servir  de  l'expression,  parlent  la  même 


*  Il  y  avait  une  réponse  de  Valcour  à  la  lettre  précédente,  mais  que 
nous  avons  supprimée,  par  l'envie  de  ne  rien  offrir  au  publie  qui  ne 
fasse  qu'allonger  le  lil  sans  le  démêler,  et  qu'à  retarder  le  dénoue- 
ment, sans  y  ajouter  plus  d'intérêt.  (Note  de  l'éditeur.) 


ALINE  ET  VALCOUR  39 

langue  que  nous,  et  pourquoi  la  nature,  dès 
qu'elle  nous  destinait  à  vivre  ensemble,  ne  nous 
a-t-elle  pas  donné  à  tous,  à  peu  près  la  même 
âme?  Pourquoi  n'avons-nous  pas  tous  la  même 
manière  de  sentir?  Dans  les  mouvements  d'hu- 
meur que  certaines  gens  m'inspirent,  je  ne  sais 
si  je  n'aimerais  pas  autant  ceux  qui,  comme  ma 
chère  sœur,  vont  beaucoup  au  delà  des  bornes, 
par  trop  de  délicatesse  dans  les  organes,  que 
ceux  qui  n'éprouvent  rien. 

Les  premiers  réparent  au  moins,  par  un  esprit 
piquant  et  extraordinaire,  toutes  les  inconsé- 
quences de  leur  cœur,  au  lieu  que  les  autres 
n'ont  rien  qui  puisse  dédommager  de  leur  lourde 
apathie.  Ce  sont  des  espèces  d'automates  qui, 
ce  me  semble,  font  sur  nous  ce  même  effet  que 
ces  temps  assommantsde  certains  jours  d'été,  où 
toutes  nos  facultés  engourdies  par  le  volume 
d'air  qui  les  absorbe  ne  se  désignent  même  plus 
dans  l'organisation...  Ma  comparaison  n'est-elle 
pas  juste?  Un  sot  ne  vous  a-t-il  jamais  fait 
éprouver  une  douleur  physique?  N'avez-vous 
pas  senti,  à  son  approche  ou  à  ses  discours,  une 
commotion  pareille  à  celle  dont  je  vous  parle? 

Oh!  mon  ami,  je  vous  aurai  vu  quand  vous 
lirez  celle-ci  ;  la  main  qui  vous  la  rendra  aura 
senti  le  plaisir  de  serrer  la  vôtre;  nos  yeux  se 
seront    parlé,   nos  âmes  se   seront  entendues. 


40  ALINE 

Puisse  ne  pas  être  interrompue  cette  innocente 
façon  de  nous  entretenir  cet  hiver. 

Le  président  est  toujours  le  même;  ma  mère 
ne  sait  à  quoi  attribuer  cet  extraordinaire 
empressement;  il  y  passe  une  partie  des  nuits, 
et  je  vous  réponds  que  sa  chère  femme  n'en  est 
pas  plus  contente;  elle  aimerait  bien  mieux  la 
plus  profonde  indifférence,  que  ces  émotions 
presque  toujours  désordonnées,  fruit  du  dérègle- 
ment de  la  tête,  bien  plus  que  des  sentiments 
du  coeur,  et  qui  la  replaçant  toujours  dans  une 
sorte  d'infériorité  et  d'humiliation,  ne  lui  laisse 
plus  que  le  triste  rôle  de  la  colombe,  sous  la 
serre  aiguë  du  vautour.  Mais  elle  a  besoin  d'art 
et  de  politique;  si  elle  pouvait  l'enchaîner  et  le 
vaincre  à  force  de  complaisance,  pour  le  bon- 
heur de  sa  chère  Aline,  il  n'y  aurait  rien,  dit- 
elle,  qu'elle  n'entreprît  avec  délices. 

Augustine  est  réconciliée,  elle  s'est  jetée  aux 
pieds  de  la  présidente  ;  elle  lui  a  demandé  par- 
don de  son  inconduite;  elle  l'a  suppliée  de  n'y 
plus  penser;  et  vous  jugez  si  l'âme  tendre  et 
douce  de  ma  mère  a  pu  résister  à  cette  scène? 
Elle  a  embrassé  cette  fille  avec  tendresse,  elle  l'a 
relevée,  et  lui  a  rendu  toute  sa  confiance  et  sa 
protection... 

Le  président  était  presque  attendri  ;  il  est 
d'ailleurs  d'une   retenue  singulière  vis-à-vis  de 


ET    VALCOUR  41 


cette  fille  ;  il  ne  paraît  assurément  pas  qu'il 
ait  jamais  pu  se  rien  passer  entre  eux. 

Mais  pour  Sophie,  ma  mère  est  très  embar- 
rassée :  elle  ne  sait  absolument  sur  quel  ton  en 
parler  au  président.  La  dernière  fois  qu'il  a  été 
question  d'elle  entre  eux  àVertfeuille,  vous  savez 
que  mon  père  soutint  qu'elle  n'était  pas  sa  fille; 
dans  ce  temps-là  ma  mère  était  loin  d'imaginer, 
que  sans  le  vouloir  il  dît  aussi  bien  la  vérité. 
Maintenant  qu'elle  est  sûre  que  cette  Sophie  ne 
lui  appartient  point,  ne  vaut-il  pas  autant  ne  rien 
dire,  et  laisser  soupçonner  qu'elle  a  cru  ce  que 
son  mari  lui  disait. 

L'intérêt  qu'elle  prend  d'ailleurs  à  cette  infor- 
tunée, ne  peut  plus  être  le  même  que  quand  elle 
la  croyait  à  elle;  et  elle  a  celui  de  deux  véritables 
enfants  à  ménager,  qu'elle  ne  sacrifiera  pas  dit- 
elle,  à  celui  d'un  être  qui  ne  lui  tient  plus  que 
par  les  sentiments  de  la  pitié  :  elle  aime  donc 
mieux  ne  rien  dire,  et  laisser  sur  le  tout  son  mari 
dans  l'erreur  :  elle  lui  cachera  toujours  le  sort  de 
cette  fille  ;  elle  en  prendra  le  même  soin;  n'aura- 
t-elle  pas  rempli  tous  ses  devoirs? 


LETTRE  XLIV. 


LE    PRESIDENT    DE    BLAMOXT    A    DOLBOURG. 


Paris,  ce  10  janvier  1779  *. 

(p;pS^JopHiE  est  à  nous...  l'affaire  s'est  faite 
M&S3LO  le  plus  lestement  possible;  l'abbesse  a 
^^7~^  eu  beau  réclamer  madame  de  Blamont, 
il  y  avait  une  lettre  de  cachet,  il  a  fallu  céder... 
C'est  pourtant,  lorsque  j'y  réfléchis,  une  chose 
bien  commode  que  ces  ordres-là;  que  de  pas- 
sions différentes  ils  servent!  l'amour,  la  haine, 
la  vengeance,  l'ambition,  la  cruauté,  la  jalousie, 
l'avarice,  la  tyrannie,  l'adultère,  le  libertinage, 
l'inceste...  On  flatte  tout  avec  ces  lettres   char- 


'  11  y  avait  encore  ici  deux  lettres  de  Valcour,  mais  aucune  varia- 
tion dans  les  événe-nents;  nous  avons  donc  passé  tout  de  su;i 
qui  en  développe;  et  quelque  affreuse  que  soit  cette  lettre,  sans  doute, 
elle  nous  a  paru  trop  essentielle  à  la  eatastrophe,  trop  utile  aux 
teintes  du  caractère,  pour  pouvoir  être  supprimée.  Il  y  a  beaucoup 
de  lecteurs  qui  feront  bien  de  ne  la  point  lire,  et  les  femmes  surtout. 

Ni  ite  de  l'éditeur.) 


ALINE    ET  VALCOUR  43 

mantes;  avec  elles  on  se  débarrasse  d'un  mari 
qui  gêne,  d'un  rival  qu'on  redoute,  d'une  maî- 
tresse dont  on  ne  veut  plus,  d'un  parent  incom- 
mode... Oh  !  je  ne  finirais  pas  si  je  te  détaillais 
tous  les  différents  services  qu'on  retire  de  cette 
charmante  institution.  Je  suis  encore  à  com- 
prendre comment  il  est  possible  que  mes  confrè- 
res s'en  plaignent.  Je  suis  confondu  qu'ils  osent 
dire  qu'elle  est  contre  les  lois  de  l'État,  comme 
si  l'État  devait  avoir  rien  de  plus  sacré  que  le 
bonheur  de  ses  chefs,  et  comme  s'il  pouvait 
exister  rien  de  plus  doux  pour  eux,  que  cette 
manière  asiatique  d'envoyer  le  cordon.  Je  sais 
bien  que  ceux  qui  blâment  ce  délicieux  usage , 
ceux  qui  le  traitent  d'abus  tyrannique,  préten- 
dent, pour  étayer  leur  opinion,  que  la  puissance 
du  souverain  s'affaiblit  en  se  divisant,  se  resserre 
en  croyant  s'étendre  par  le  despotisme,  et  se 
dégrade  en  protégeant  des  crimes  ...  Que  cette 
arme  dangereuse  pour  une  fois  ou  deux  par 
srècle  qu'elle  frappe  à  propos,  cinq  cents  fois  dans 
le  même  siècle  ébranle  le  tronc  en  écharpant 
les  branches?  Mais  tout  cela  sont  les  sophismes 
de  ceux  qui  en  souffrent  ou  qui  en  ont  souffert. 
De  tous  les  temps  le  faible  s'est  plaint...  C'est 
son  lot,  comme  le  nôtre  est  de  ne  pas  l'enten- 
dre... Je  le  demande,  que  serait  une  autorité 
dont  les  rayons  bienfaisants  ne  s'étendraient  pas 


44  ALINE 

un  peu  sur  les  soutiens  du  trône;  il  n'y  a  que  les 
tyrans  qui  portent  seuls  leur  glaive,  les  rois 
justes  et  bons  en  partagent  le  poids;  et  serait-ce 
bien  la  peine  de  le  soutenir  sans  en  frapper  de 
temps  en  temps. 

N'était-il  pas  indécent  que  ta  maîtresse...  que 
ma  fille  *,  parce  qu'il  lui  a  plu  d'échapper  de 
nos  mains,  ou  de  se  mettre  dans  le  cas  de  s'en 
faire  chasser,  allât  se  mettre  aux  frais  de  ma 
femme?  Est-ce  donc  à  elle  à  payer  ces  sortes  de 
choses?  Moi,  j'aime  les  convenances  ;  il  est  inouï 
comme  j'y  tiens.  Oui,  je  veux  que  l'honnêteté 
règne  jusqu'au  sein  même  du  désordre.  Quand 
on  va  savoir  cela...  je  vais  être  boudé... 
Dieu  sait  ;  mes  empressements  surprendront... 
«  N'est-il  pas  affreux,  dira-t-on,  de  chercher  des 
plaisirs  avec  celle  qu'on  acable  de  chagrins  ?  » 
Elle  ne  conçoit  pas  la  liaison  de  tout  cela,  la  chère 
dame;  elle  n'entend  pas  d'abord  que  l'ébranle- 
ment causé  par  le  chagrin  sur  la  masse  des 
nerf,  détermine  sur-le-champ  à  la  volupté  dans 
les  femmes,  les  atomes  du  fluide  électrique,  et 
qu'un  individu  de  ce  sexe  n'est  jamais  plus 
voluptueux  que  quand  il  est  saisi  dans  les  pleurs. 
N'y  eût-il  d'abord  que  cela,  un  vieux  mari 
comme  moi  serait  très  excusable  d'employer, 

*  Il  ne  faut  pas  oublier  qu'il  croit  toujours    être  père  de    cette 
Sophie. 


ET    VALCOUR  45 


auprès  de  sa  tendre  épouse,  tous  les  ressorts  qui 
peuvent  lui  rendre  ce  qu'il  ne  doit  plus  attendre 
de  sa  vigueur...  Voilà  donc  déjà  pour  le  phy- 
sique; mais  la  petite  méchanceté  de  donner  du 
chagrin,  a  bien  une  autre  jouissance  morale... 
qui,  je  le  sens,  n'est  pas  entendue  de  son  lourd 
esprit...  Dis...  avoue-le...  comprends-tu  que 
de  dire  à  une  femme  intérieurement,  tout  en  la 
soumettant  à  ses  feux  :  «  Si  tu  savais  que  le 
plaisir  que  je  cherche  avec  toi  n'est  nourri  que 
du  charme  piquant  de  te  tromper...  que  ton 
errreur...  que  ta  bonhomie...  que  la  manière 
enfin  dont  je  te  rends  ma  dupe  compose  tout  le 
sel  que  je  trouve  aux  voluptés  dont  je  m'eni- 
vre... et  que  ces  voluptés  seraient  nulles  pour 
moi,  sans  l'aiguillon  de  la  perfidie.  » 

Hein,  Dolbourg,  tu  n'entends  pas  plus  cela 
que  du  grec?  Semblable  à  l'âne  qui  broute 
l'herbe  fine  d'une  prairie  verte,  sans  distinguer 
la  simple  précieuse,  du  jonc  sauvage,  tu  dévores 
indifféremment  tout  ce  que  ta  bouche  rencontre 
sans  examen  et  sans  analyse;  sans  te  faire  de 
principes  sur  rien,  et  sans  jamais  jouir  de  tes 
principes,  ne  suis-je  donc  pas  plus  heureux  que 
toi,  en  raffinant  tout  comme  je  fais,  en  ne  me 
composant  jamais  de  jouissances  physiques, 
qu'elles  ne  soient  accompagnées  d'un  petit 
désordre  moral.  Quelque  variété  que  je  puisse 


46  ALINE 

mettre  dans  mes  amours  avec  la  présidente, 
quelque  jolie  qu'elle  soit,  sans  doute  encore; 
quelque  bizarres  que  puissent  être  mes  plai- 
sirs... que  deviendraient-ils  pourtant,  je  te  le 
demande,  si  je  n'avais,  pour  les  enflammer,  les 
idées  nées  des  perfides  desseins  que  tu  me 
connais  (car  il  faut  bien  revenir  à  ces  maudits 
desseins,  dès  que  le  projet  de  Lyon  n'a  pas  eu 
de  succès);  aussi,  depuis  que  ces  desseins  sont 
pris,  depuis  qu'ils  sont  sûrs,  ce  sont  des  sen- 
sations d'une  violence!..  Ce  qui  me  divertit, 
c'est  que  la  bonne  dame  met  tout  cela  sur  le 
compte  de  ses  attraits  ...  Elle  devrait  pourtant 
bien  sentir  qu'ils  ne  peuvent  plus  entrer  pour 
rien  dans  les  motifs  de  mon  ivresse...  Il  est 
impossible  qu'elle  ne  voie  pas  que  j'ai  quel- 
que autre  chose  dans  la  tète;  quelquefois  même 
je  ne  suis  pas  maître  de  mes  propos...  Dans  ces 
instants  où  l'on  déraisonne  et  où  celui  qui  dérai- 
sonne le  plus  est  presque  toujours  celui  qui  a  le 
plus  d'esprit...  il  m'en  échappe  de  très  expres- 
sifs, et  qu'elle  devrait  entendre...  Quand  il  y 
avait  jadis  un  peu  plus  de  bonne  foi  de  ma  part... 
il  y  avait  bien  moins  d'enthousiasme;  elle  devrait 
s'en  ressouvenir  :  d'où  peut  donc  naître  ce  nou- 
veau délire?.,  de  l'indécence  de  l'acte?  Il  y  a 
longtemps  que  j'emploie  les  singularités;  elle 
doit   le  savoir;  et  voyant  que  ce  n'est  pas  tout 


ET   VALCOUR  47 


cela  qui  m'embrase,  elle  devrait  se  demander  ce 
que  c'est...  s'étonner...  frémir  même...  C'est 
une  drôle  de  chose  que  la  sécurité  des  femmes. 

Toi  qui  es  un  peu  naturaliste,  dis-moi,  n'y 
a-t-il  pas  une  sorte  d'animal  féroce  qui  ne 
rugit  jamais  autant,  près  de  sa  femelle,  que 
quand  il  est  prêt  à  la  dévorer?  Tout  à  l'heure  la 
sécurité  des  femmes  m'étonnait  :  c'est  leur 
orgueil  maintenant  que  je  n'entends  pas.  Trop 
heureuse  d'avoir...  trop  contente  de  ressaisir  ce 
qui  leur  échappait,  c'est  toujours,  selon  elles,  à 
leur  art,  à  leur  magie,  que  se  doit  l'effet  du 
miracle;  et  les  innocentes,  trompées  au  culte  du 
sacrificateur,  se  placent  sur  l'autel  en  déesse, 
quand  elles  ne  doivent  être  que  victimes. 

Quoi  qu'il  en  soit,  Sophie  arrachée,  par  ordre 
du  roi,  au  couvent  des  Ursulines  d'Orléans,  est 
exilée  au  château  de  Blamont,  où  mon  concierge 
l'a  reçue  au  fond  d'un  appartement  sûr  et  bien 
clos,  dans  lequel  il  me  répond  d'elle  sur  sa  vie. 
On  dit  que  la  chère  petite  personne  a  prodigieu- 
sement pleuré;  qu'elle  n'aille  pourtant  pas 
perdre  toutes  ses  larmes;  le  tour  qu'elle  nous  a 
joué  mérite  que  nous  lui  en  fassions  encore  ver- 
ser quelques-unes;  mais  comme  elle  est  bien  là, 
et  que  nous  avons  beaucoup  de  choses  à  soigner 
ici,  je  me  contenterai  d'y  aller  faire  un  tour, 
pour  la  disposer  à  nous  recevoir  ce  printemps. 


4  S  ALINE 

Jusque-là  trop  d'objets  nous  occupent  pour 
quitter  Paris  tous  les  deux. 

Au  reste,  rien  n'a  pris  comme  la  réhabilitation 
de  la  demoiselle  Augustine  :  j'étais  là,  je  laissais 
de  temps  en  temps  mes  paupières  se  mouiller, 
afin  de  me  faire  supposer  un  cœur...  et  on  avait 
la  simplicité  d'y  croire. 

Encore  une  fois,  mon  ami,  comme  elles  sont 
bonnes  les  femmes?  Voilà  donc  cette  fille  souve- 
rainement installée  :  quelque  sûrs  que  nous 
devions  en  être,  tu  comprends  bien  pourtant  que 
dès  que  la  voilà  l'âme  du  projet,  il  ne  faut  pas 
trop  la  perdre  de  vue.  M'avoueras-tu  que  je  suis 
bon  physionomiste  ?  à  peine  l'eus-je  envisagée 
de  tout  sens  à  Vertfeuille,  que  je  te  dis  : 

—  C'estlà  ce  qu'il  nous  faut;  voilà  le  sujet  que  le 
sort  met  en  nos  mains  pour  exécuter,  ses  caprices, 
et  tu  vois  comme  après  avoir  rempli  nos  pre- 
mières vues  avec  docilité,  elle  coopère  avec  intel- 
ligence à  l'accomplissement  des  secondes.  Il  nous 
fallait,  en  vérité,  un  peu  de  tout  cela,  pour  nous 
dédommager  de  la  perte  réelle  que  nous  avons 
faite  deLéonore...  Ah!  que  cette  charmante  petite 
femme  était  digne  de  nous,  mon  ami;  ce  comte 
de  Beaulé,  qui  m'entrave  dans  tout  depuis  quel- 
que temps,  commence  à  m'impatienter.  Si  cet 
homme-là  n'était  pas  en  crédit,  quelques-uns  de 
mes  amis  et  moi,  nous  lui  aurions  bientôt  fait  un 


ET    VALCOUR  49 


bon  procès  criminel  ;  je  sais  qu'il  soupe  quelque- 
fois avec  des  filles,  le  cher  comte...  En  voilà 
plus  qu'il  n'est  nécessaire  dans  ce  siècle-ci  pour 
le  mener  tout  droit  à  l'échafaud.  Il  n'est  ques- 
tion que  d'inventer...  de  supposer...  de  soudoyer 
quelques  complaignantes ,  quelques  espions  , 
quelques  exempts  de  police,  et  voilà  un  homme 
roué.  Depuis  trente  ans  nous  avons  vu  plus 
d'une  de  ces  scènes;  j'aimerais  presque  mieux 
être  accusé  aujourd'hui  *  d'une  conspiration 
contre  le  gouvernement  ,  que  d'irrégularités 
envers  des  catins  ;  et  en  vérité  cette  manière  de 
mener  les  choses  est  respectable...  elle  honore 
bien  la  patrie.  Si  quand  on  a  envie  de  perdre  un 
homme  il  fallait  attendre  qu'il  devînt  criminel 
d'état,  on  n'aurait  jamais  fini;  tandis  qu'il  y  a 
très  peu  de  mortels  qui  ne  soupent  avec  des 
prostituées. 

On  a  donc  fort  bien  fait  d'arranger  là  les 
pièges.  Cette  espèce  d'inquisition  établie  sur  les 
procédés  du  citoyen  qui  s'enferme  avec  une 
fille;  cette  obligation  où  l'on  met  ces  créatures 
de  rendre  un  compte  exact  de  l'acte  luxurieux  de 
cet  homme,  est  assurément  une  de  nos  plus 
belles  institutions  françaises.  Elle  immortalise  à 


•  Non,  pas  aujourd'hui,  heureusement  pour  l'humanité.  Des  lois 
plus  sages  vont  régir  la  France  ;  et  les  atrocités  décrites  par  ce 
scélérat  n'existent  plus. 

IV  4 


50  ALINE  ET  VALCOUR 

jamais  l'illustre  archonte  *  qui  la  mit  en  usage 
à  Paris.  Et  voilà  de  ces  lois  douces,  et  néan- 
moins prudentes,  qu'il  ne  faut  jamais  laisser 
tomber  en  désuétude  ;  on  ne  saurait  trop  encou- 
rager les  délations  des  prêtresses  de  Vénus  ;  il 
est  extrêmement  utile  au  gouvernement  et  à  la 
société  de  savoir  comment  un  homme  se 
conduit  dans  de  tels  cas;  il  y  a  mille  inductions, 
toutes  plus  sûres  les  unes  que  les  autres,  à  tirer 
de  là  sur  son  caractère;  il  résulte,  j'en  conviens, 
une  collection  d'impuretés  qui  peut  devenir 
chatouilleuse  aux  oreilles  du  juge.  Ce  n'est  pas 
servir  les  mœurs,  disent  les  ennemis  de  ce  sys- 
tème, que  d'espionner  et  de  recueillir  les  actions 
libertines  de  Pierre,  pour  aiguillonner  l'intem- 
pérance de  Jacques.  Mais  ce  sont  des  chaînes 
au  citoyen  ;  ce  sont  des  moyens  de  l'asservir, 
de  le  perdre,  quand  on  en  a  envie;  et  voilà 
l'essentiel.  Adieu;  la  présidente  m'épuise;  on  ne 
servit  jamais  sa  femme  avec  tant  d'assiduité.  Je 
te  charge  du  soin  de  mes  plaisirs  pendant  que 
je  me  sacrifie  pour  les  tiens.  Songe,  surtout,  que 
j'ai  besoin  d'être  servi  à  mets  piquants  dans  les 
repas  que  tu  me  prépares;  avertis  les  enfants  de 
l'amour  qu'ils  ont  à  réveiller  des  sensations 
éteintes  dans  les  saints  désordres  de  l'hymen. 

•   Magistrat  grec  ;  et  c'est  du  sieur  Sartiae  dont  il  est  question,  qui 
'iirtant  point  Grec.  Voyez  la  note  de  la  page  5  :  elle  est  rela- 
tive à  ceci. 


LETTRE  XLV. 

MADAME  DE  BLAMONT  A  VALCOUR. 

Paris,  ce  12  janvier. 

Je  me  flattais  du  plaisir  de  dîner  aujour- 
d'hui chez  notre  cher  comte,  et  de  vous 
y  voir,  ainsi  que  Déterville,  mais  je  ne 
sortirai  pas  de  chez  moi...  Ce  que  j'apprends 
m'anéantit,  je  n'ai  pas  une  faculté  de  mon  âme 
qui  ne  soit  brisée,  pas  un  sentiment  qui  ne  soit 
compromis...  Le  fourbe...  j'étais  la  dupe  de  ses 
caresses!.,  j'espérais  le  ramener  à  force  d'art, 
l'attendrir  à  force  de  soins;  et  quand  je  le 
croyais  enchaîné,  quand  je  le  supposais  à  moi, 
je  ne  m'assouplissais  que  davantage  sous  le 
joug  impérieux  du  perfide...  Il  n'y  a  donc  plus 
rien  de  sacré;  il  n'y  a  donc  plus  ni  lois,  ni  vertus; 
tout  peut  donc  aujourd'hui  s'enfreindre  impuné- 
ment !..  Quel  siècle,  je  rougis  d'avoir  eu  le  mal- 
heur d'y  naître. 


52  ALINE 

Le  6  janvier,  à  neuf  heures  du  matin,  on  est 
venu  signifier  un  ordre  à  madame  l'abbesse  des 
Ursulines  d'Orléans,  qui  lui  enjoignait  de  remet- 
tre aussitôt  entre  les  mains  de  celui  qui  présen- 
tait cet  ordre,  une  fille  nommée  Sophie,  qu'elle 
tenait  de  madame  de  Blamont...  Prévenue  par 
moi,  soupçonnant  quelques  horreurs,  elle  a 
d'abord  dit  qu'elle  ne  connaissait  pas  cette  fille... 
qui  réellement  n'était  pas  sous  ce  nom  chez 
elle...  Ce  subterfuge  n'en  a  pas  imposé;  on  lui  a 
dit  qu'on  allait  entrer  dans  le  cloître,  si  elle  ter- 
giversait plus  longtemps.  Saisie  de  frayeur,  la 
bonne  dame  n'a  pas  osé  refuser  celle  qu'on 
demandait  ;  et  cette  malheureuse  enfant  est 
partie  pour  être  relivrée  au  sein  du  libertinage... 
par  ordre  de  ceux  qui  affichent  la  décence... 
Prouvez-moi  donc  une  dépravation  plus  com- 
plète... plus  dangereuse,  et  je  cesse  à  l'instant 
de  me  plaindre  *. 

Sophie  a  donc  été  conduite  au  château  de 
Blamont;  elle  y  est  détenue  sous  la  garde  du 
concierge,  dans  une  chambre  où  elle  ne  peut  ni 
voir,  ni  parler  à  personne...  Et  telles  sont  main- 
tenant les  raisons  que  le  président  a  données 
pour  surprendre  cet  ordre  odieux. 

*  C"est  ici  ou  il  est  plus  nécessaire  que  jamais  d'observer  que  c'est 
avant  la  Révolution  que  ces  lettres  s'écrivaient;  de  telles  atrocités  ne 
se  redoutent  pas  sous  le  gouvernement  actuel. 


ET    VALCOUR  53 


Il  a  dit  que  je  m'opposais  depuis  longtemps  à 
un  mariage  très  avantageux  pour  sa  fille;  que  par 
mes  perfides  conseils,  j'empêchais  cette  fille  de 
lui  obéir,  et  que,  joignant  la  ruse  aux  manœu- 
vres ouvertes,  j'ai  été  déterrer  une  petite  créa- 
ture avec  laquelle  l'ami  qu'il  destine  à  sa  fille  a 
vécu  à  la  vérité  quelques  mois  :  que  j'ai  fait 
venir  cette  dulcinée  dans  ma  terre,  et  qu'après 
l'avoir  bien  instruite,  je  la  fais  passer  pour  une 
fille  à  moi,  enlevée  par  lui  au  berceau,  dans 
l'abominable  dessein  de  la  prostituer  à  son  ami; 
que  par  ce  moyen,  cet  ami  étant  le  même  que 
celui  dont  il  veut  faire  son  gendre,  ne  peut  plus 
maintenant  le  devenir,  puisqu'il  se  trouverait 
alors  avoir  eu  commerce  avec  les  deux  sœurs  ; 
fable  exécrable,  ajoute-t-il,  qui  ne  peut  avoir 
été  suggérée  à  sa  femme,  que  par  un  esprit  dia- 
bolique qui  veut  le  perdre,  lui  et  sa  famille. 
Or,  cet  esprit  infernal,  c'est  vous,  mon  cher 
Valcour.  Voilà  les  favorables  impressions  qu'il 
commence  à  donner  de  vous,  pour  en  venir  sans 
doute  à  quelque  chose  de  plus  sérieux  ensuite. 
Prenons-y  garde...  Je  crains  tout.  Maintenant 
pour  autoriser  ce  qu'il  dit,  pour  convaincre  de 
toutes  mes  impostures,  il  a  produit  le  certificat 
que  vous  lui  connaissez  de  la  prétendue  mort  de 
Claire  de  Blamont.  «  Ainsi,  ajoute-t-il,  si  ma 
fille  Claire  est  véritablement  morte,  comme  le 


54  ALINE 

prouve  cet  extrait  des  registres  de  paroisse,  elle 
ne  doit  donc  plus  se  retrouver  dans  la  nommée 
Sophie  que  je  réclame  ;  et  cette  Sophie  qui  se 
dit  Claire  de  Blamont,  qu'on  ose  m'offrir 
pour  telle,  n'est  donc  plus  qu'une  aventurière 
instruite  par  ma  femme  qui  la  dirige  contre 
moi,  procédé  qui  mériterait  l'attention  des 
juges,  si  je  voulais  faire  du  bruit,  et  si  j'avais 
dessein  de  me  brouiller  avec  une  femme  que 
j'aime  et  que  je  respecte  encore,  malgré  sa  fai- 
blesse pour  l'homme  à  qui  elle  s'obstine  à 
donner  sa  fille,  en  dépit  de  ma  volonté. 

En  conséquence,  il  a  demandé  Sophie,  et  pour 
que  je  ne  puisse  la  retrouver  jamais,  il  a  obtenu 
le  droit  de  la  faire  secrètement  placer  où  bon  lui 
semblerait,  sur  la  simple  clause  de  lui  payer  une 
pension  suffisante  à  l'entretenir.  Cette  fille  n'est 
qu'en  dépôt  chez  lui,  et  quand  il  aura  eu  le  temps 
de  me  dérouter,  il  la  fera,  dit-il,  mettre  dans 
quelque  couvent,  à  l'extrémité  de  la  France. 

Tels  sont  les  mensonges  dont  le  fourbe  s'est 
servi,  pour  se  venger  de  cette  pauvre  fille,  pour 
la  punir  de  ce  que  sa  malheureuse  étoile  l'avait 
conduite  chez  moi...  pour  la  soumettre  sans 
doute  de  nouveau  à  son  odieuse  intempérance  ; 
et  quand  il  fait  tout  cela...  examinez  bien 
l'affreux  caractère  de  cet  homme  :  quand  il  agit 
ainsi,  il  est  persuadé,  quoique  cela  ne  soit  heu- 


ET   VALCOUR 


reusement  pas,  convaincu,  dis-je,  que  Sophie  est 
sa  fille;  et  il  m'accable  de  caresses;  et  il  passe 
des  nuits  entières  avec  moi,  à  me  dire  que  ses 
sentiments  se  raniment,  et  qu'il  retrouve  encore 
dans  son  cœur,  tous  ceux  des  premiers  jours  de 
notre  hymen. 

Tel  est  l'homme  à  qui  j'ai  affaire  ;  tel  est  le 
dangereux  mortel  dont  mon  sort  dépend  aujour- 
d'hui. O  mon  père!  quand  vous  tissâtes  ces 
nœuds,  vous  osâtes  me  promettre  le  bonheur; 
voilà  pourtant  ce  qu'ils  sont  pour  moi. 

Cependant,  des  soins  plus  chers  m'obligent  à 
feindre  encore  ;  je  me  suis  résolue  à  ne  point 
changer  de  conduite  vis-à-vis  de  lui;  il  faut  lui 
laisser  son  erreur  :  il  ne  faut  pas  même  qu'il 
puisse  penser  à  l'éclaircir,  et  cela,  pour  l'intérêt 
d'Aline  et  d'Eléonore  qui  me  sont  maintenant 
plus  précieuses  que  Sophie;  au  fait,  il  n'a  dans 
ses  mains  que  la  fille  d'une  paysanne,  et  si  je 
l'en  enlève,  il  y  fera  tomber  la  mienne. 

Ce  que  ma  probité  m'impose  à  présent  ne 
consiste  plus  qu'à  faire  savoir  au  ministre 
l'exacte  vérité  de  tout.  Le  comte  de  Beaulé  s'en 
charge.  Cette  vérité  s'accordera  dans  beaucoup 
de  points  avec  ce  qu'a  dit  le  président.  C'est  une 
aventurière  qui  ne  lui  appartient  point;  je  le 
dirai  de  même  ;  je  ne  me  défendrai  que  de  l'avoir 
voulu  faire  passer  pour  sa  fille.  Si  je  l'ai  cru,  si 


56  ALIXE 

je  l'ai  dit  un  moment,  je  prouverai  partout  ce  qui 
m'a  jetée  dans  cette  méprise  ;  que  je  devais  être 
dans  la  bonne  foi,  mais  qu'aussitôt  que  Claire  de 
Blamont  est  morte,  comme  il  le  prouve,  je  n'ai 
plus  rien  à  réclamer,  et  je  lui  laisserai  son  illu- 
sion complète,  pour  qu'il  ne  découvre  rien  sur 
la  naissance  de  Léonore,  pour  qu'il  ne  sache 
jamais  que  cette  Claire  de  Blamont  qu'il  croit 
dans  Sophie,  est  maintenant  dans  la  demoiselle 
de  Kerneuil,  parce  qu'avec  le  caraetère  qu'il  a 
reçu  du  ciel,  il  ne  pourrait  assurément  que  nuire 
à  tout  ce  que  nous  faisons  pour  faire  rentrer 
Léonore  dans  les  biens  de  celle  qu'elle  doit 
supposer  sa  mère,  avec  tout  le  public. 

Ma  répugnance  n'en  est  pourtant  pas  moins 
la  même,  d'avoir  accepté  cet  arrangement  du 
comte  de  Beaulé;  car  enfin,  nous  dépossédons 
par  cette  manœuvre,  les  collatéraux  de  madame 
de  Kerneuil. Vous  n'imaginez  pas,  Valcour,  com- 
bien ce  procédé  offense  ma  délicatesse;  il  est 
illégal,  et  j'en  suis  révoltée;  mais  si  je  ne  passe 
point  par-dessus  ces  considérations,  si  je  décou- 
vre la  naissance  de  Léonore,  de  quels  nouveaux 
malheurs,  de  quels  plus  terribles  inconvénients 
ne  me  trouverai-je  point  entourée;  et  quoique 
femme  du  marquis  de  Kerneuil,  de  quelles  per- 
sécutions le  président  ne  trouvera-t-il  pas  encore 
le  secret  d'accabler  cette  malheureuse  Léonore? 


ET  VALCOUR  57 


Ce  qu'il  ne  pourra  pas  sur  celle-ci,  sa  vengeance 
l'entreprendra  sur  Aline,  et  je  me  retrouve  dans 
un  abîme  d'infortunes.  En  me  conduisant 
comme  je  le  fais,  je  préfère  donc  un  petit  mal  à 
un  grand;  mais  c'est  toujours  un  mal,  et  je  suis 
bien  vivement  contrariée  de  ce  qui  alarme  ma 
conscience.  Une  autre  chose  afflige  encore  bien 
fortement  ma  délicatesse,  et  me  fait  verser  en 
secret  des  larmes  bien  amères;  j'abandonne  dans 
cette  Sophie,  une  honnête  et  douce  créature,  une 
fille  pleine  de  vertu  et  de  religion  pour  une  qui 
est  loin  des  mêmes  qualités;  mais  l'une  est  ma 
fille,  l'autre  ne  m'est  rien.  Sauver  encore  Sophie 
des  mains  de  cet  homme,  comment  l'imaginer  ? 
A  quel  titre  l'entreprendre?  Eh  mais,  dès  que  je 
consens  à  donner  à  la  maison  de  Kerneuil  une 
héritière  qui,  dans  le  fait,  ne  l'est  point,  ne 
puis-je  donc  pas  donner  de  même  au  président 
une  fille  qui  ne  lui  a  jamais  appartenu?  Quand  il 
s'agit  d'enlever  l'infortune  aux  mains  de  l'injus- 
tice et  de  la  cruauté,  ne  peut-on  pas  se  permettre 
des  détours? 

D'ailleurs,  si  je  continuais  d'assurer  que 
Sophie  est  ma  fille,  je  me  retrouverais  une 
arme  qui  m'est  d'un  grand  secours  à  l'opposi- 
tion des  projets  du  farouche  ami  de  mon  époux. 
Je  n'ôte  rien  à  Léonore,  que  je  n'avouerai  jamais, 
qui   n'a  nul  besoin   de  mon  aveu  ;  je  rends  la 


5  S  ALINE 

liberté  à  Sophie,  et  j'assure  le  bonheur  d'Aline  ! 
Ah!  je  l'essayerais  en  vain,  il  mettra  toujours 
en  avant  l'extrait  paroissial,  et  je  n'en  détruirai 
l'authenticité,  qu'en  nuisant  à  ma  Léonore.  Quel 
embarras!  moi  qui  me  réjouissais  des  jours  où 
j'ai  donné  la  vie  à  mes  enfants,  faut-il  mainte- 
nant que  je  classe  ces  jours  malheureux  au 
rang  des  plus  funestes  de  ma  vie. 

Non,  je  céderai,  j'abandonnerai  Sophie;  j'ai 
beau  penser,  je  ne  puis  faire  autrement;  je  ne 
puis  secourir  cette  infortunée,  sans  nuire  au 
bonheur  de  mes  deux  filles;  il  faut  que  j'y 
renonce...  Il  le  faut;  est-il  donc  possible  qu'il 
y  ait  de  fatales  circonstances  où  le  ciel  favorise 
assez  peu  la  vertu,  pour  qu'il  devienne  impos- 
sible de  pouvoir  l'arracher  au  malheur;  puissent 
s'ignorer  à  jamais  ces  fatales  vérités;  trop  de 
jeunes  filles  en  concluraient  que  cette  route  épi- 
neuse où  l'éducation  les  place,  est  donc  inutile  à 
suivre,  puisqu'on  n'y  tombe  qu'un  peu  plus  tôt 
dans  les  pièges  de  l'intempérance  et  du  vice. 

D'ailleurs,  en  ne  me  fâchant  point  de  ce  qui 
vient  d'arriver,  en  cédant  tout  à  l'homme  qui  me 
trompe,  en  continuant  de  garder  avec  lui  la 
même  conduite,  peut-être  viendrai-je  à  bout  de 
l'attendrir;  peut-être  cet  entier  dévouement  de 
ma  part  le  fera-t-il  désister  de  ses  indignes  pré- 
tentions sur  Aline  !  Mais  d'un  autre  côté,  pourra- 


ET   VALCOUR  59 


t-il  croire  que  j'abandonne  légèrement  les  inté- 
rêts de  celle  que  j'ai  crue  si  longtemps  ma  fille. 
Eh  bien!  je  mettrai  ma  parfaite  résignation  sur  le 
compte  de  ma  douceur;  je  lui  dirai  :  «  Elle  est 
intéressante;  vous  en  êtes  maintenant  le  maître; 
je  vous  la  recommande,  et  vous  supplie  de  la 
rendre  heureuse.  » 

Je  suis  presque  fâchée  à  présent  de  n'avoir 
point  rendu  Sophie  à  sa  bonne  nourrice  de  Ber- 
ceuil...  elle  serait  mariée  ;  que  dis-je,  vis-à-vis 
les  manœuvres  d'un  homme  comme  le  prési- 
dent, vis-à-vis  les  intrigues  d'un  traître  qui  ne 
ménage,  ni  pas,  ni  crédit,  ni  argent,  dès  qu'il 
s'agit  de  servir  ses  passions;  tout  cela  ne  serait-il 
pas  égal  aujourd'hui  ?  Il  n'y  aurait  qu'un  crime 
de  plus...  On  m'interrompt...  Je  finirai  ma  lettre 
demain. 

Ce  13. 

Le  croiriez-vous,  il  s'est  présenté  hier  au  soir, 
comme  à  l'ordinaire,  pour  obtenir,  a-t-il  dit 
bénignement,  les  tributs  de  l'hymen,  attendus 
des  mains  de  l'amour;  et  comme  il  a  vu  un  peu 
d'altération  sur  mes  traits,  quels  que  fussent  mes 
efforts  pour  me  contenir,  il  m'a  prévenue.  Tout 
ce  qu'il  a  fait,  a-t-il  dit,  est  assurément  pour  le 
bien,  et  en  vérité,  il  a  bien  peu  fait;  c'est  Dol- 
bourg  qui,  prétendant  à  mon  alliance,  rougissait 


60  ALINE 

de  savoir  une  de  ses  anciennes  maîtresses  entre 
mes  mains,  et  c'est  lui  qui  a  voulu  la  ravoir. 

—  Je  n'ai  d'autre  tort,  a-t-il  poursuivi,  que 
de  ne  vous  avoir  pas  prévenue;  mais  toujours 
pénétrée  de  la  folle  idée  qu'elle  est  votre  fille, 
vous  vous  y  seriez  opposée,  et  j'écarte  avec  tant 
de  soin  tout  ce  qui  peut  faire  naître  quelque 
trouble  entre  nous,  je  désire  si  vivement  de 
réparer  mes  anciennes  erreurs,  que  vous  devez 
me  pardonner  ce  petit  mystère,  en  faveur  du 
désir  extrême  que  j'ai  de  conserver  votre  estime. 
Il  n'en  est  point,  a-t-il  continué,  dont  je  sois 
aussi  sincèrement  jaloux...  C'est  que  peu  de 
femmes  réunissent  à  tant  de  grâces...  à  des 
attraits  si  divins,  des  vertus  aussi  rares...  Me 
brouiller  avec  vous...  moi?..  Plaider?..  Le 
pourrais-je? 

—  Mais  elle  est  chez  vous,  lui  ai-je  dit,  en 
interrompant  ses  flagorneries. 

—  Oui,  a-t-il  répondu,  étonné  de  me  voir  si 
instruite...  Vraiment  oui,  elle  est  chez  moi,  je 
n'ai  pu  refuser  mon  château  à  Dolbourg,  qui 
voulait  l'y  recevoir  quelques  instants. 

—  Et  qu'en  fera-t-il  au  sortir  de  là? 

—  Il  l'envoie,  m'a-t-il  dit,  avec  cet  air  mys- 
térieux que  savent  si  bien  employer  les  impos- 
teurs, pour  donner  à  leur  mensonge  le  coloris  de 
la  vérité,  il  l'envoyé  dans  un  couvent,  au  fond 


ET  VALCOUR  6l 


de  la  Gascogne...  Elle  sera  bien...  il  lui  fait  une 
pension  honnête...  Oh!  vous  ne  connaissez  pas 
Dolbourg...  Je  ne  vous  ai  jamais  vue  lui  rendre 
justice.  C'est  une  si  grande  simplicité  de 
mœurs...  une  franchise  si  rare...  une  nature  si 
vraie...  une  ingénuité  si  précieuse!  Ah!  croyez- 
moi,  c'est  le  seul  homme  qui  soit  réellement 
fait  pour  le  bonheur  de  notre  Aline.  Eh  bien  ! 
êtes-vous  persuadée  à  présent  que  tout  ce  que 
vous  croyiez  sur  cela  n'était  que  des  fables?.. 
Et  je  me  taisais...  Il  y  a  tout  plein  de  gens  qui 
ont  le  plus  grand  intérêt  à  vous  en  imposer... 
et  qui  le  font...  N'y  eût-il  que  ce  Valcour... 
méfiez-vous-en,  je  vous  le  dis;  c'est  le  plus 
adroit  fripon. 

—  Un  moment,  monsieur,  ai-je  dit,  ne  pou- 
vant tenir  à  tant  de  fausseté,  et  curieuse  de 
voir  jusqu'à  quel  point  il  la  pousserait...  un 
moment...  Puisque  vous  êtes  en  train  de  vous 
justifier,  osez  me  dire  pourquoi  cette  commis- 
sion secrète  à  l'exempt  qui  vint  arrêter  Léonore 
à  Vcrtfeuille?  Pourquoi  cet  homme  était-il  muni 
d'un  ordre  de  vous,  étayé  d'un  signalement, 
pour  enlever  ma  fille  au  lieu  de  l'épouse  de 
Sainville? 

Et  c'est  ici  mon  ami,  où  l'art  de  feindre  est 
venu  composer  à  loisir  tous  les  traits  de  ce 
visage  odieux. 


62  ALINE 

—  Moi,  a-t-il  répondu  ;  moi,  des  ordres  pour 
faire  mettre  Aline  à  la  place  de  Léonore  ?..  Mais 
daignez  donc  songer,  je  vous  prie,  que  ce  n'est 
qu'avec  le  public  que  j'ai  su  l'aventure  de  Sain- 
ville  à  Vertfeuille...  circonstance  qui  m'a  fort 
embarrassé,  qui  m'a  même  fait  vous  bouder  un 
peu,  de  ne  m'avoir  prévenu  de  rien,  puisque  je 
ne  savais  que  répondre  à  toutes  les  questions 
qui  m'étaient  faites  à  ce  sujet. 

—  Vous  niez  ce  trait  ?  ai-je  dit  en  me  levant 
avec  fureur. 

—  Allons-donc,  a-t-il  repris  en  souriant  : 
je  vois  maintenant  que  vous  plaisantez  ;  mais 
si  vous  poursuivez,  je  me  fâche...  J'ai  bien  assez 
de  mes  torts  réels  ;  ne  m'en  controuvez  pas  de 
nouveaux;  dormez  en  paix  sur  votre  Aline...  je 
ne  vous  la  ravirai  point...  je  vous  la  demande, 
c'est  à  quoi  je  m'en  tiens,  et  j'espère  qu'après 
un  peu  de  réflexion,  vous  ne  me  la  refuserez 
plus... 

Je  me  suis  rassise;  j'ai  senti  le  tort  que  je 
venais  d'avoir,  en  rompant  le  silence  sur  un 
objet  dont  je  m'étais  promis  de  ne  jamais  parler, 
et  dont  il  était  inutile  de  renouveler  le  souvenir, 
puisque  assurément  il  nierait  tout... 

—  Je  vous  crois,  ai-je  dit  avec  une  tranquil- 
lité feinte.  Oui,  je  vous  crois...  Mais  si  vous 
m'accusez    d'avoir    des     ennemis,    assurément 


ET  VALCOUR  6  S 


vous  devez  en  avoir  de  votre  côté...  La  noir- 
ceur dont  je  vous  soupçonne  a  été  mise  publi- 
quement sur  votre  compte,  et... 

—  Des  ennemis,  des  ennemis,  qui  n'en  a 
pas...  Je  ne  connais  que  les  sots  qui  ne  s'en 
font  jamais  ;  mais  toutes  ces  calomnies... 
je  les  méprise  au  point,  qu'en  honneur,  je  ne 
m'informerai  même  pas  de  ceux  qui  ont 
voulu  m'en  composer  de  nouvelles  offenses 
avec  vous. 

Et  s'animant,  s'échauffant  alors  auprès  de  moi, 
sans  me  donner  le  temps  de  lui  répondre,  il  s'est 
mis  à  me  renouveler  ses  louanges...  à  exiger 
enfin...  ce  que  j'étais  résolue  de  continuer  à  lui 
accorder,  puisque  je  me  décidais  à  feindre. ..Jene 
l'avaisjamaisvusi  ardent... si  dépravé,  devrais-je 
dire;  l'amour  ou  le  sentiment,  dans  de  telles 
âmes,  n'est  jamais  que  l'excès  du  désordre;  mais 
comme  l'esprit  de  cet  homme  est  sombre,  même 
au  sein  de  ses  plus  doux  plaisirs...  écoutez  un 
de  ses  propos  *. 

—  Que  vous  êtes  belle,  m'a-t-il  dit  en  m'exa- 
minant  sans  voile...  non,  jamais  la  mort  n'osera 
briser  ce  chef-d'œuvre.  Vous  ne  subirez  pas  la 
loi  des  autres  êtres...  ces  belles  chairs  ne  se 
désuniront  point.  Jamais  rien  ne  peut  s'altérer 

*  Voyez  page  46,  où  le  président  dit  :  «  Quelquefois  même,  je  ne 
suis  pas  maitre  de  mes  propos,  etc.  » 


64  ALINE 

en  vous,  et  dans  le  dernier  repos  de  la  nature, 
vous  lui  servirez  encore  de  modèle. 

Et  c'est  à  cette  idée  qu'il  a  dû  le  comble  de 
ses  plaisirs;  c'est  cette  idée  délicatement  hor- 
rible, qui  a  plongé  ses  sens  dans  l'ivresse. 

O!  mon  ami,  je  ne  sais,  tout  ceci  m'alarme, 
ce  changement  si  certain  dans  sa  conduite,  cet 
empressement  pour  des  choses  qui  ne  devraient 
plus  l'enflammer!..  Même  dans  les  premières 
années  de  notre  mariage,  il  ne  me  cultivait 
pas  avec  tant  d'assiduité.  Que  signifient  ces 
retours?..  S'il  m'aimait  véritablement,  s'il  avait 
envie  de  réparer  ses  torts...  les  aggraverait-il  ? 
Il  me  flatte  et  cependant  il  me  trompe;  il  me 
caresse  et  il  m'afflige...  Hélas!  je  dois  frémir; 
et  que  veut-il?  Quelle  nécessité  d'user  de  ruse 
avec  moi?  N'est-il  pas  le  plus  fort...  On  ne  doit 
tromper  que  ceux  que  l'on  craint,  la  feinte  est 
l'arme  de  l'esclave  ;  elle  n'est  permise  qu'à  la 
faiblesse,  elle  avilit  le  plus  fort  s'il  ose  s'en 
servir.  Ah!  qu'il  m'élève  ou  qu'il  me  rabaisse, 
qu'il  me  loue  ou  qu'il  me  dégrade,  je  serai  tou- 
jours sa  victime.  Rien  ne  peut  m'empêcher  de 
l'être...  O  mon  Aline!..  Tu  la  deviendras  peut- 
être  aussi...  et  je  n'y  serai  plus  pour  t'arracher 
de  leurs  mains  cruelles...  Valcour,  des  larmes 
coulent  malgré  moi...  Ma  tête  se  noircit...  Mon 
âme  fatiguée  de  malheurs  s'irrite  à  la  crainte  d'en 


ET    VALCOUR  6 S 


éprouver  encore;  il  est  un  terme  où  nous  ne  som- 
mes plus  en  état  de  soutenir  l'horrible  poids  de 
nos  chaînes,  où  l'on  préfère  mille  fois  plutôt  la 
fin  de  son  existence  au  renouvellement  de  l'infor- 
tune... O  Valcour,  si  j'allais  vous  être  ravie... 
si  je  n'y  étais  plus...  et  qu'Aline  devînt  malheu- 
reuse... Que  tout  votre  sang  coule,  s'il  le  faut, 
mon  ami,  pour  l'arracher  aux  horreurs  qui 
menaceraient  alors  sa  débile  existence...  Ayez 
toujours  devant  vos  yeux  la  mère  qui  vous  la 
donne...  Dites- vous  quelquefois  :  —  «  Elle 
m'aimait...  elle  désirait  mon  bonheur  et  celui 
de  sa  fille.  La  Providence  s'y  est  opposée...  Mais 
je  dois  à  toutes  deux  mon  amour  et  mes  regrets... 
Je  dois  les  chérir  au  delà  du  tombeau,  ou  m'y 
anéantir  avec  elles.  » 

Adieu...  Je  suis  trop  triste  ce  soir  pour 
continuer  de  vous  écrire...  Mais  on  n'est  pas  la 
maîtresse  de  ses  idées...  Il  en  est...  soyez-en 
certain,  que  la  nature  nous  suggère  comme  des 
avertissements  de  tout  ce  que  sa  main  nous  pré- 
paré... Tâchez  de  dîner  jeudi  chez  le  comte,  je 
ferai  tout  pour  vous  y  voir. 


IV 


LETTRE  XLVI. 

VALCOUR  A  MADAME  DE  BLAMONT. 

Paris,  ce  20  janvier. 

Z*51r^S e  viens  d'avoir  une  visite  singulière, 
9^;|}^C  madame,  ce  qui  s'y  est  passé  me  paraît 
x£^~£x  tellement  essentiel,  que  j'ai  cru  que 
vous  me  permettriez  de  vous  en  faire  part  à 
l'instant.  Il  était  environ  dix  heures  du  matin  et 
je  me  préparais  à  sortir  lorsqu'on  m'a  annoncé 
monsieur  le  président  de  Blamont. 

—  Puis-je  savoir,  lui  ai-je  dit,  monsieur,  ce 
qui  me  procure  l'honneur  d'une  telle  attention 
de  votre  part? 

—  Vous  devez  vous  en  douter. 

—  Je  l'ignore,  mais  si  vous  vouliez  vous 
asseoir  un  instant,  vous  seriez  plus  à  l'aise  pour 
me  l'expliquer. 

—  Je  ne  viens  ici  ni  pour  vous  faire  des  poli- 
tesses, ni  pour  en  recevoir. 


ALINE    ET    VALCOUR  67 

—  Si  cela  est,  restons  debout;  mais  expliquez- 
vous  promptement ,  parce  que  des  affaires 
m'appellent  ailleurs. 

—  J'y  mettrai  le  temps  qu'il  me  faut  et  vous 
aurez  la  bonté  de  m'entendre;  il  n'est  point 
d'affaire  plus  pressée  pour  vous,  que  celle  dont 
je  viens  vous  entretenir. 

—  Eh  bien  !  de  quoi  s'agit-il,  expliquez-vous? 

—  Je  viens  vous  donner  un  conseil. 

—  Je  les  aime  peu. 

—  Le  devoir  d'un  homme  sage  est  de  les  sui- 
vre quand  ils  sont  bons. 

—  L'homme  plus  sage  encore  n'en  donne 
jamais. 

—  De  celui-ci  dépend  votre  sûreté. 

—  Un  honnête  homme  la  trouve  dans  sa 
conduite. 

—  Changez  donc  la  vôtre  si  vous  voulez  que 
cette  sûreté  soit  parfaite. 

—  Il  me  semble,  monsieur,  que  ce  n'est  pas 
trop  là  le  ton  du  conseil. 

—  La  supériorité  en  donne  quelquefois  qu'elle 
ne  module  pas  au  ton  de  l'amitié. 

—  La  supériorité  ?.. 

—  Aimez-vous  mieux  que  je  dise  la  force? 

—  Ni  l'un  ni  l'autre  ne  vous  va,  vous  êtes^le 
moins  élevé  des  hommes,  et  vous  avez  tout  l'air 
du  plus  faible. 


68  ALINE 

—  Ma  place... 

—  Est  une  des  plus  médiocres  de  l'État,  bien 
souvent  une  des  plus  tristes,  et  toujours  une  des 
moins  considérées;  songez  qu'avec  cent  sacs  de 
mille  francs,  mon  valet  demain  peut  être  votre 
égal. 

Se  jetant  dans  un  fauteuil  : 

—  Monsieur  de  Valcour,  votre  conduite  vous 
perd,  et  pour  l'amour  de  vous-même  vous 
devriez  en  changer. 

M'asseyant  vis-à-vis  de  lui  : 

—  En  quoi  celle  que  je  tiens  peut-elle  offenser 
ou  le  public  ou  vous? 

—  C'est  m'offenser  que  de  séduire  ma  fille; 
c'est  manquer  au  public  que  de  lui  assigner  des 
rendez-vous  dans  une  église. 

—  Votre  reproche  est  faux  dans  deux  points, 
je  ne  cherche  pas  à  séduire  votre  fille,  et  je  ne 
lui  ai  jamais  donné  de  rendez-vous  nulle  part. 
Sachez  d'ailleurs  qu'entre  une  fille  de  son  âge  et 
un  homme  du  mien,  il  n'y  a  d'autre  séducteur 
que  l'amour,  et  que  si  je  la  rencontre  quelquefois 
dans  une  église,  il  n'y  a  d'autre  cause  que  le 
hasard. 

—  Avec  de  telles  réponses  on  arrange  tout. 

—  Je  n'en  veux  faire  que  de  justes. 

—  Eh  bien  !  si  cela  est,  quels  sont  vos  senti- 
ments pour  ma  fille? 


ET   VALCOUR  69 


—  Ceux  du  respect  le  plus  profond  et  de 
l'amour  le  plus  inviolable. 

—  Vous  ne  pouvez  pas  l'aimer. 

—  Quelle  est  la  loi  qui  m'en  empêche? 

—  Ma  volonté  qui  s'y  oppose. 

—  Nous  attendrons. 
Se  levant  avec  fureur  : 

—  Vous  attendrez?  Ainsi  donc,  monsieur, 
tout  votre  bonheur  se  fonde  sur  la  fin  de  mon 
existence. 

—  Non,  il  me  serait  doux  de  vous  nommer 
mon  père,  il  serait  flatteur  pour  moi  de  tenir 
Aline    de   vos  mains. 

Se  promenant  à  grands  pas  dans  la  chambre  : 

—  N'y  comptez  jamais. 

—  Ai-je  tort  en  ce  cas  de  vous  assurer  que 
nous  attendrons  ?..  un  malhonnête  homme  ne 
vous  le  dirait  pas. 

—  Mais  c'est  me  dire  clairement... 

—  C'est  vous  dire  qu'il  ne  tient  qu'à  vous  de 
vous  faire  adorer  comme  un  père,  ou  de  vous 
faire  oublier  comme  un  ennemi. 

—  Il  serait  bien  plaisant  qu'un  homme  ne  pût 
pas  disposer  de  sa  fille. 

—  Il  le  peut  sans  doute,  tant  que  ses  vues 
s'accordent  au  bonheur  de  cette  fille. 

—  Ces  restrictions  sont  sophistiques,  les  droits 
d'un  père  sur  ses  enfants  ne  le  sont  pas. 


70  ALINE 

—  Il  y  a  beaucoup  de  choses  qui  existent 
quoiqu'elles  soient  injustes. 

—  Vous  ne  changerez  pas  les  lois. 

—  Vous  n'éteindrez  pas  mon  amour. 

—  J'en  arrêterai  les  effets. 

—  Vous  vous  ferez  haïr  de  ceux  qui  doivent 
vous  aimer. 

—  Il  faut  se  moquer  des  sentiments  de  ceux 
dont  on  est  obligé  de  punir  les  torts. 

—  Ce  n'en  est  pas  un  d'aimer  votre  fille. 

—  C'en  est  un  que  de  la  dégoûter  de  l'époux 
auquel  je  la  destine. 

—  Ne  dût-elle  jamais  penser  à  moi,  ce  serait 
toujours  un  service  à  lui  rendre  que  de  l'empê- 
cher de  se  lier  à  un  libertin. 

—  Ah!  voilà  les  impressions  que  vous  lui 
donnez.  Tels  sont  donc  les  sentiments  que  vous 
suggérez  à  ma  femme  ? 

—  Il  est  permis  d'éclairer  ses  amis  quand  on 
les  voit  prêts  d'être  trompés  ;  rassurez-vous 
cependant.  Sollicité  par  d'autres  que  votre 
femme  et  votre  fille,  pour  éclairer  la  conduite 
du  monstre  avec  lequel  vous  voulez  les  unir,  je 
l'ai  refusé.  Mais  la  Providence  a  permis  que  ses 
écarts  se  découvrissent  naturellement,  et  vous 
devriez  rougir  d'un  projet  qui  vous  déshonore. 

—  Monsieur  de  Valcour  ne  m'obligez  pas  à  en 
venir  à  des  extrémités  qui  me  fâcheraient;  agis- 


ET   VALCOUR  71 


sons  plutôt  par  des  voies  de  douceur  :  tenez  (posant 
alors  dix  rouleaux  sur  la  table),  vous  n'êtes  pas 
riche,  je  le  sais,  voilà  cinq  cents  louis,  signez- 
moi  une  renonciation  au  mariage  que  vous  avez 
dans  la  tête. 

Saisissant  les  rouleaux  et  les  jetant  dans 
l'antichambre  : 

—  Homme  vil,  oublie-tu  chez  qui  tu  es? 
Oublie-tu  la  bassesse  de  ton  existence,  le  peu  de 
dignité  de  ta  place,  l'avilissement  où  te  plongent 
tes  vices,  et  tous  les  droits  enfin  que  la  vertu  et 
la  nature  me  donnent  sur  ton  méprisable  indi- 
vidu? 

—  Vous  m'insultez,  monsieur. 

—  Je  le  ferais  partout  ailleurs,  je  me  contente 
chez  moi  de  vous  prier  de  sortir. 

—  Vous  prenez  les  choses  avec  une  vivacité  ! 

—  Et  par  où  donc  ai-je  pu  mériter  d'être 
humilié  si  cruellement.  Qui  peut  donc  vous 
contraindre  à  me  mésestimer  ?  Renoncer  pour  de 
l'argent  au  sentiment  le  plus  précieux  de  ma  vie? 
Homme  lâche,  oui,  je  suis  pauvre,  mais  le  sang 
de  mes  ancêtres  coule  pur  dans  mes  veines;  et  je 
me  repens  moins  des  fautes  qui  m'ont  fait 
perdre  mon  bien,  que  je  ne  rougirais  d'en  pos- 
séder dont  l'acquisition  me  couvrirait  de  honte; 
périssent  mille  fois  ceux  qui  n'ont  à  mettre  dans 
la  société,    pour   dédommagement   des  vertus 


72  ALINE 

dont  ils  manquent,  que  des  sacs  d'or,  dont  ils 
n'oseraient  avouer  l'origine.  Le  peu  de  bien  dont 
je  jouis  est  à  moi,  et  celui  de  l'homme  que  vous 
offrez  à  votre  fille  est  la  dot  de  la  veuve,  le 
patrimoine  de  l'orphelin  et  le  sang  du  peuple. 
Frémissez  de  donner  à  vos  petits  enfants  des 
richesses  acquises  au  prix  de  l'honneur...  des 
trésors  que  pourrait  à  l'instant  réclamer  l'infor- 
tune, si  l'équité  régnait  dans  ce  tribunal  avili 
dont  vous  vous  targuez  d'être  membre. 

— Vous  ne  voulez  donc  pas,  monsieur,  renon- 
cer à  ma  fille. 

—  Je  le  ferai  quand  elle  l'exigera,  quand  elle 
me  dira  que  je  ne  suis  pas  digne  d'elle. 

—  Vous  causerez  son  malheur,  ma  parole  est 
donnée  et  je  ne  la  reprendrai  pas. 

—  Et  par  quelle  affreuse  injustice  le  bonheur 
d'un  ami  vous  devient-il  plus  cher  que  celui 
d'Aline? 

—  Celui  de  tous  les  deux  me  l'est  également, 
et  je  ferais  celui  de  tous  les  deux,  si  vous  ne 
tourniez  pas  la  tête  de  ma  fille. 

—  Si  pour  faire  le  bonheur  de  cette  fille,  con- 
sidération unique  à  laquelle  tout  autre  doit  céder, 
il  faut  nécessairement  que  quelqu'un  se  sacrifie, 
n'est-il  pas  plus  juste  que  ce  soit  Dolbourg 
qu'elle  n'aime  pas,  que  moi  qui  l'adore  et  qui  ai 
l'orgueil  de  croire  ne  pas  lui  être  indifférent  ? 


1  z 


ET    VALCOUR  73 


—  Si  Dolbourg  n'est  pas  préféré,  pourquoi 
voulez-vous  qu'il  fasse  un  sacrifice?  c'est  à  celui 
qui  l'aime  s  en  faire  un  pour  elle. 

—  Il  serait  mal  entendu,  celui  qui  se  ferait 
aux  dépens  du  cœur  d'Aline. 

—  Mais  Dolbourg  n'y  prétend  point,  il  le  lui 
laissera  libre,  uniquement  flatté  de  l'alliance,  se 
rendant  assez  de  justice  pour  être  bien  persuadé 
qu'à  son  âge  on  ne  captive  plus  le  cœur  d'une 
jeune  fille  :  il  ne  forme  aucune  prétention  sur 
les  sentiments  d'Aline,  il  l'épouse  et  voilà  tout. 
Chacun  ne  met  pas  dans  l'hymen  cette  grotesque 
chevalerie  dont  vous  faites  parade  :  on  épouse 
une  femme  pour  ses  entours,  pour  son  bien,  pour 
s'en  servir  parfois  dans  le  besoin  ;  alors  il  faut 
que  de  benne  ou  mauvaise  grâce  la  femme  rende 
à  son  mari  tout  ce  qu'elle  lui  doit  d'obéissance; 
il  faut  qu'elle  soit  aveuglément  soumise  ;  et  du 
reste,  qu'elle  aime  ou  qu'elle  n'aime  pas,  qu'elle 
soit  contente  ou  triste  d'accorder  ce  qu'on  veut, 
et  que  ce  qu'on  désire,  soit  légitime  on  non... 
pourvu  qu'on  obtienne...  Qu'est-ce  que  tout  le 
reste  fait  au  bonheur?  Vous  autres  gens  à  grands 
sentiments,  vous  placez  la  félicité  dans  des  chi- 
mères métaphysiques  qui  n'ont  d'existence  que 
dans  vos  cerveaux  creux  ;  analysez  tout  cela,  le 
résultat  n'est  rien. 

Je  voudrais  bien  que  vous  me  disiez  à  quoi 


74  ALINE 

sert  l'amour  d'une  femme, pourvu  qu'on  en 
jouisse;  et  dans  l'instant  qu'on  en  jouit,  ce 
que  cet  amour  apporte  de  plus  à  la  sensation 
physique? 

—  A  supposer  que  votre  Dolbourg  soit  assez 
méprisable  pour  penser  ainsi,  si  votre  fille  est 
née  délicate,  vous  n'en  ferez  pas  moins  son 
malheur. 

—  Et  pourquoi,  si  l'on  n'exige  d'elle...  rien 
qu'elle  ne  puisse  donner? 

—  Ces  dons-là  sont  affreux  quand  ce  n'est  pas 
Je  cœur  qui  les  fait. 

—  Eh  bien  !  ce  sont,  je  le  suppose,  deux 
moments  un  peu  durs  par  jour,  reste  vingt-deux 
heures  à  faire  tout  ce  qu'on  veut. 

—  Une  femme  vertueuse  n'est  pas  seulement 
liée  à  l'instant  des  devoirs,  elle  l'est  toujours,  et 
quand  cet  instant  est  cruel,  ses  fers  lui  devien- 
nent affreux;  parce  qu'il  n'est  pas  dans  son  âme 
honnête  de  se  permettre  les  flétrissants  moyens 
de  les  alléger. 

— Tout  cela  sont  des  principes  déjeunes  gens, 
fraîchement  sortis  des  bancs  de  l'école;  vous 
verrez,  monsieur  de  Valcour,  comme  vous  préfé- 
rerez à  mon  âge  des  idées  moins  intellectuelles, 
à  tous  ces  sophismes  de  l'amour  :  si  le  mari  peut 
être  heureux  du  seul  physique,  la  femme  doit 
l'être  sans  le  moral. 


ET    VALCOUR  75 


—  Et  vous  supposez  qu'un  mari  peut  être 
heureux  sans  le  cœur? 

—  Je  soutiens  qu'il  l'est  davantage,  l'amour 
n'est  que  l'épine  de  la  jouissance,  le  physique 
seul  en  est  la  rose...  Je  vous  étonnerais  bien  si 
je  vous  disais  qu'il  est  peut-être  possible  de 
goûter  des  plaisirs  plus  vifs  avec  une  femme  qui 
nous  hait,  qu'avec  celle  qui  nous  aime.  Celle-ci 
donne...  il  faut  arracher  à  l'autre  ;  quelle  diffé- 
rence pour  la  sensation  physique  !  elle  a  toujours 
ainsi  l'attrait  piquant  du  viol,  elle  est  le  fruit  de 
la  victoire,  puisqu'il  faut  toujours  combattre  et 
vaincre;  elle  est  donc  cent  fois  plus  délicieuse. 
Songez-vous  qu'il  y  a  dans  la  vie  de  l'homme 
vingt  ans  où  il  veut  encore  jouir  tous  les  jours, 
et  où  il  est  pourtant  bien  sûr  de  ne  plus  inspirer 
que  des  dégoûts  ;  et  comment  serait-il  heureux 
ne  pouvant  plus  donner  d'amour,  si  l'amour  seul 
faisait  le  bonheur?  Il  l'est  pourtant;  il  est  donc 
possible  d'être  heureux  sans  donner  des  plaisirs, 
très  possible  d'en  recevoir  sans  en  rendre. 

—  Les  idées  d'une  femme  de  dix-huit  ans  ne 
sont  pas  celles  d'un  homme  de  cinquante. 

—  Mais  est-il  bien  sûr  qu'on  ait  des  idées  à 
dix-huit  ans;  ah!  croyez-moi,  l'âge  où  l'on 
n'écoute  que  son  cœur,  n'est  jamais  celui  des 
idées;  égaré  par  un  guide  absurde,  on  se  trompe 
sur  les  sensations,   on    veut   que   la  sensibilité 


76  ALINE 

savoure  ce  qui  n'est  bon  qu'en  l'outrageant; 
pour  moi,  je  l'avoue,  il  n'y  a  pas  dix  ans  que  je 
jouis,  il  n'y  a  pas  dix  ans  que  je  me  doute  de  ce 
qu'il  faut  exclure,  de  ce  qu'il  faut  éteindre  pour 
améliorer  une  jouissance  ;  il  est  inouï  comme  on 
sent  mieux  ce  qu'on  croit  prêt  à  nous  échapper; 
moins  on  est  sûr  de  renouveler,  mieux  on  goûte 
ce  qu'on  obtient  ;  il  faut  avoir  beaucoup  connu 
pour  décider  sur  ce  qui  est  bon...  Et  que 
connaît-on  à  dix-huit  ans?  Estimant  encore  ses 
principes,  croyant  encore  à  la  vertu,  admettant 
des  dieux...  des  chimères...  chérissant  tous  ces 
préjugés,  a-t-on  conçu  ces  divins  écarts,  fruits 
du  dégoût  et  de  la  dépravation  ;  a-t-on  l'idée  de 
ces  recherches  délicieuses,  nées  dans  le  sein  de 
l'impuissance  ?  Il  faut  vieillir,  vous  dis-je,  pour 
être  voluptueux...  On  n'est  qu'amant  quand  on 
est  jeune,  et  ce  n'est  pas  toujours  à  Cythère  où 
la  volupté  veut  un  culte...  Mais  concluons 
monsieur  de  Valcour,  je  vous  sermonne  et  ne 
vous  convainc  pas...  Quelle  est  votre  dernière 
résolution? 

—  De  mourir  plutôt  mille  fois  que  de  renoncer 
à  mon  Aline. 

—  Vous  vous  attirerez  bien  des  maux. 

—  Je  les  braverai  tous,  aimé  d'elle. 

—  Voilà  donc  votre  dernière  réponse? 

—  C'est  la  seule  que  vous  aurez  jamais  de  moi. 


ET  VALCOUR  ^^ 


Et  se  levant  furieux. 

—  Eh  bien  !  monsieur,  ne  vous  étonnez  donc 
pas  des  moyens  que  je  prendrai...  des  puissances 
que  j'armerai  contre  vous. 

—  Si  vous  agissez  en  malhonnête  homme, 
vous  m'aurez  donné  le  droit  de  vous  mépriser, 
et  j'en  jouirai  dans  toute  son  étendue. 

—  Souvenez-vous  surtout,  monsieur,  que  ma 
maison  vous  est  interdite...  que  je  ferai  surveiller 
ma  fille,  et  que  si  vous  continuez  ou  à  lui  écrire 
ou  à  lui  donner  des  rendez-vous,  j'implorerai  la 
rigueur  des  lois  et  saurai,  au  moyen  d'elles, 
vous  faire  rentrer  dans  les  bornes  du  respect  que 
vous  devez  à  un  de  ses  ministres. 

Et  il  est  sorti  tout  en  colère,  ramassant  ses 
rouleaux,  et  protestant  qu'avant  qu'il  fût  peu, 
mon  entêtement  me  donnerait  des  remords. 

Voilà  ce  qui  s'est  passé,  madame;  j'aurais 
voulu  mettre  plus  de  liant  dans  cette  visite  ; 
j'avoue  que  je  me  repens  par  rapport  à  vous  de 
l'aigreur  qui  m'est  échappée,  mais  je  n'ai  pu 
tenir  à  me  voir  traiter  comme  il  l'a  fait...  me 
proposer  de  vendre  mon  amour  pour  Aline!.. 
Juste  ciel  !  toutes  les  gouttes  de  mon  sang,  ver- 
sées l'une  après  l'autre,  ne  m'y  feraient  pas 
renoncer,  et  le  trône  de  l'univers  fût-il  là  pour 
prix  de  mon  sacrifice,  fût-il  en  parallèle  avec  les 
plus  affreux  tourments,  je  ne  balancerais  pas  une 


78 


ALINE   ET  VALCOUR 


minute.  J'attends  vos  ordres,  madame...  mais  non 
pas  sans  inquiétude,  non  sans  éprouver  comme 
vous,  au  fond  de  mon  cœur,  le  pressentiment  de 
l'infortune...  Moi  qui  voulais  vous  inspirer  du 
courage...  Hélas!  je  sens  que  j'ai  besoin  du 
vôtre...  Cachez  cette  scène  à  votre  Aline;  elle 
augmenterait  ses  inquiétudes...  Instants  fortunés 
du  repos  et  de  la  félicité,  ne  luirez-vous  jamais 
pour  nous! 


iiiiiiiiiinigiiHiiiniiBifiiiifinsoiitiifliiiKEBmiNiiiii 


LETTRE  XLVII. 

MADAME  DE  BLAMONT  A  VALCOUR. 

Paris,  26  janvier. 

^TPn  ne  m'a  point  déguisé  la  visite  qu'on 
vous  a  faite.  J'attendais...  On  m'en 
3  parla  avant-hier,  et  comme  le  ton 
n'avait  point  changé,  je  ne  voulais  rien  dire 
qu'on  ne  me  prévînt;  mais  on  ne  m'a  pas  dit  un 
mot  des  cinq  cents  louis,  encore  moins  de  tout 
ce  qui  a  pu  ressembler  à  l'humeur;  on  s'est 
contenté  de  me  dire  qu'on  avait  voulu  vous  voir 
pour  vous  engager  à  renoncer  à  des  prétentions 
qui  ne  vous  allaient  nullement,  et  qu'il  avait  été 
impossible  de  vous  vaincre.  On  m'a  priée  d'y 
travailler;  et  sans  dureté,  sans  humeur,  on  m'a 
dit  qu'il  était  de  mon  devoir  de  m'opposer  à  de 
certains  rendez-vous  dont  on  était  sûr...  Je  les 
savais  ces  entrevues,  mon  ami  ;  et  j'espère  que 
vous  étiez  bien  persuadé  que  je  ne  les  ignorais 


80  ALINE 

pas;  vous  n'auriez  pas  voulu  qu'Aline  vous  les 
proposât  à  mon  insu;  assurément  elles  sont  bien 
simples,  et  je  serais  loin  de  vous  les  interdire  si 
vos  propres  intérêts  ne  m'y  contraignaient;  il 
faut  faire  encore  plus,  Valcour,  il  faut  éviter  de 
beaucoup  sortir  d'ici,  jusqu'à  ce  que  l'orage  soit 
dissipé;  je  n'ai  point  de  preuves  certaines  du 
courroux  de  l'homme  que  nous  craignons,  mais 
avec  un  tel  caractère,  avec  autant  de  fourberies, 
le  calme  même  ne  doit  pas  nous  en  imposer  ; 
aucun  de  ses  systèmes  ne  m'étonne,  il  ne  m'a 
que  trop  appris  jusqu'où  l'abandon  des  principes 
peut  conduire  un  cœur  comme  le  sien.  Cela  me 
fait  voir  le  cas  qu'il  faut  faire  de  ses  caresses  ; 
mais  s'il  ne  les  fait  que  par  fausseté...  qu'il  soit 
bien  convaincu  que  je  ne  les  reçois  que  par  poli- 
tique, et  que  je  le  traiterais  comme  il  mérite  de 
l'être,  sans  la  contrainte  où  m'engagent  les  inté- 
rêts de  mes  enfants. 

Je  conçois  toute  la  peine  que  vous  avez  eue  à 
vous  modérer,  et  pourtant  vous  y  avez  encore 
mis  trop  de  chaleur;  il  me  le  déguise,  et  cela 
m'inquiète.  Il  est  parti  hier  pour  Blamont,  en 
m'assurant  que  Sophie  n'y  était  plus,  quoiqu'il 
soit  très  certain  qu'elle  y  est  encore;  il  y  a  quel- 
ques jours  que  je  reçus  une  lettre  d'elle,  partie 
de  sa  retraite,  et  qui  me  fut  remise  avec  le  plus 
grand  mystère;  je  ne  vous  l'envoyai  point,  parce 


ET  VALCOUR  8l 


qu'elle  ne  contenait  que  les  particularités  de  son 
enlèvement,  que  vous  saviez  déjà;  j'ai  trouvé  le 
moyen  d'avoir  une  correspondance  sûre  à  Bla- 
mont  :  on  me  fera  passer  les  lettres  de  cette  mal- 
heureuse fille,  et  l'on  m'instruira  exactement  de 
tout  ce  qui  la  concernera.  Dans  ce  moment-ci 
elle  y  est,  et  le  président  y  va...  il  y  va  et 
m'assure  qu'elle  n'y  est  pas...  et  ses  attentions 
pour  moi  ne  diminuent  point...  Oh!  mon  ami,  ces 
détours  sont-ils  constatés?  Ces  faussetés  sont- 
elles  manifestes?..  Et  nous  ne  frémirions  pas! 
Oh  ciel  !  tout  est  fait  pour  nous  inspirer  les  plus 
vives  craintes...  Je  veux  savoir  avant  de  fermer 
ma  lettre  si  Dolbourg  est  du  voyage... 

On  arrive...  Non,  il  n'en  est  point,  le  prési- 
dent part  seul  et  Dolbourg  ne  doit  pas  même 
bouger  de  Paris...  A  quel  propos  cette  visite... 
Malheureuse  Sophie,  les  titres  que  l'on  te  croit 
te  garantiront-ils  des  fureurs  de  ce  débauché  ? 
Ne  se  repent-il  pas  de  t'avoir  respectée  comme 
maîtresse  de  Dolbourg,  et  ces  liens  ont-ils  brisé 
l'idée  du  crime,  heureusement  imaginaire.  Ne 
va-t-elle  pas  enflammer  sa  perfide  imagination?.. 

Il  faut  que  je  vous  parle  de  mon  Aline,  ma 
tête  a  besoin  de  se  reposer  sur  la  vertu,  en 
venant  d'être  obligée  de  concevoir  le  crime... 
Elle  vous  embrasse;  elle  est  un  peu  tourmen- 
tée... Elle  ne  sait  pourtant  rien  de  votre  scène... 

IV  6 


82  ALINE  ET  VALCOUR 

mais  elle  aperçoit,  comme  sa  mère,  du  louche 
dans  tout  ceci...  Consolée  de  vous  voir  un 
instant  toutes  les  semaines,  il  lui  déplaît  d'être 
obligée  d'y  renoncer;  elle  vous  exhorte  néan- 
moins au  même  courage  qu'elle,  et  nous  vous 
embrassons  toutes  les  deux. 


LETTRE  XLVIII. 


LEONORE  A  MADAME  DE  BLAMONT. 


Rennes,  ce  22  janvier. 


fE  croirais  manquer  à  tout  ce  que  je  vous 
dois,  mon  aimable  maman,  si  je  ne  vous 
faisais  part  de  l'heureux  commence- 
ment de  toutes  nos  démarches.  Mon  retour  en 
Bretagne  a  surpris  un  grand  nombre  de  gens,  et 
en  afflige  quelques-uns.  Une  foule  de  petits  cou- 
sins obscurs,  qui  emportaient  en  détail  la  succes- 
sion de  la  comtesse  de  Kerneuil,  trouve  très 
mauvais  que  je  vienne  la  déposséder  ;  et  ces  mal- 
heureux campagnards  s'en  désespèrent  d'autant 
plusamèrementqu'ils  ne  voient  aucun jouràpou- 
voir  soutenir  encore  leurs  ridicules  prétentions. 
Rien  ne  m'amuse  autant  que  le  bouleversement 
de  ces   petites  fortunes  dissipées  par  ma  pré- 


S4  ALIXE 

sence,  comme  l'aquilon  renverse  ces  plantes 
parasites  qu'un  jour  voit  naître  et  qu'un  instant 
détruit.  Vous  allez  me  dire  que  je  suis  méchante, 
que  j'ai  un  mauvais  cœur,  mais,  ces  reproches  à 
part,  vous  m'avouerez  pourtant  qu'il  y  a  des 
occasions  où  le  mal  qui  arrive  aux  autres  est 
quelquefois  bien  doux  *.  Ne  peut-on  pas  mettre 
de  ce  nombre  celui  qui  nous  enrichit? 

Le  comte  de  Beaulé  nous  a  envoyé  une 
réponse  d'Espagne,  qui  nous  assure  une  prompte 
et  sûre  restitution  d'une  partie  des  lingots  ;  et 
cela  joint  au  reste,  va  nous  rendre,  comme  vous 
le  voyez,  une  des  plus  riches  maisons  de  Bre- 
tagne; mais  ce  ne  sera  point  en  province  où 
nous  consommerons  cette  brillante  fortune,  nous 
habiterons  la  capitale.  Le  centre  des  plaisirs  est 
le  lieu  qui  convient  aux  richesses;  et  dès  qu'on 
peut  satisfaire  tous  ses  désirs,  le  séjour  qu'il  faut 
préférer  est  celui  où  l'on  les  renouvelle  plus 
souvent.  Ce  projet  d'ailleurs,  nous  rapproche  de 
vous,  en  faut-il  plus  pour  nous  y  décider?  N'avez- 
vous  pas  entrepris  ma  conversion  ?  Il  faut  bien 
que  je  vous  en  laisse  la  gloire...  Quelle  cure  !  et 


*  On  dit  nue  Paul  Veronèse,  obligé  dans  une  vaste  composition  de 
l'aire  reconnaître  les  deux  sœurs,  sous  les  costumes  les  plus  dis- 
tincts, mit  an  tel  art  dans  de  certains  traits  de  l'une  et  1  autre  de  ces 
personnes,  qu'on  les  nomma  au  premier  coup  d'«eil.  Est-il  pos- 
sible de  ne  pas  reconnaître  de  même  ici  Léonore  pour  la  tille  de 
monsieur  de  Blamont  ?  [Xote  de  l'éditeur. 


ET  VALCOUR  85 


que  je  crains  de  vous  y  voir  échouer.  J'appellerai 
mon  cœur  au  secours  de  mon  esprit...  mais  tous 
deux  sont,  dites-vous,  si  mauvais...  je  ne  passe 
pourtant  point  condamnation  sur  le  premier,  et 
ma  sensibilité  est  toujours  bien  active  quand  il 
est  question  de  vous  chérir  *. 

Destinée  aux  rencontres  singulières,  j'ai  trouvé 
pour  directeurs  du  spectable  de  Rennes,  mon- 
sieur et  madame  de  Bersac;  ils  m'ont  vue  dans 
une  partie  de  ma  gloire,  et  mon  petit  orgueil 
en  était  flatté;  cette  aventure  m'a  fait  naître  une 
idée  sur  cette  petite  Sophie  que  vous  me  fîtes 
voir  à  Orléans...  Elle  est  jolie,  mes  anciens 
amis  s'offrent  à  la  prendre  et  à  la  former  si  vous 
le  trouvez  bon  ;  il  me  semble  que  cela  lui  vau- 
drait mieux  qu'un  couvent,  et  quand  on  possède 
une  figure  comme  la  sienne,  n'est-il  pas  infini- 
ment plus  sage  d'être  utile  aux  hommes  qu'inu- 
tile à  Dieu  ?  Si  ce  projet  scandalise  pourtant  la 
farouche  vertu  de  ma  jolie  maman,  je  lui  offre 
une  place  chez  moi  dès  que  nous  serons  établis  ; 
quand  on  est  jeune,  il  faut  travailler  :  faire  une 
pension  à  cela  pour  prier  Dieu  et  médire  au  fond 
d'un  couvent,  c'est  en  vérité  de  l'argent  mal 
employé.  Je  ne  prétends  pas  refroidir  votre  com- 
passion, mais  si  cette  petite  fille  ne  veut  rien 

*  Aline,  Aline,  auriez-vous  Ociit  comme  cela  &  votre  mère  1 

[Note  de  l'éditeur. 


86  ALINE   ET  VALCOUR 

faire,  en  vérité  je  l'abandonnerais  sans  scrupule. 
Je  vous  l'ai  dit,  je  ne  connais  rien  de  pire  que  de 
favoriser  la  fainéantise;  c'est  blesser  les  lois  de 
la  société,  c'est  les  enfreindre  toutes. 

Vous  vous  déciderez  et  me  donnerez  vos 
ordres  ;  quels  qu'ils  puissent  être,  ils  m'honore- 
ront, et  je  me  ferai  toujours  une  loi  de  les  suivre. 
Sainville  et  moi,  nous  embrassons  tous  deux  la 
tendre  Aline,  et  nous  vous  offrons  tous  deux  nos 
respects. 


&£$is'ÙL--is*£££  ÙjJj-J  tïZS-Â  ÙôSH  &M-i  iÀ-^i  h?M-i  i^!àé 


LETTRE  XLIX. 

SOPHIE    A    MADAME    DE    BLAMOXT. 

Château  de  Blamont,  ce  29  janvier. 

<^£2*7pH!  madame,  pourquoi  faut-il  que  je  ne 
/Kn>]|\  sois  destinée  qu'à  vous  raconter  des 
^^T^n,  infamies;  pourquoi  faut-il  que  le  ciel 
ne  m'ait  donné  l'existence  que  pour  être  toujours 
victime  du  malheur...  Et  puis,  comment  oser 
parler  quand  celui  qui  me  fait  souffrir  vous 
appartient  d'aussi  près?  Vous  avez  bien  voulu 
lire  ma  première  lettre,  une  réponse  de  vous, 
que  je  conserve  au  fond  de  mon  cœur,  m'apprend 
que  vous  avez  daigné  pleurer  sur  mes  maux  ; 
j'ose  vous  les  confier  encore,  j'ose  encore  implo- 
rer votre  protection,  je  suis  menacée  de  plus 
grandes  infortunes  que  celles  que  je  viens  de 
soutenir;  oh  .'^madame,  daignez  m'y  soustraire. 


88  ALINE 

Je  ne  vous  demande  plus  les  mêmes  bontés,  je 
sais  qu'elles  vous  sont  impossibles  !  mais  tâchez 
seulement,  je  vous  en  conjure,  de  me  faire  arracher 
de  ces  lieux;  j'irai  vivre  ignorée  dans  quelque 
coin  de  la  terre,  où  l'on  n'entendra  jamais  parler 
de  moi  ;  mes  malheureuses  mains  fourniront  à 
ma  subsistance;  je  n'implore  d'autre  secours 
que  la  liberté  de  pouvoir  travailler;  on  aura  pitié 
de  ma  misère,  on  protégera  ma  jeunesse  :  tous 
les  cours  ne  sont  pas  endurcis  ;  je  ne  demande 
que  le  fruit  de  mon  travail,  je  le  mériterai  par 
ma  conduite  et  mon  activité;  mais  passons  aux 
détails,  madame,  puisque  vous  me  permettez  de 
vous  les  faire  *. 

Monsieur  le  président  arriva  ici  en  poste  le  25 
au  soir;  il  était  environ  huit  heures  quand  il 
entra  dans  la  maison;  on  lui  avait  préparé  du  feu 
et  à  souper  dans  ses  appartements  d'en  haut;  il 
y  monta  tout  de  suite,  et  dès  qu'il  eut  fait,  il 
m'envoya  dire  de  venir  lui  parler...  La  feuille 
agitée  par  l'orage  était  moins  tremblante  que 
moi.  Son  laquais,  en  sortant,  ferma  soigneuse- 
ment toutes  les  portes,  il  ne  restait  plus  de  com- 
munication de  libre  que  celle  de  ma  chambre  à 


Noua  prévenons  nos  lecteurs  que  la  décence  nous  a  contraints  n 
élaguer  beaucoup  ces  détails  ;  peut-être  reste-il  encore  des  choses 
fortes,  il  est  impossible  d'iirïaiMir  par  trop  la  teinte  des  caractères. 

[Note  de  Péditeur.} 


ET  VALCOUR 


la  sienne;  à  peine  osais-je  avancer...  Il  était  sur 
une  bergère,  au  fond  de  l'appartement,  en  face 
de  la  porte  par  laquelle  j'entrais. 

— Approchez, medit-il,jeconçois  vos  craintes. 
Vous  devez  frémir  de  me  voir  après  la  sottise 
que  vous  avez  faite...  Vous  êtes  bien  convaincue, 
j'espère,  que  je  ne  viens  ici  que  pour  vous  la  faire 
pleurer;  mais  avant  tout  écoutez-moi,  et  que  la 
vérité  guide  vos  réponses. 

Quels  motifs  ont  pu  vous  déterminer  à  aller 
chercher  la  maison  de  ma  femme  pour  asile? 

—  Le  hasard,  monsieur,  soyez-en  bien  sûr, 
est  la  seule  cause  de  cet  événement;  je  fuyais 
vers  Berseuil  ;  chassée  par  votre  ami,  j'allais 
implorer  le  secours  de  la  femme  qui  m'avait 
élevée;  madame  de  Blamont  m'a  trouvée  dans 
le  bois,  et  m'a  conduite  dans  son  château,  sans 
que  je  susse  que  j'étais  chez  quelqu'un  qui  vous 
tînt  par  de  tels  nœuds. 

—  Mais  vous  lui  avez  raconté  tout  ce  qui  se 
passait  chez  mon  ami  et  chez  moi? 

—  Ignorant  à  qui  je  parlais. 

—  Vous  ne  le  deviez  dans  aucun  cas. 

—  Après  la  manière  cruelle  dont  on  m'avait 
chassée,  je  m'étais  cru  permis  de  me  plaindre. 

—  Vous  méritiez  le  traitement  que  vous  avez 
reçu. 

—  Non,  monsieur. 


90  ALINE 

—  Vous  êtes  une  impudente  et  vous  avez 
trahi  mon  ami. 

—  Par  quel  serment  faut-il  vous  protester  le 
contraire? 

—  Vous  ne  m'en  imposerez  pas,  vous  êtes  une 
catin...  vous  êtes  pis,  vous  nous  avez  volés  en 
partant. 

—  Moi,  monsieur!..  Juste  ciel! 
Et  me  jetant  à  ses  pieds  : 

—  Oh  !  monsieur,  je  suis  une  malheureuse  ; 
mais  l'indigence  n'exclue  ni  la  franchise  ni 
l'honnêteté...  Croyez  au  serment  que  je  vous 
fais  de  mon  innocence  sur  tous  les  points  dont 
vous  m'accusez. 

—  Ce  n'est  pas  dans  ce  moment-ci...  non,  ce 
n'est  pas  à  l'instant  où  je  viens  vous  punir  sévè- 
rement de  vos  fautes,  que  vous  me  ferez  croire 
qu'elles  n'existent  pas. 

Et  alors  il  s'est  levé  et  s'est  promené  quelque 
temps  dans  la  chambre. 

Je  me  suis  levée  aussi,  et  je  me  tenais  en 
silence,  n'osant  lever  les  yeux  sur  mon  juge  et 
frémissant  de  ses  arrêts...  Alors,  il  s'est  appro- 
ché de  moi,  et  m'obligeant  à  lever  la  tête,  qu'il 
souleva  et  contenait  d'une  de  ses  mains  : 

—  Ils  vous  ont  tourné  la  cervelle;  ils  vous  ont 
dit  que  vous  étiez  jolie,  il  est  impossible  de 
l'être  moins;  ils  vous  ont  dit  que  vous  ressem- 


ET  VALC0UR  9  I 


bliez  à  Aline,  il  serait  bien  fâcheux  pour  elle 
qu'elle  fût  aussi  laide  que  vous...  Quelques  traits 
si  l'on  veut...  Ce  qui  fait  qu'en  badinant  je  vous 
appelais  ma  fille;  mais  j'espère  que  vous  êtes 
bien  persuadée  que  vous  ne  m'appartenez  point. 

—  Oh!  oui,  monsieur,  je  connais  maintenant 
ma  naissance. 

—  Vous  la  connaissez? 

—  Oui,  monsieur. 

—  Quelle  est-elle  ?.. 

Et  ici  madame,  je  n'ai  pas  cru  faire  une 
imprudence  en  avouant  que  je  savais  que  je 
n'étais  que  la  fille  de  Claudine  Dupuis,  du  Pré- 
Saint-Gervais. 

—  Et  qui  a  éclairci  ce  point,  a-t-il  demandé 
alors  avec  le  plus  grand  étonnement  ? 

—  Hélas!  monsieur,  je  l'ignore,  mais  on  l'a 
dit  dans  le  château. 

—  On  vous  en  a  imposé,  personne  ne  sait 
mieux  que  moi  qui  vous  êtes: vous  fûtes  nourrie 
quelque  temps  par  cette  femme,  mais  vous  ne 
lui  appartenez  pas. 

Puis  prenant  ma  gorge  de  l'une  de  ses  mains, 
et  fixant  ma  tête  de  l'autre  pour  m'examiner  de 
près  : 

—  11  vous  suffit  de  savoir  que  vous  n'êtes  pas 
ma  fille,  et  que,  quand  vous  la  seriez,  je  n'en 
aurais  que  plus  de  droit  à  vous  punir  rigoureu- 


9  2  ALINE 

sèment,  et  à  vous  réduire  dans  la  soumission  où 
je  veux  que  vous  soyez  vis-à-vis  de  moi... 
Déshabillez-vous... 

Il  y  travaillait  déjà  lui-même...  Mais  quand  il 
a  vu  que  je  me  reculais  en  baissant  la  tête  et  en 
ayant  l'air  de  l'implorer,  il  s'est  jeté  comme  un 
furieux  sur  moi,  et  m'ayant  brutalement  arraché 
tout  ce  qui  me  couvrait,  il  m'a  fait  éprouver  le 
même  traitement  que  j'avais  essuyé  de  son  ami 
lorsque  je  fus  chassée  de  leur  maison  *.  Ni  lar- 
mes, ni  prières  n'ont  été  capables  de  l'attendrir  ; 
on  eût  dit  qu'il  s'enflammaitau  contraire  en  raison 
de  mes  efforts  à  le  désarmer;  et  faisant  succéder 
à  ces  cruels  préliminaires  des  actions  plus  indé- 
centesencore,  il  m'a  soumise,  lamoitié  de  la  nuit, 
à  tout  ce  qu'a  pu  lui  suggérer  l'égarement  de  sa 
tête  et  la  perversité  de  son  cœur. 

Le  lendemain,  il  m'a  fait  revenir  à  l'heure  de 
son  lever. 

—  Tout  ce  que  j'ai  fait  hier,  m'a-t-il  dit,  n'est 
que  le  très  léger  échantillon  de  ce  que  mon  ami 
vous  prépare;  c'est  lui  que  vous  avez  trahi,  c'est 
donc  à  lui  à  se  venger;  je  vous  l'amènerai  inces- 
samment; apprêtez-vous  à  le  recevoir,  et  tâchez 
surtout  de  l'attendrir,  comme  vous  l'essayâtes 
hier  avec  moi,  par  le  moyen  de  ces  deux  grands 
yeux  bleus,   inondés  d'un  ruisseau   de  larmes, 

'  Voyez  tome  T,  lettre  XVI,  Histoire  de  Sophie. 


ET    VALCOUR  93 


dont  l'effet,  comme  vous  voyez,  n'a  pourtant 
pas  été  très  sûr...  Nous  avons  le  malheur,  nous 
gens  de  loi,  d'être  un  peu  blasés  sur  tous  ces 
beaux  secrets  de  femmes...  Ne  dirait- on  pas  que 
je  vous  ai  pulvérisée...  Vo}'ons... 

Ses  regards  se  sont  rassasiés  des  vestiges  de 
son  intempérance;  il  les  a  contemplés  longtemps 
avec    une  curiosité  féroce...   il  les  a  renouvelés 


Ensuite  il  a  appelé  l'homme  qui  me  garde  ici;  il 
lui  a  recommandé  de  me  veiller  avec  plus  de 
soin  que  jamais,  et  de  m'ôter,  surtout,  les 
moyens  de  m'entretenir  ou  verbalement  ou  par 
lettres,  avec  qui  que  ce  pût  être.  Il  a  ajouté  qu'il 
reviendrait  bientôt  avec  son  ami,  et  il  est 
remonté  dans  sa  chaise. 

Si  j'ai  fait  quelque  imprudence,  daignez  me  le 
dire,  madame,  afin  que  je  la  répare  de  tout  mon 
pouvoir;  mais  ne  m'abandonnez  pas,  je  vous  en 
conjure  :  je  n'ai  que  le  Ciel  et  vous  pour  appui; 
qu'il  me  soit  permis  de  les  implorer  tous  deux... 
qu'il  me  soit  permis  d'attendre  de  tous  deux  un 
peu  de  repos  après  tant  de  malheurs!  J'ose  me 
jeter  aux  pieds  de  mademoiselle  Aline,  et  lui 
présenter  mon  respect...  Heureux  instants  où  je 
pus  l'appeler  ma  sœur,  douce  illusion,  comme 
vous  vous  êtes  évanouie...  il  y  a  donc  des  êtres 


94 


dans  le  monde  qui  ne  sont  nés  que  pour  l'infor- 
tune et  la  douleur!..  Que  deviendraient-ils  si 
l'espoir  consolant  d'un  Dieu  juste  ne  venait 
adoucir  leur  tourment  ! 

Mais  hélas  !  ma  jeunesse  m'effraye,  ce  qui 
ferait  le  charme  d'une  autre,  fait  le  malheur  de 
la  triste  Sophie.  Combien  d'années  je  puis  encore 
souffrir  sur  la  terre;  heureux  ceux  qui  sont  près 
du  cercueil...  qui,  après  avoir  langui  sous  les 
fers  de  la  vie,  voyent  enfin  le  ciseau  de  la  Par- 
que prêt  à  terminer  tous  leurs  maux  !  Avec 
quelle  tranquillité  n'aperçoivent-ils  pas  l'instant 
qui  va  les  réunira  l'être  qui  les  a  créés!  Contents 
d'aller  le  glorifier  en  paix...  heureux  de  renaître 
au  sein  de  sa  puissance,  comme  ils  doivent  se 
dépouiller  avec  joie  des  lambeaux  de  leur  huma- 
nité! et  pourquoi  fallait-il  que  je  visse  le  jour! 
A  quoi  servé-je  au  monde?  Inconnue,  méprisée, 
à  charge  à  l'univers...  était-ce  bien  la  peine  de 
naître  ?  Sont-ce  des  épreuves,  ô  mon  Dieu  !  je 
vous  les  offre,  et  ne  vous  demande  pour  prix  de 
ma  soumission,  que  de  détruire  bientôt  la  mal- 
heureuse existence  d'une  créature  qui  n'aspire 
qu'à  revoler  vers  vous  pour  vous  servir  et  vous 
adorer. 

Pardon,  madame,  devais-je  vous  fatiguer  de 
mes  plaintes,  hélas!  ce  sont  peut-être  les  der- 
nières qu'il   me  sera  permis  de  vous  adresser... 


ET    VALCOUR  95 


Qui  sait  ce  qu'on  me  prépare!  qui  sait  ce  que  je 
vais  devenir!  Dieu  puissant!  faites  que  ce  ne 
soit  pas  sur  une  croix  de  douleur  que  la  malheu- 
reuse Sophie  parvienne  aux  pieds  de  votre 
trône  *. 


*  Les  deux  lettres  qu'on  vient  de  lire  étaient  incluses  dans  la 
suivante. 


LETTRE  L. 


MADAME    DE    BLAMONT    A    VALCOUR. 


Paris,  ce  ier  février. 


Zfè%r\SE  vous  envoyé  deux  lettres  bien  diffé- 
oS^JjklÇ  rentes  que  je  viens  de  recevoir  à  la  fois^ 
i^£^Qj/  et  toutes  deux  m'affligent  dans  des 
sens  bien  contraires;  l'une  est  baignée  de  mes 
larmes,  elle  fera  sûrement  couler  les  vôtres;  la 
seconde...  hélas!  je  n'en  parle  point,  lisez-la. 

Eh  bien  !  devons-nous  douter  maintenant  de 
la  réalité  des  maux  qui  s'accumulent  sur  nos 
têtes?..  Comme  il  est  fourbe  cet  homme,  et 
comme  il  est  cruel  !..  remarquez  qu'il  la  croit  sa 
fille,  qu'il  n'a  pour  le  désabuser  qu'un  propos 
d'elle,  dont  rien  ne  peut  lui  garantir  la  vérité  ni 
détruire  les  premières  opinions  dans  lesquelles  il 
doit  être  naturellement...  il  la  croit  sa  fille,  et 
voilà  comme  il  la  traite...  et  la  foudre  n'éclate 
pas  sur  un  tel  homme!.,  j'aurais  voulu  que  vous 


ALINE    ET    VALCOUR  97 

eussiez  vu  le  calme  avec  lequel  il  est  revenu  de 
cette  belle  expédition,  comme  l'habitude  de 
feindre  empêchait  son  front  de  vaciller...  pas  un 
ton  faux  dans  les  inflexions  de  la  voix,  pas  une 
réponse  louche...  Jamais  le  crime  n'eut  autant 
d'assurance;  mêmes  caresses,  mêmes  empresse- 
ments près  de  moi;  il  a  voulu  comme  depuis 
quelque  temps  y  passer  deux  ou  trois  heures  de 
la  nuit...  et  moi  qui  ne  savais  rien...  moi  qui 
ignorais  que  ces  mains  criminelles...  Hélas!  je 
les  ai  laissées  s'approcher  de  moi...  et  mainte- 
nant j'en  frémis  d'horreur... Pourrais-je  soutenir 
jusqu'au  bout  le  personnage  que  je  me  suis 
imposé...  pourrais-je  m'empêcher  de  frissonner, 
quand  ses  yeux  seulement  se  tourneront  sur  les 
miens?  Mais  que  faire...  je  n'ai  pas  même  la 
force  de  m'imaginer. ..  comment  aurais-je  celle 
d'agir. 

Cependant  il  me  paraît  essentiel  que  vous 
alliez  trouver  le  curé  du  Pré-Saint-Gervais,  que 
vous  sachiez  d'abord  de  lui,  si  le  président,  sur 
le  propos  de  Sophie,  n'aura  fait  aucunes  démar- 
ches, et  que  vous  préveniez  cet  ecclésiastique  de 
ce  que  nous  le  prions  de  dire,  dans  le  cas  où  l'on 
viendrait  s'informer.  Moi,  je  ne  prescrirai  rien  à 
Sophie,  qu'elle  continue  de  répondre  comme  elle 
a  fait,  sans  entrer  dans  aucuns  détails,  elle  doit 
les  ignorer  tous  ;  sa  réponse  au  fond  est  indiffé- 
IV  7 


9  8  ALINE 

rente,  elle  ne  doit  n'en  savoir,  qu'elle  dise  ce 
qu'elle  voudra.  Que  décider  à  présent  sur  cette 
malheureuse?..  Il  est  bien  dur  de  l'abandonner... 
bien  périlleux  de  la  servir...  n'ayant  aucun 
besoin  d'avouer  jamais  Léonore,  si  je  continuais 
à  réclamer  Sophie...  mais  le  puis-je  après  son 
propos?.. 

Oh!  mon  ami,  conseillez-moi,  j'en  ai  besoin; 
les  sentiments  du  cœur  nuisent  aux  raisonne- 
ments de  l'esprit,  je  le  sens  et  ne  sais  que  résou- 
dre; j'imagine  cent  moyens  pour  sauver  cette 
infortunée,  et  au  travers  de  tout  ce  qui  me  passe 
par  la  tête  pour  exécuter  ce  dessein,  peut-être 
s'y  présente-t-il  des  choses  dangereuses...  Faire 
parler  à  Dolbourg,  c'est  lui  témoigner  une 
confiance  dont  il  abusera  certainement;  le  comte 
est  chargé  d'une  négociation  si  importante  pour 
Léonore  que  je  n'ose  lui  proposer  ces  nouveaux 
soins...  que  puis-je  d'ailleurs  pour  Sophie  main- 
tenant qui  ne  soit  contre  mon  mari?  J'attaque 
l'un  en  défendant  l'autre...  Je  tiens  à  l'un,  l'autre 
ne  m'est  rien...  Il  est  donc  des  cas  où  la  trame 
du  crime  est  tellement  ourdie,  qu'il  devient 
impossible  de  la  rompre. 

Mais  que  dites-vous  du  calme  de  Léonore  à  dé- 
pouiller ces  malheureux  collatéraux?  En  vérité, 
je  me  repens  plus  que  jamais  du  parti  que  nous 
avons  pris;  je  sentais  toujours  quelque  chose  de 


ET   VALCOUR  ÇQ 


louche  au  fond  de  ma  conscience;  je  vous  l'ai 
dit,  en  adoptant  le  projet  de  lui  faire  réclamer 
cette  succession...  Le  comte  l'a  voulu,  il  n'est 
plus  temps  d'en  revenir...  et  pourquoi  réduire 
ces  infortunés  à  l'aumône?..  Ne  pourrait-elle  pas 
se  contenter  du  bien  de  son  mari?  ou  au  moins 
faire  grâce  aux  plus  pauvres.  Et  l'indifférence 
avec  laquelle  elle  me  parle  de  Sophie...  En  faire 
une  comédienne...  ou  une  femme  de  chambre... 
Voilà  comme  la  pitié  parle  au  fond  de  ce  cœur... 
si  ressemblant  à  celui  de  l'homme  qui  fait  tous 
nos  maux...  Adieu,  je  n'ai  pas  assez  de  tête  ce 
soir  pour  continuer  de  vous  écrire  ;  conseillez- 
moi...  éclairez-moi,  et  pressez  surtout  les 
démarches  que  je  vous  demande. 


LETTRE  LI. 

VALCOUR    A   MADAME    DE    BLAMONT. 

Paris,  ce  4  février  *. 

§lfèP)ous  aviez  raison,  madame,  de  soupçon- 
b$v  ner  le  président  de  l'envie  de  s'éclairer, 
^y;  comme  s'il  lui  eût  tardé  de  savoir  si 
son  crime  était  réel  ou  non,  comme  s'il  eût 
craint  de  ne  pas  charger  aussitôt  sa  conscience 
de  cette  nouvelle  horreur.  La  première  chose 
qu'il  a  faite  au  retour  de  Blamont,  a  été  de  voler 
au  Pré-Saint-Gervais  ;  il  a  demandé  Claudine 
Dupuis,  elle  était  morte;  il  a  été  obligé  d'avoir 
recours  au  curé;  cet  honnête  homme  se  ressou- 
venant de  nos  opérations,  nous  a  servis  comme 
si  nous  eussions  été  là  pour  l'encourager. 

—   Que  désirez-vous  de  moi,  lui  a-t-il  dit, 
monsieur? 

*  Il  faut  se  rappeler  ici  la  lettre  XXIV  du  premier  volume. 


ALINE    ET    VALCOUR 


—  Savoir,  a  répondu  le  président,  ce  que 
devint  Claire  de  Blamont  mise  en  nourrice  ici  en 
tel  temps  et  chez  telle  femme. 

—  Elle  est  morte,  et  je  vous  en  délivrai  pour 
lors  les  extraits  nécessaires. 

—  Non,  monsieur,  elle  ne  mourut  pas,  j'avais 
des  raisons  pour  soustraire  cette  enfant  à  ma 
femme,  je  m'accordai  avec  la  nourrice  pour 
feindre  sa  mort,  et  je  l'enlevai  de  nuit. 

—  Que  vouiez^vous,  si  cela  est,  et  qui  peut 
être  mieux  instruit  que  vous  du  sort  de  cette 
enfant  ? 

—  Mais  la  nourrice  peut  m'avoir  trompé  ;  je 
lui  ai  dit  que  je  destinais  à  cette  petite  fille  le 
sort  le  plus  heureux,  désirant  peut-être  en  faire 
jouir  la  sienne,  elle  a  pu  me  la  donner  à  sa  place, 
et  garder  celle  que  je  venais  enlever,  ce  qui 
ferait  que  je  n'aurais  alors  que  sa  fille  entre  mes 
mains,  au  lieu  de  la  mienne. 

—  Ces  choses-là  ne  se  font  point. 

—  Qu'est  devenue  la  fille  de  Claudine? 

Et  le  curé  saisissant  ici  avec  adresse  l'occa- 
sion de  la  mort  réelle  d'Elisabeth  de  Kerneuil, 
a  donné  à  la  fille  de  Claudine...  —  Sophie  —  le 
sort  de  cette  Elisabeth,  et  lui  a  dit  qu'elle  était 
morte.  N'ayant  au  moyen  de  celanullementparlé 
du  troisième  enfant  contre  lequel  a  été  changé 
Claire  de   Blamont,  il  a  laissé  le  président  dans 


102  ALINE 

l'erreur,  et  absolument  convaincu  que  la  fille  de 
Claudine  est  morte,  et  que  l'individu  qu'il  a  dans 
Sophie  est  bien  décidément  sa  fille. 

Il  est  certain  que  si  les  mêmes  choses  pou- 
vaient sans  inconvénient  se  soutenir  en  justice, 
à  l'esclandre  près  que  vous  voulez  éviter,  vous 
n'auriez  pas  d'autres  moyens  de  sauver  Sophie 
que  de  la  réclamer  encore  pour  votre  fille;  Léo- 
nore  n'ayant  aucun  intérêt  à  vous  désavouer,  ne 
le  ferait  sûrement  point,  et  peut-être  réussiriez- 
vous;  mais  il  faut  un  procès  et  vous  n'en  voulez 
pas,  et  je  suis  bien  loin  de  vous  conseiller  d'en 
avoir;  tout  vous  engage  donc  à  écouter  un  peu 
moins  dans  ce  moment-ci  votre  cœur  que  vos 
intérêts.  Je  vous  conseillais  presque  le  contraire 
cet  automne,  mais  il  y  a  eu  depuis  quelques 
changements  dans  les  circonstances;  il  ne  faut 
pas  voir  les  choses  trop  en  noir;  n'est-il  pas  plus 
simple  d'imaginer  que  les  deux  amis  après  quel- 
ques nouvelles  débauches  éloigneront  cette  fille 
de  vous  et  la  placeront  dans  quelque  couvent  de 
province;  n'est-il  pas,  dis-je,  plus  simple  de 
croire  cela,  que  de  soupçonner  une  atrocité  sans 
fruit  comme  sans  vraisemblance  ?  Il  est  des 
crimes  gratuits  trop  affreux  pour  être  supposés, 
et  que  ne  peut  admettre  l'excès  même  de  la  per- 
versité humaine  :  celui  que  vous  pourriez  craindre 
serait  dans  ce  cas-là,  ne  l'imaginez  donc  point.. 


ET    VALCOUR  103 


Pour  être  plus  sûr  de  son  fait,  le  président  a 
proposé  au  curé  l'exhumation  du  prétendu  corps 
de  Claire,  lui  assurant  qu'on  ne  devait  trouver 
dans  le  cercueil  aucune  trace  de  cadavre  d'en- 
fant... 

Le  curé,  qui  savait  à  quoi  s'en  tenir,  lui  a 
dit  que  cette  recherche  était  inutile,  que  dès  qu'il 
avait  ordonné  la  fraude,  il  devait  être  sûr  qu'elle 
avait  été  exécutée,  qu'il  était  déjà  assez  mal  à 
lui  d'avoir  ainsi  abusé  des  cérémonies  de  l'église, 
sans  joindre  à  cette  indécence  celle  de  l'exhu- 
mation proposée. 

—  D'ailleurs,  a-t-il  ajouté,  je  ne  le  puis  sans 
la  permission  de  l'archevêque;  conviendrez- 
vous  de  cette  fraude  à  ses  yeux?  Croyez-moi, 
laissons  tout  cela  dans  l'oubli  ,  monsieur , 
l'enfant  que  vous  avez  retirée  est  entre  vos 
mains,  ne  doutez  point  que  ce  ne  soit  votre 
fille... 

—  Mais  encore  une  fois,  a  repris  le  président, 
envieux  de  se  procurer  toutes  les  preuves  qui 
pouvaient  le  mieux  constater  son  crime,  qu'est 
devenue  la  fille  de  Claudine  Dupuis  ? 

Et  le  curé  lui  ayant  répété  qu'elle  était  morte, 
a  achevé  de  l'en  convaincre  en  lui  remettant 
T'extrait  mortuaire  d'Elisabeth  de  Kerneuil, 
enterrée  sous  le  nom  faux  de  la  fille  de  Claudine, 
par  une  supercherie  de  cette  nourrice,  que  vous 


1 04  ALINE 

sûtes  lors  de  mes  recherches.  Je  le  répète,  voilà 
donc  le  président  plus  sûr  que  jamais  que  Sophie 
est  sa  fille,  et  que  tout  ce  qui  a  pu  être  dit  ulté- 
rieurement n'est  que  du  verbiage  de  valets,  qui 
ne  doit  pas  avoir  un  plus  grand  degré  de  réalité 
que  ce  qu'on  lui  prouve.  Un  honnête  homme  se 
rappelant  ici  les  indignités  dont  un  moment  de 
fureur  lui  aurait  fait  accabler  cette  malheureuse, 
se  voyant  convaincu  qu'elle  est  sa  fille  ,  en 
serait  mort  de  regret  et  de  douleur;  le  prési- 
dent parfaitement  tranquille  dans  le  mal...  le 
président  qui  ne  désirait  des  informations  que 
pour  jouir  de  la  certitude  d'avoir  commis  ce 
crime...  le  président,  dis-je,  est  parti  comblé,  lais- 
sant éclater  sur  ses  traits  cette  joie  maligne 
qu'imprime  chez  les  scélérats  la  conviction  de 
leur  atrocité.  J'ai  rendu  mille  grâces  au  curé  de 
nous  avoir  aussi  bien  servis,  et  nous  sommes 
convenus,  tous  deux,  qu'il  l'avait  fait  sans  com- 
promettre son  devoir,  puisqu'il  n'en  a  imposé 
sur  rien,  qu'il  n'a  fait  que  cacher  un  secret  confié, 
et  profiter  des  fraudes  qu'on  lui  avait  faites  à 
lui-même. 

Voilà  les  faits,  madame,  je  n'ose  prendre  sur 
moi  de  vous  renouveler  le  conseil  d'abandonner 
Sophie  à  la  providence;  mon  cœur  souffrirait 
trop  à  vous  y  engager.  Mais  quel  que  soit  l'inté- 
rêt qu'elle  vous  inspire,  daignez  réfléchir  que 


ET  VALCOUR  105 


vous  avez  deux  filles  et  un  époux  à  ménager;  à 
l'éclaircissement  juridique,  il  faut  que  le  curé 
parle,  dès  ce  moment  vous  ne  sauvez  pas  Sophie, 
et  Léonore  vous  est  rendue,  quelque  adroite  que 
soit  cette  jeune  personne,  vous  l'exposez  pour- 
tant aux  noirceurs  d'un  père  atroce,  capable  de 
sacrifier  jusqu'à  Sainville,  dès  qu'il  ne  verra  plus 
dans  lui  qu'un  obstacle  aux  infamies  qu'il  conce- 
vra trop  infailliblement  sur  cette  nouvelle  fille 
immolée  déjà  dès  le  berceau,  dans  sa  perfide 
imagination.  Si  vous  plaidez  et  que  vous  per- 
diez, ce  qui  sera  certain,  vous  sacrifiez  Aline  à 
Dolbourg...  plus  aucun  moyen  dès  lors  de  pou- 
voir la  tirer  de  ses  mains,  puisque  Sophie  n'est 
plus  sa  belle-sœur,  et  que  vous  gagniez  ou  que 
vous  perdiez,  voilà  du  train;  Paris  entier  s'occu- 
pant  de  vous  et  tout  cela  pour  une  fille  qui  ne 
vous  est  rien,  et  envers  laquelle  vous  avez  déjà 
fait  tout  ce  que  pouvait  vous  dicter  le  sentiment 
le  plus  étendu  de  la  pitié... 

Il  est  de  malheureux  cas,  madame,  et  vous 
allez  voir  que  ma  comparaison  met  tout  au  pis, 
puisqu'elle  suppose  des  atrocités  impossibles... 
mais  dussent-elles  être...  il  est  de  malheureux 
cas  où  le  berger  prudent  sacrifie  une  brebis  éga- 
rée, plutôt  que  de  risquer  le  sort  entier  du  trou- 
peau, en  voulant  protéger  cette  fugitive.  Le 
président  employé   la   feinte   avec   vous;  usez 


106  ALINE 

des  mêmes  armes.  Vous  devez  tout  faire  pour 
le  ménager;  sa  présence  et  ses  soins  vous  répu- 
gnent... Je  le  conçois,  mais  vous  y  refuser  serait 
dangereux;  suivez  votre  premier  plan,  plus  vous 
l'aurez  près  de  vous,  mieux  vous  démêlerez  ses 
démarches,  et  mieux  vous  serez  à  même  d'y 
parer.  Si  vous  l'éloignez  il  n'en  sera  que  plus 
faux,  ses  manœuvres  seront  les  mêmes  et  vous 
les  découvrirez  moins.  Pendant  cela  travaillez 
fermement  à  ce  que  le  sort  d'Aline  se  décide 
dans  une  assemblée  de  parents.  Là,  vous  direz 
toutes  les  raisons  qui  doivent  mettre  obstacle  à 
l'établissement  que  votre  époux  désire,  et  là,  si 
votre  cœur  conserve  toujours  les  mêmes  bontés 
pour  moi,  vous  oserez  me  nommer,  et  faire 
valoir  les  sentiments  d'Aline  :  ma  retenue  et  ma 
délicatesse  s'opposent  à  ce  que  j 'appuyé  davan- 
tage sur  ce  dernier  article;  oh!  combien  ma  cause 
y  sera  bien  servie,  quand  c'est  vous  qui  daignerez 
la  défendre. 

Au  reste,  je  me  soumets  à  vos  conseils,  je  vais 
m'isoler  absolument,  puisque  vous  le  jugez 
nécessaire,  ce  sacrifice  coûtera  bien  peu  à  celui 
qui  ne  respire  que  pour  le  tendre  objet  qu'il  ne 
doit  plus  ni  voir  ni  rencontrer  nulle  part;  je  me 
priverai  du  bonheur  d'aller  prier,  près  d'elle,  le 
Dieu  qui  peut  mettre  fin  à  nos  maux.  Il  m'était 
cependant  si  doux  de  m'édifier  à  ses  côtés,  lors- 


ET  VALCOUR  107 


que  dans  la  ferveur  de  ses  invocations,  je  voyais 
quelquefois  ses  belles  joues  se  colorer  du  feu 
d'une  sainte  ardeur,  que  je  les  voyais  s'inonder 
des  larmes  de  la  piété  et  de  la  componction,  je 
me  disais  avec  tant  de  joie  :  «  Comment  le  Dieu 
qui  l'anime  à  présent  n'accomplirait-il  pas  ses 
désirs; il  est  en  elle,  il  y  descend,  elle  l'implore, 
il  l'exaucera.  »  Et  m'imaginant  alors,  en  me  pros- 
ternant vers  elle,  adorer  le  Dieu  même  en  son 
plus  divin  sanctuaire,  je  lui  adressais  comme  à 
ce  Dieu  tous  les  sentiments  d'une  âme  enflam- 
mée... Eh  bien  !  je  me  priverai  de  ces  délices, 
mais  l'hommage  sera  toujours  égal...  Toujours 
présente  à  mon  imagination,  je  l'adorerai  dans 
le  silence  du  repos  et  de  la  solitude  ;  elle  et  ce 
Dieu,  confondus  dans  mon  âme,  ne  feront  plus 
qu'un  seul  et  même  objet  où  tous  les  sentiments 
du  plus  violent  amour  iront  s'offrir  à  chaque 
instant. 


f+Tfff^^(i) 


LETTRE  LU. 


LE  PRESIDENT  DE  BLAMONT  A  DOLBOURG. 


Paris,  ce  6  février. 


9Pu  es-tu   donc  Dolbourg?   En  vérité,  je 
crois  que  tu  deviens  sage  :  si  cela  est, 
je  ne  dis  mot,  rien  ne  me  touchecomme 
une  conversion,  et  j'y  crois  si  peu  que  j'en  désire 
toujours,  sans  avoir  encore  été  assez  heureux 
pour  en  rencontrer.  Il  est  pourtant  certain  qu'il: 
en  faut  venir  là...  On  recule  tant  qu'on  peut,  ces: 
maudites  passions  nous  troublent...  nous  aveu-jl 
glent;  dans  la  jeunesse  elles  sont  violentes;  àj 
notre  âge  elles  sont  dépravées  ;  plus  nous  vieil-' 
lissons,  plus  elles  nous   maîtrisent;    les  goûts: 
sont  formés,  les  habitudes  sont  faites,  à  force 


ALINE    ET    VALCOUR  109 

d'cutrage  on  a  réussi  à  mettre  son  âme  en  repos, 
on  est  parvenu  à  comprendre  que  ces  réminis- 
cences fâcheuses  qui  la  bourrellent  quelquefois, 
s'éteignent  à  mesure  que  l'on  les  nourrit  et  que 
la  façon  la  plus  sûre  de  les  anéantir  est  de  leur 
donner  de  l'aliment.  Au  lieu  de  s'arrêter  alors, 
1  on  redouble,  l'excès  de  la  veille  allumant  les 
désirs,  ne  sert  qu'à  faire  inventer  de  nouveaux 
projets  pour  le  lendemain  ;  et  l'on  arrive  ainsi 
sur  le  bord  de  la  tombe  sans  s'être  occupé  de  la 
chute  un  seul  jour.  Une  fois  là,  que  devient-on  ? 
Tous  les  préjugés  renaissent,  et  l'on  expire  en 
désespéré. 

Voilà  pourtant  quelle  sera  ta  fin  :  je  te  vois  d'ici 
entouré  de  prêtres,  te  prouvant  que  le  diable  est 
là  qui  t'attend,  et  toi  frémir,  pâlir,  faire  des 
signes  de  croix,  abjurer  tes  goûts,  tes  amis,  puis 
partir  comme  un  imbécile.  Et  pourquoi  seras-tu 
comme  cela...  C'est  que  tu  ne  t'es  point  fait  de 
principes;  je  te  l'ai  dit,  c'est  que  n'écoutant  que 
tes  passions  sans  raisonner  leur  cause,  tu  n'as 
jamais  eu  assez  de  philosophie  pour  les  sou- 
mettre à  des  systèmes  qui  pussent  les  indentifier 
dans  toi  ;  tu  as  sauté  par-dessus  tous  les  préjugés 
sans  essayer  d'en  détruire  aucun  ;  tu  les  as  tous 
laissés  derrière  toi,  et  tous  reparaîtront  pour  te 
désoler,  quand  il  n'y  aura  plus  moyen  de  les 
combattre. 


IIO  ALINE 

Infiniment  plus  sage,  j'ai  étayé  mes  écarts  par 
des  raisonnements,  je  ne  m'en  suis  pas  tenu  à 
douter,  j'ai  vaincu,  j'ai  déraciné,  j'ai  détruit  dans 
mon  cœur  tout  ce  qui  pouvait  gêner  mes  plai- 
sirs... Faudra-t-il  les  quitter?  Je  serais  fâché  de 
les  perdre  sans  me  repentir  de  les  avoir  aimés  en 
m'endormant  en  paix  dans  le  sein  de  la  nature» 

J'ai  accompli  sa  volonté,  me  dirai-je,  j'ai 
suivi  ses  inspirations;  ce  que  j'ai  fait  lui  plaisait, 
sans  doute,  puisqu'elle  en  éveillait  en  moi  le 
désir...  et  quelle  frayeur  m'inspirerait  donc  la 
fin  de  mon  existence?  Dois-je  craindre  d'être 
puni  pour  avoir  cédé  mollement  sous  le  joug  si 
flatteur  des  lois  qui  m'entraînaient!.,  mourons 
tranquille,  tout  finit  avec  moi...  tout  s'éteint 
quand  mes  yeux  se  ferment,  et  les  moments  qui 
doivent  suivre  l'apparition  que  j'ai  faite  ici-bas, 
seront  semblables  à  ceux  où  mon  existence  était 
nulle;  je  ne  dois  pas  plus  frémir  pour  ce  qui  suit, 
que  je  ne  devais  trembler  pour  ce  qui  précédait: 
rien  n'est  à  moi,  rien  n'est  de  moi,  toujours 
guidé  par  une  force  aveugle,  que  m'importe  ce 
qu'elle  m'a  fait  suivre. 

Ne  doute  pas,  mon  ami,  que  ma  fin  ne  soit 
tranquille  avec  de  tels  sentiments;  je  te  le  répète, 
il  ne  s'agit  pas  d'éloigner,  il  faut  vaincre,  il  faut 
subjuguer,  anéantir  ;  un  seul  préjugé  en  arrière 
suffit  à  notre  désolation,   et  c'est  à  tous,   mon 


ET    VALCOUR 


ami,  à  ceux  mêmes  qui  paraissent  le  plus  respec- 
tables aux  yeux  des  hommes,  qu'il  faut  déclarer 
guerre  ouverte. 

Quoi  qu'il  en  soit,  à  mon  retour  de  Blamont 
je  n'ai  rien  eu  de  plus  pressé  que  de  vérifier  le 
propos  de  cette  petite  créature;  flatté  de  lui 
appartenir  de  tant  de  manières,  j 'aurais  été  déses- 
péré, je  l'avoue,  de  ne  pas  voir  un  de  ces  deux 
liens  prêter  des  charmes  à  l'autre.  Je  ne  te  crai- 
gnais plus,  tes  prétentions  étaient  évanouies;  je 
n'étais  donc  arrêté  que  par  un  titre...  Eh  bien! 
connais-moi,  Dolbourg,  je  ne  frémissais  pour 
mes  plaisirs  que  de  la  crainte  de  les  voir  nuls. 
Mais  tout  est  reconnu,  j'ai  bien  certainement 
l'honneur  d'avoir  mis  Sophie  au  monde,  et  ce 
qui  doit  te  rendre  le  souvenir  des  plaisirs  que  tu 
as  goûtés  avec  elle  bien  autrement  délicieux,  elle 
est  bien  sûrement  légitime,  bien  sûrement  la 
sœur  de  celle  que  l'on  te  destine  *,  heureux 
époux  de  toute  ma  famille;  je  t'aurais  fait  goûter 
le  plaisir  des  Dieux  **,  il  ne  te  reste  plus  que  ma 


*  Il  faut  se  rappeler  ici  que  le  président  faisait  croire  d'abord  à 
]  ■  rg  que  cette  Sophie  était  la  fille  de  sa  maitresse  ;  il  faut  se 

souvenir  aussi  que  cette  maitresse  était  sœur  d'une  autre  dulcinée, 
nt-ue  vivait  Dolbonrg;  qu'ayaûl  en  dans  le  même  temps  cha- 
cun Aine  fille  de  ces  maitresses,  ils  s'étaient  promis  de  se  pro-ti tuer 
mutuellement  ces  deux  enfants,  quand  elles  auraient  atteint  l'âge 
nubile. 

"Allusion  aux  incestes  multipliés  des  divinités  du  paganisme. 


112  ALINE 

femme.  Tu  ne  saurais  croire  l'envie  que  j'aurais 
de  te  voir  flétrir  les  palmes  de  la  vertu  conjugale 
dont  cette  fière  épouse  est  si  orgueilleuse... 
Veux-tu  que  je  hasarde  la  proposition?..  Tu 
joueras  vingt-quatre  heures  l'amant  passionné, 
et  si  on  ne  se  rend  pas...  ce  qui  est  vraisem- 
blable, j'arriverai  à  ton  secours... 

Ah!  laisse-moi  rire  de  l'idée,  je  t'en  prie,  il 
me  semble  que  c'est  une  des  plus  folles  que  j'aie 
conçue  depuis  longtemps;  oui,  je  voudrais  te 
voir  l'amant  de  ma  femme  ;  en  attendant  pré- 
pare-toi au  voyage  projeté;  mille  raisons,  toutes 
meilleures  les  unes  que  les  autres,  font  qu'il 
devient  indispensable  de  prendre  au  plus  tôt  un 
parti  sur  Sophie;  nous  nous  consulterons  en 
route  sur  la  manière  d'y  procéder,  car  pour  le 
plan  admis,  je  n'imagine  pas  qu'il  faille  s'en 
départir. 

Cette  madame  de  Blamont  est  dangereuse,  il 
faut  s'en  méfier  ;  quoiqu'elle  ne  dise  pas  grand 
chose  sur  cet  objet-ci,  à  présent  je  ne  suis  pas  sa 
dupe...  La  friponne  est  comme  l'araignée,  elle 
ne  travaille  jamais  si  bien  que  dans  le  silence... 
Il  faut  la  prévenir,  lui  ôter  tout  moyen  de  pou- 
voir réclamer  cette  fille,  de  publier  partout 
qu'ayant  été  ta  maîtresse,  il  est  impossible  que  sa 
sœur  devienne  ta  femme;  tu  sens  la  nécessité  de 
couper  court  à  toutes  ces  calomnies,  une  infinité 


ET   VALCOUR  113 


de  bigots  se  cabreraient  à  ce  projet  incestueux  ; 
on  ne  voit  dans  le  monde  que  des  gens  qui  font 
mal,  et  qui  blâment  à  tout  instant  le  mal  des 
autres,  comme  s'ils  croyaient  couvrir  par  ce 
pédantisme,  les  égarements  dans  lesquels  ils  se 
plongent.  Je  t'attends  donc  chez  moi,  le  21  au 
matin,  sans  faute  :  je  t'indique  ce  rendez-vous 
d'avance  pour  que  tu  t'en  souviennes  mieux. 
Rien  de  ce  que  tu  sais  ne  périclitera  pendant 
notre  voyage;  je  ferai  comme  les  grands  géné- 
raux ;  tout  en  attaquant  l'ennemi  d'un  côté,  je 
saurai  l'affaiblir  de  l'autre;  et  peut-être  en  reve- 
nant de  conclure  une  bonne  opération,  en  trou- 
verons-nous une  meilleure  défaite;  qu'aucun 
plaisir  surtout  ne  te  fasse  négliger  nos  affaires 
essentielles;  entraîné  par  l'histoire  du  moment, 
je  crains  toujours  que  tu  ne  manques,  quand  il 
s'agit  de  travailler.  César,  infiniment  plus  aima- 
ble mais  beaucoup  moins  volage  que  toi,  quit- 
tait tout  pour  une  bataille.  Adieu. 


IV 


LETTRE   LUI. 


DETER  VILLE     A      VALCOUR. 


Ce  13  février 


'ai  été  deux  fois  chez  toi  ce  matin  sans 
te  trouver,  mon  cher  Valcour.  Je  prends 
donc  le  parti  de  laisser  une  lettre  à  ta 
porte,  en  recommandant  qu'elle  te  soit  remise 
avec  le  plus  grand  empressement  aussitôt  que  tu 
rentreras...  Prends  des  précautions...  Tiens-toi 
sur  tes  gardes...  Evite  d'être  seul  d'ici  à  quelque 
temps;  le  président  te  tend  des  embûches;  on 
n'a  pu  encore  me  dire  de  quelle  sorte  sont  les 
dangers  que  tu  dois  redouter,  mais  ils  sont 
incontestablement  funestes  sitôt  qu'un  tel  mons 
tre  s'en  mêle.  Réfléchis  à  tous  les  motifs  qui  le 
guident...  à  son  caractère...  à  ses  richesses...  à 
l'impunité  où  ces  vils  fripons  croyent  vivre,  et 
frémis;  je  vais  tout  employer  pour  te  découvrir 


ALINE  ET  VALCOUR  1 1  5 

ce  qu'il  trame.  En  attendant  tu  dois  à  toi  et  à  tes 
amis  de  prendre  tes  sûretés.  Quand  tu  voudras 
de  moi  pour  ton  second,  fais-moi  dire  un  mot  et 
j'accourrai... 

Eh  bien  !  ces  scélérats  séviront  contre  les  plus 
légers  délits,  ils  déshonoreront,  ils  flétriront, 
ils  assassineront  pour  des  misères  les  meilleurs 
citoyens  de  l'État;  tandis  qu'eux,  qui  en  sont  la 
lie,  eux  qui  ne  le  servirent  jamais,  eux  enfin  qui 
le  troublèrent  ou  le  trahirent  toujours  à  l'abri 
du  glaive  que  leurs  méprisables  mains  soutien- 
nent, se  rendent  dignes  d'en  être  atout  instant 
frappés... 

O  comme  je  suis  tenté  d'aller  vivre  avec  des 
ours  !  quand  je  réfléchis  à  cette  multitude  d'abus 
dangereux,  et  à  cette  foule  d'inconséquences 
intolérables  dont,  avec  quelques  opéras  comi- 
ques et  des  chansons,  on  n'a  pas  même  l'air  de 
se  douter. 


LETTRE  LIV. 


VALCOUR  A  MADAME  DE  BLAMONT. 


De  mon  lit,  ce  23  février. 


Çfâ^f c, uedle  plus  douce  consolation  pour  moi, 
5$£&§/r>  madame,  que  l'intérêt  que  vous  me 
ÎÇ^yî^îg/  témoignez!  Je  n'ai  plus  ni  douleur,  ni 
inquiétude,  depuis  que  je  sais  que  vos  larmes  et 
celles  de  ma  chère  Aline  ont  daigné  couler  sur 
mes  maux.  J'ai  voulu  vous  écrire  moi-même 
pour  vous  prouver  que  je  suis  aussi  bien  qu'on 
peut  l'être  avec  deux  coups  d'épée  :  ni  l'un  ni 
l'autre  ne  sont  dangereux;  l'un  perce  le  haut  de 
l'épaule  gauche,  c'est  celui  dont  je  souffre  le 
plus;  l'autre  est  dans  les  chairs  du  bras  droit... 
je  le  sens  à  peine...  C'est  cette  même  main  qui 


\l<*> 


ALINE    ET    VALCOUR 


vous  écrit...  c'est  elle  qui  va  vous  raconter 
l'événement...  Vous  pardonnerez  le  style  et  les 
traits  ;  la  tête  qui  dirige  l'un,  est  un  peu  malade, 
et  la  main  qui  trace  les  autres  *  est  encore  bien 
faible. 

Hier  soir  revenant  de  souper  chez  la  comtesse 
des  Barres,  où  j'allais  pour  prendre  congé,  vou- 
lant, d'après  votre  conseil,  rompre  avec  tous  mes 
amis...  j'étais  à  pied...  le  temps  était  clair,  je 
tournais  la  rue  de  Buci  pour  entrer  dans  la  rue 
Mazarine  :  il  était  environ  minuit...  Quatre 
hommes,  l'épée  à  la  main,  traversant  la  rue, 
tombent  sur  moi  avec  une  telle  vitesse,  que  j'ai 
reçu  le  premier  coup  avant  que  d'avoir  eu  le 
temps  de  me  défendre  :  j'ai  paré  les  autres  en 
m'appuyant  contre  une  maison...  Pendant  ce 
temps  mon  domestique,  l'un  des  plus  braves 
garçons  que  j'aie  connus,  a  sauté  sur  l'un  de  ces 
gens,  et  lui  a  donné  un  vigoureux  coup  de 
genoux  dans  le  ventre,  qui  l'a  étendu  au  milieu 
du  ruisseau.  Il  en  allait  saisir  un  autre,  quand 
j'ai  reçu  ma  seconde  blessure.  Voyant  qu'il  était 
prouvé  que  je  n'avais  affaire  qu'à  des  assassins, 
e  n'ai  plus  songé  qu'à  battre  en  retraite,  tou- 
jours en   parant  de  mon  mieux,  quoique  mon 

*  Les  répétitions,  les  négligences  de  cette  lettre,  prouvent  l'état  de 
Valcour,  et  doivent  convaincre  le  lecteur  qu'on  ne  lui  en  impose  pas, 
quand  on  toi  garantit  la  véracité  de  cette  correspondance. 


Il8  ALINE 

bras  se  fût  engourdi  par  l'effet  du  sang  que  j'en 
perdais...  Alors  j'ai  appelé  à  moi,  et  comme  j'ai 
vu  que  la  garde  accourait,  et  que  mes  meurtriers 
fuyaient,  j'ai  remis  tranquillement  mon  épée... 
Mon  laquais  est  accouru;  il  a  bandé,  comme  il  a 
pu,  mes  plaies  de  nos  mouchoirs,  et,  peu  loin  de 
ma  porte,  je  me  suis  retiré  heureusement  sans 
aucun  esclandre.  Mon  brave  second  est  un  peu 
blessé...  et  dans  mon  petit  ménage  de  garçon, 
sans  les  soins  de  Déterville,  je  me  serais  peut- 
être  trouvé  mal  à  l'aise  ;  mais  ce  tendre  et  cher 
ami,  accouru  avec  deux  de  ses  gens  qui  me 
servent,  ne  me  quitte  pas  lui-même  d'une 
minute. 

Si  j'avais  suivi  ses  conseils,  peut-être  ce  mal- 
heur ne  me  serait-il  pas  arrivé...  Il  me  gronde... 
il  me  soigne...  il  me  console...  il  me  parle  de 
vous  :  quel  malheur  ne  s'oublierait  pas  ainsi?  Je 
ne  jouirais  peut-être  pas  si  bien  de  ces  douceurs, 
sans  l'accident  qui  m'est  arrivé,  tant  d'amitié  me 
le  rend  bien  cher. 

Nous  faisons  l'un  et  l'autre  mille  combinai- 
sons sur  cet  événement  ;  il  y  veut  une  origine 
que  je  n'admets  point...  J'ai  tant  de  peine  à 
croire  ce  qui  répugne  à  mon  cœur...  Je  suis  si 
loin  de  supposer  ce  que  je  ne  me  permettrais 
pas...  Une  méprise...  un  projet  de  coquin,  tout 
ce  qui  s'éloigne,  en   un  mot,  de  l'horreur  que 


ET  VALCOUR  119 


mon  ami  suppose,  est  ce  qui  me  paraît  le  plus 
vraisemblable...  Sa  tendresse  pour  moi  l'aveu- 
gle... ne  l'imitez  pas,  madame,  je  vous  en  sup- 
plie... votre  âme  sensible  aurait  trop  à  souffrir 
d'une  supposition  que  toutes  les  vraisemblances 
démentent. 


LETTRE  LV. 


ALINE      A     VAL  COUR. 


Paris,  ce  24  février. 

f^yjYH  ciel!  qu'ai-je  appris?..  On  me  le 
/'  -xj?  cachait...  toi  que  j'aime,  toi  que  je  veux 
^'V^ââ  adorer  sans  cesse...  idole  de  mon 
cœur...  tu  as  couru  des  dangers,  et  je  n'étais 
pas  auprès  de  toi...  Ton  sang  coule...  il  a  coulé 
pour  moi...  à  cause  de  moi...  et  ce  n'est  pas  moi 
qui  te  soigne?  Je  ne  puis  ni  te  veiller,  ni  te 
secourir  ;  j'y  veux  voler,  on  m'en  empêche  ;  je 
n'aurai  pourtant,  ni  repos,  ni  tranquillité,  que  je 
ne  t'aie  vu;  mon  honneur...  ma  vie,  tout  ce  que 
j'ai  de  plus  cher  dût-il  être  compromis,  il  faut 
que  je  te  voie...  il  faut  que  mes  yeux  m'assurent 
que  l'on  ne  me  trompe  point,  et  que  tes  jours 
sont  en  sûreté. 


ALINE   ET  VALCOUR 


Père  barbare...  si  je  croyais  que  ce  fût  vous, 
l'amour  étoufferait  la  voix  de  la  nature...  Mais 
où  m'emporte  mon  funeste  état!  mes  larmes 
coulent,  et  elles  ne  me  soulagent  point  !  mon 
cœur  est  dans  une  telle  oppression,  que  tous 
mes  sens  sont  anéantis...  Quel  est  le  motif  de  ce 
funeste  accident  ?..  je  veux  le  savoir  ou  mourir. 
Ah  !  combien  je  t'aime,  Valcour,  comme  tes 
maux  réveillent  ma  flamme;  ce  fer  fatal  a  pénétré 
mon  cœur...  Le  sang  qu'il  en  arrache  se  mêle 
aux  larmes  dont  j'inonde  ce  que  j'écris!..  Com- 
ment es-tu  ?..  Quel  est  ton  état?..  Je  veux  en 
être  instruite  à  toutes  les  heures...  à  toutes  les 
heures  on  entrera  chez  toi  de  ma  part...  excepté 
pendant  le  temps  de  ton  repos...  de  ce  repos  que 
je  voudrais  aller  te  procurer  moi-même,  au  prix 
du  mien  et  de  ma  vie...  Et  pourquoi  n'irais-je 
pas?  Qu'ai-je  à  craindre?..  Qu'ai-je  à  redouter?.. 
Je  ne  suis  effrayée  que  de  tes  douleurs...  Tout 
m'est  égal  sans  toi  :  devoirs,  respects,  senti- 
ments, décence,  froides  et  vaines  considéra- 
tions, vous  n'êtes  rien  auprès  de  mon  amour... 
Qu'ils  sont  heureux  ceux  qui  te  soignent...  que 
ne  donnerais-je  pas  pour  partager  leur  sort?  Que 
dis-je?  Ah!  si  le  bonheur  ne  m'était  point  ravi, 
qui  que  ce  fût  que  moi  seule,  ne  t'offrirait  aucun 
service  ;  je  serais  jalouse  de  tous  ceux  qu'on  vou- 
drait m'empécher  de  te  rendre...  Pourras-tu  me 


122  ALINE 

lire,  pourras-tu  comprendre  le  désordre  de  ces 
traits  ?. .  Le  feu  de  cette  tête  égarée  par  le  déses- 
poir... les  expressions  de  ce  cœurperdu  d'amour, 
tout  ce  que  j'éprouve  enfin,  sera-t-il  entendu  de 
toi?..  Il  y  a  des  instants  où  mon  âme  m'aban- 
donne pour  aller  s'unir  à  la  tienne...  des  instants 
où  je  ne  respire  plus,  où  il  ne  reste  de  mon  exis- 
tence qu'une  triste  machine,  dont  tous  les  res- 
sorts semblent  habiter  au  fond  de  ton  cœur.  Ma 
mère  veut  me  consoler...  elle  veut  sécher  mes 
larmes...  Hélas!  quelle  main  en  serait  plus 
capable,  si  mon  inquiétude  était  susceptible  de 
s'adoucir...  A  peine  l'entends-je,  à  peine  la 
vois-je...  elle  qui  est  le  plus  tendre  objet  de  ma 
vie... 

O  ma  chère  âme  !  ô  doux  espoir  de  mes  mal- 
heureux jours!..  Pourquoi  ne  sont-ils  pas  tom- 
bés sur  moi,  ces  coups  cruels  qui  ont  déchiré 
mon  âme  !  Je  souffrirais  bien  moins  de  mes  pro- 
pres maux  que  des  tiens...  Être  éternel...  venge- 
le...  venge  l'amour  outragé...  n'importe  aux 
dépens  de  qui.  Ta  délicatesse  te  déguise  les 
véritables  auteurs  de  ce  crime;  la  mienne, 
absorbée  par  tes  malheurs,  ne  me  permet  pas  les 
mêmes  illusions...  Je  le  vois,  ce  tyran,  je  le  vois 
armer  les  mains  des  scélérats  qui  t'outragèrent. 
Eh!  dirige-les  vers  moi  ces  fers  cruels...  homme 
dénaturé...  perce  le  sein  qui  l'idolâtre...  entr'ou- 


ET  VALCOUR  123 


vre-le,  te  dis-je,  si  tu  veux  en  bannir  l'amour 
dont  il  est  embrasé...  Cet  amour  violent  qui 
m'anime,  est  l'unique  principe  de  ma  vie;  il  ne 
cessera  jamais  qu'avec  elle...  Et  pourquoi  ména- 
gerais-tu mon  sang  quand  tu  as  répandu  celui 
de  Valcour?..  Ignores-tu  que  c'est  ma  vie  qui 
circule  dans  ses  veines,  et  qu'en  les  entr'ou- 
vrant,  c'est  ma  vie  que  tu  fais  exhaler?  Achève 
de  l'arracher,  tu  le  peux,  mais  n'espère  pas  de 
nous  séparer;  elles  seront  à  jamais  unies,  ces 
âmes,  dont  tu  veux  briser  les  liens  :  Dieu  ne  les 
a  créées  que  pour  être  ensemble;  il  n'a  donné 
pour  existence  à  l'une,  qu'une  portion  de  celle 
de  l'autre;  il  faut  que  ces  moitiés  se  réunissent 
en  dépit  des  monstres  qui  veulent  les  séparer 
ici... 

On  entre...  on  arrive  de  chez  toi...  on  me  dit 
que  tu  vas  bien,  jene  le  crois  pas...  on  m'abuse... 
tout  le  monde  s'entend  pour  me  tromper;  si  tu 
vas  bien,  pourquoi  ne  m'écris-tu  point?  Ton  état 
peut  avoir  changé  depuis  qu'on  t'a  quitté... 
Repartez,  barbare...  repartez...  dites-lui  qu'il 
trace  un  seul  mot  de  sa  main  pour  son  Aline... 
qu'il  dise  qu'il  va  mieux...  et  qu'il  l'aime...  Mais 
comme  tout  est  froid  à  mes  larmes,  comme  tous 
les  cœurs  sont  insensibles  à  ce  que  je  souffre...  il 
n'y  a  que  ma  mère  qui  m'entende...  il  n'y  a  que 
son  âme  à  qui  la  mienne  ressemble..  Cruelle 


124  ALINE  ET  VALCOUR 

que  je  suis!  elle  m'embrasse  et  je  la  repousse... 
je  lui  demande  Valcour...  je  lui  demande  pour- 
quoi elle  ne  veut  pas  me  conduire  à  lui...  Si  vous 
me  le  refusez,  c'est  qu'il  n'existe  plus...  et  vous 
me  le  cachez...  vous  craignez  que  je  ne  le  suive... 
Ah!  n'en  doutez  pas...  vos  efforts  seraient  super- 
flus... il  ne  serait  rien  qui  pût  me  retenir... 
Moi...  vivre  sans  Valcour!..  exister  dans  un 
monde  qu'il  n'embellirait  plus...  Ah  !  que  ferais- 
je  sur  la  terre  après  lui?..  Envoie-moi  Déter- 
ville,  je  ne  m'en  rapporterai  qu'à  lui...  qu'il 
vienne...  qu'il  retourne,  qu'il  te  porte  mes  sou- 
pirs enflammés...  qu'il  te  voie...  qu'il  me  ras- 
sure, ou  qu'il  me  donne  la  mort. 


>:?r  >.»■>.  sji^  xt^(/  <.,?•>  ~T*  -r-  ;  «••  ••?  >:■  ■■ir-  >  T>  vtr!«!' 
3^€  3i€  9j€  a^g^a^^^^âS  aj€.a-*e^ê, 3j€  g>g  5;ê  5>€s 


LETTRE  LVI. 

MADAME  DE  BLAMOST  A  VALCOUR. 

Paris,  ce  23  février. 

Tf-^J Calmez- vous,  Aline  va  mieux;  le  premier 
àW&fc'ô  mouvement  a  été  terrible;  une  lettre 
êlllssà  écrite,  partie  malgré  moi,  et  qu'on  n'a 
pas  voulu  me  montrer,  vous  a  convaincu  sans 
doute  de  l'état  affreux  qu'a  produit  sur  elle  votre 
accident;  elle  a  été  vingt-quatre  heures  dans 
des  spasmes  qui  nous  ont  inquiétés;  mais  elle 
est  maintenant  aussi  bien  qu'elle  peut  être... 
Croyez- le  quand  c'est  moi  qui  vous  l'affirme; 
elle  a  voulu  avoir  près  de  vous  des  courriers  per- 
pétuels... elle  les  a  eus...  et  enfin  elle  les  a  crus; 
vous  avez  su  quel  était  son  désir,  et  vous  me 
connaissez  assez  pour  être  sûr  que  si  ce  désir 
eût  pu  être  satisfait...  il  n'eût  assurément  pas 
trouvé  d'obstacles  de  ma  part.  Mais  que  de  dan- 
gers! vous  ne  doutez  pas,  j'espère,  que  nous  ne 


126  ALINE 

soyons  observés. Jugez  des  suites  parce  que  vous 
venez  d'éprouver...  0  mon  ami...  l'illusion  ne 
nous  est  plus  permise...  des  propos...  des  indis- 
crétions... des  informations  secrètes,  tout  jette 
un  jour  affreux  sur  cette  terrible  aventure...  et 
telle  est  notre  malheureuse  position...  qu'il  ne 
nous  est  permis,  ni  d'éclater,  ni  de  nous  plain- 
dre. Déshonorerez-vous  le  père  de  votre  Aline  ?.. 
fiétrirai-je  le  nom  démon  époux? 

On  n'a  pourtant  pas  eu  l'audace  d'exiger  des 
plaisirs,  après  avoir  donné  de  telles  peines.  Et 
en  vérité  l'on  a  bien  fait...  Je  crois  qu'il  me 
serait  impossible  de  dissimuler  davantage. 

O  mon  ami!  je  crains  de  nouveaux  pièges... 
Je  crains  que  l'on  ne  complote  contre  votre 
liberté...  Ne  nous  effrayez  pourtant  point  encore; 
j'ai  des  amis  sûrs,  qui  ne  perdent  pas  de  vue 
les  démarches  de  mon  mari,  et  qui  m'avertiront 
de  tout.  Attendez  de  nouveaux  éclaircissements, 
et  ne  songez  qu'à  votre  santé...  Le  scélérat,  il 
ourdissait  deux  trames  à  la  fois,  et  pendant  qu'il 
cherchait  à  se  débarrasser  de  l'amant  de  sa  fille, 
il  se  défaisait  d'une  malheureuse  également 
redoutable  à  l'exécution  de  ses  perfides  projets. 

Comment  espérer  de  franchir  tant  d'écueils!.. 
Les  plus  grands  dangers  nous  environnent,  nous 
n'aurons  jamais  assez  de  forces  pour  nous  en 
garantir,  et  malgré  la  justice  de  la  Providence, 


ET    VALCOUR  127 


le  vice  écrasera  la  vertu.  Quel  avertissement 
j'en  reçois  dans  l'histoire  des  derniers  événe- 
ments de  cette  malheureuse  Sophie...  Écoutez- 
les...  et  si  vous  le  pouvez,  calmez  mes  soupçons, 
dissipez  mes  craintes,  essayez  de  me  faire  voir 
qu'elles  sont  chimériques  ;  je  ne  demande  qu'à 
être  rassurée,  mais  quel  louche!..  Comment  ne 
pas  croire?..  Oh!  mon  am,  idans  quel  trouble  je 
suis...  Si  ce  que  je  soupçonne  est  vrai...  s'il  était 
capable  de  ce  comble  d'horreur,  ma  sûreté,  celle 
d'Aline,  exigeraient  qu'à  l'instant  nous  nous 
séparassions  de  lui...  Écoutez,  enfin,  écoutez  et 
décidez  vous-même. 

Le  président  et  Dolbourg  partirent  le  vingt-un 
à  six  heures  du  matin  pour  Blamont;  ils  y  arri- 
vèrent à  sept  heures  du  soir;  de  ce  moment 
Sophie  changea  de  chambre,  et  il  lui  devint 
impossible  de  s'entretenir  davantage  par  sa 
fenêtre  avec  l'homme  intelligent  dont  je  dispose 
dans  le  village.  Cet  homme,  qui  a  des  raisons 
personnelles  de  m'être  attaché,  a  mis  dans 
l'instant  tout  en  usage  pour  observer  ce  qui  se 
passerait,  et  il  y  a  employé  tous  ses  amis;  voici 
le  résultat  de  ses  manœuvres  :  je  vous  envoie  h. 
lettre  même  afin  que  vous  soyez  plus  en  état  de 
juger,  si  toutefois  le  voile  impénétrable  que  ces 
scélérats  ont  eu  l'art  de  jeter  sur  leur  conduite, 
peut  vous  en  laisser  le  pouvoir. 


LETTRE  LVII. 

A     MADAME     DE     BLAMONT     *. 

Dit  Château  de  Blamoni,  ce  26  février. 

'obéis  à  vos  ordres,  madame,  et  passe 
^  sans  plus  de  préambule  au  journal  que 
vous  m'avez  demandé. 
Le  vingt-un  au  soir,  monsieur  le  président  et 
son  ami  arrivèrent  au  château  entre  sept  et  huit 
heures;  c'était  alors  que  j'apercevais  communé- 
ment de  la  lumière  dans  la  chambre  de  Sophie... 
Je  n'en  vis  plus...  Les  appartements  d'en  haut, 
où  vous  savez  que  monsieur  se  tient  de  préfé- 
rence, étaient  très  clairs;  je  prêtai  l'oreille, 
mais  l'éloignement,  la  hauteur,  malgré  le  calme 
qui  régnait,  m'empêchèrent  d'entendre,  et  je  ne 


'  Cette  lettre  était  incluse  dans  la  précédente  ;  eUe  ne  commence 
pas  là  ;  on  en  a  retranché  tout  ce  que  l'on  voit  que  madame  de  Iila- 
mont  en  a  extrait  dans  la  nn  de  sa  lettre  à  Valcour. 


ALINE     ET     VALCOUR  1 29 

distinguai  rien.  Je  retournai  trois  fois  sous  la 
fenêtre  de  Sophie,  et  je  n'y  vis  jamais  de  lumière: 
elle  a  sûrement  changé  de  chambre  dès  ce  pre- 
mier soir. 

Le  vingt-deux  au  matin,  je  sus  que  nos  voya- 
geurs n'avaient  avec  eux  qu'un  laquais,  le  même 
qu'avait  dernièrement  amené  monsieur  le  prési- 
dent. J'appris  aussi  que  c'était  le  concierge  qui 
leur  préparait  à  manger,  et  que  qui  que  ce  soit 
n'entrait  dans  le  château,  pas  même  le  jardinier, 
de  qui  je  tiens  ces  détails  :  il  avait  à  parler  pour 
des  affaires  pressantes  à  monsieur,  et  ne  put  en 
obtenir  audience.  Je  recommençai  à  six  reprises 
différentes,  ce  jour-là,  mes  signaux  sous  la 
fenêtre  de  votre  protégée,  sans  que  personne  me 
répondît. 

Il  y  eut  beaucoup  de  mouvement  dans  les 
chambres  d'en  haut...  du  feu  constamment,  et 
beaucoup  de  lumières  le  soir.  A  neuf  heures  les 
fenêtres  s'ouvrirent,  on  tira  les  contrevents,  les 
croisées  se  refermèrent  ainsi  que  les  volets,  et 
l'obscurité  devint  telle,  qu'il  me  fut  impossible 
de  savoir  s'il  y  avait  même  de  la  lumière  dans 
les  appartements.  Voyant  ma  présence  inutile, 
je  me  retirai.  J'engageai  ce  soir-là  quatre  de 
mes  amis  à  aller  s'établir  chacun  sur  une  des 
quatre  routes  qui  aboutissent  à  Blamont,  et  leur 
fis  promettre  d'y  rester  jusqu'à  l'avertissement 
iv  9 


130  ALINE 

qu'ils  recevraient  de  moi  pour  revenir.  Leur 
consigne  était  d'examiner,  avec  la  plus  scrupu- 
leuse attention,  toutes  les  voitures  qui  iraient  et 
viendraient  sur  ces  routes,  et  de  me  rendre  le 
compte  le  plus  exact  des  personnes  qui  seraient 
dedans. 

Le  vingt-trois  au  matin,  les  croisées  de  la 
chambre  de  Sophie  s'ouvrirent,  mais  le  con- 
cierge y  parut  seul:  il  laissa  les  fenêtres  ouvertes 
jusqu'après  le  départ  de  ces  messieurs.  Alors  il 
les  referma  à  demeure,  comme  elles  le  sont 
quand  personne  n'habite  cette  chambre.  Il  n'y 
eut  ce  soir-là,  ni  feu,  ni  apparence  de  lumière 
dans  les  petits  appartements  de  monsieur,  où 
l'on  s'était  tenu  la  veille  et  le  jour  d'avant;  mais 
ce  qui  me  surprit  beaucoup,  ce  fut  de  voir  à 
plusieurs  reprises  différentes  des  lumières  aller 
et  venir  par  les  meurtrières  *  qui  donnent  près 
des  souterrains,  je  m'y  portai  le  plus  près  pos- 
sible au  point  de  n'avoir  plus  entre  elles  et  moi 
que  le  fossé;  mais  je  n'entendis  jamais  rien;  le 
silence  fut  tel  dans  le  reste  de  la  soirée,  que  je 
crus  tout  le  monde  parti;  cependant  en  me  reti- 
rant je  fis  veiller  deux  hommes  autour  du  châ- 


*  Embrasures  de  canon,  fréquentes  dans  les  eliàteaux-forts.  Quel- 
ques-unes servaient  pour  la  simple  mousqueterie  ;  et  celles  qu'on 
voit  dans  les  anciennes  forteresses,  avant  l'invention  de  l'artillerie, 
servaient  ou  pour  les  archers,  ou  pour  observer  l'ennemi. 


ET  VALCOUR  13  I 


teau,   comme  j'avais  fait  la  veille;  leur  rapport 
fut  que  le  silence  avait  été  le  même. 

Le  vingt-quatre  la  journée  fut  également 
calme  ;  on  ne  se  tint  sûrement,  de  tout  le  jour, 
dans  aucune  pièce  à  feu;  personne  n'entra  ni  ne 
sortit  absolument  de  la  maison.  Je  m'y  présentai 
sous  le  prétexte  de  saluer  monsieur  le  président. 
Le  concierge  me  dit  que  je  me  trompais,  et  qu'il 
n'était  sûrement  pas  au  château. 

Le  vingt-cinq,  à  deux  heures  du  matin,  un 
postillon  amena  trois  chevaux  au  petit  pas,  on 
lui  ouvrit  fort  vite  et  fort  doucement,  il  attela 
de  même  la  chaise  qui  avait  amené  ces  mes- 
sieurs, et  tout  le  monde  partit  avant  le  jour.  Je 
les  vis  de  derrière  un  arbre  monter  tous  les  deux 
en  voiture,  et  ils  n'y  placèrent  bien  sûrement 
aucune  femme  avec  eux.  Je  les  fis  suivre,  ils 
furent  menés  très  doucement  jusqu'au  bout  de 
l'avenue,  ils  ne  partirent  au  galop  que  de  là.  De 
ce  moment  j'envoyai  ordre  à  mes  quatre  amis 
de  revenir,  et  en  attendant  je  continuai  d'exa- 
miner le  château;  rien  ne  parut  à  aucune  fenêtre. 
On  n'avait  pu  cacher  Sophie  au  jardinier,  il 
savait  qu'elle  y  était,  il  en  était  convenu  vis-à- 
vis  de  moi;  je  fus  le  trouver,  je  lui  demandai 
pourquoi  nous  ne  revoyons  plus  cette  jeune  per- 
sonne, et  ce  qu'il  croyait  qu'elle  était  devenue. 
D'abord  il  fit  le  mystérieux,  ensuite  il  me  dit 


13  2  ALINE 

qu'elle  était  partie  le  vingt-quatre  au  soir,  dans 
une  voiture  avec  une  dame  qui  était  venue  la 
chercher  de  Paris.  Je  n'osai  lui  dire  que  n'ayant 
pas  quitté  les  environs  du  château  depuis  quatre 
jours,  j'étais  absolument  certain  du  contraire; 
mais  je  l'assure  à  vous,  madame,  aucune  voiture 
n'en  est  approché  du  vingt-un  au  vingt-cinq.  Il 
n'est  absolument  entré  personne  dans  la  maison 
durant  cet  intervalle,  excepté  le  postillon  que  je 
viens  de  vous  dire,  et  très  certainement  personne 
n'en  est  sorti.  Voyant  que  ce  jardinier  n'en  vou- 
lait pas  dire  davantage,  et  qu'il  cherchait  même 
à  détourner  la  conversation,  je  le  quittai  et  fus 
questionner  mes  amis  :  sur  trois  des  quatre 
routes  indiquées  ci-dessus,  il  n'a  passé  que  des 
charrettes  etun  cabriolet  dans  lequel  étaient  deux 
vieux  prêtres.  Sur  l'autre,  celle  de  Lorraine,  il 
a  passé  le  vingt-quatre  au  soir  une  voiture  très 
légère,  à  deux  chevaux,  sans  équipage,  conduite 
au  pas  par  un  postillon  vêtu  en  paysan  ;  cette 
voiture  contenait  une  vieille  femme,  sous  l'habit 
de  villageoise,  et  une  jeune  fille  en  juste  blanc, 
à  peu  près  de  l'âge  et  de  la  tournure  de  Sophie. 
Mon  ami  pour  pouvoir  me  donner  des  détails 
plus  étendus  sur  la  physionomie  de  ces  deux  fem- 
mes a  fait  l'ivrogne  et  s'est  laissé  tomber  presque 
sous  les  roues  de  leur  voiture.  Elles  ont  fait  un 
cri,  le  paysan  a  arrêté  ses  chevaux,  et  les  deux 


ET  VALCOUR  133 


voyageuses  sont  descendues  pour  voir  s'il  n'était 
pas  arrivé  quelque  accident  à  cet  ivrogne.  Alors 
mon  ami  s'est  relevé  et  a  fait  quelques  singeries 
pour  les  faire  parler  :  la  vieille  femme  s'est  mise 
à  rire  et  a  répondu  à  ses  balivernes.  La  jeune  a 
dit  d'une  prononciation  exacte,  et  telle  que  doit 
être  celle  d'une  fille  de  qualité  : 

—  Je  suis  bien  aise,  mon  cher  monsieur,  que 
vous  ne  vous  soyez  pas  fait  de  mal. 

Mais  elle  n'a  jamais  souri,  elle  n'a  jamais  pris 
la  moindre  part  à  la  grosse  gaieté  de  la  vieille 
qui,  au  bout  d'un  instant,  lui  a  dit  brusquement  : 

—  Allons,  remontons,  rien  ne  vous  égayé, 
vous  me  feriez  mourir  avec  votre  tristesse. 

Et  la  jeune  fille  est  remontée  en  soupirant. 

Plus  il  paraissait  de  conformité  entre  cette 
voyageuse  et  Sophie,  plus  j'ai  questionné  mon 
ami.  Mille  choses  prouvent  que  c'est  elle,  mille 
autres  le  démentent  absolument...  S'il  y  fallait 
parier  ma  fortune,  je  la  hasarderais  pour  vous 
convaincre  que  ce  n'est  pas  elle;  ou  si  c'est  elle, 
c'est  donc  par  les  airs  qu'elle  est  sortie  du  châ- 
teau. Sans  l'intime  persuasion  où  je  suis  que  ce 
n'est  pas  elle,  je  serais  monté  à  cheval  sur-le- 
champ  et  j'aurais  poursuivi  cette  voiture;  mais 
j'ose  être  si  sûr  de  mon  fait,  qu'il  ne  m'est  seu- 
lement pas  venu  dans  l'esprit  de  faire  cette 
démarche.  Voilà  mes  opérations,  madame,  elles 


134  ALINE 

sont  réglées  sur  vos  ordres  ;  j'en  attendrai  de 
nouveaux  pour  agir,  soit  intérieurement,  soit 
extérieurement. 

Post-scriptum  de  madame  de  Blamont  : 

Eh  bien!  Valcour,  décidez  maintenant... 
Portez  si  vous  le  pouvez  un  jugement  certain 
sur  cette  affaire.  Sophie  a  été  au  château  de  Bla- 
mont, elle  n'en  est  point  partie,  et  cependant 
on  ne  la  voit  plus.  Où  est-elle?  Qu'en  ont-ils 
fait...  est-il  bien  vrai  qu'elle  existe  encore...  Je 
m'arrête,  ma  malheureuse  position  m'interdit 
toutes  conjectures  !  moins  je  voudrais  supposer 
le  mal,  plus  tout  ce  qui  en  légitime  l'opinion 
vient  s'offrir  en  foule  à  mon  esprit,  et  mon  cœur 
n'a  pas  plutôt  détruit  mes  soupçons  que  ma 
raison  les  réalise.  Il  fallait  suivre  cette  fille,  il  fal- 
lait vérifier  qui  elle  était.  Oh!  que  ne  peut-on  agir 
soi-même  dans  des  circonstances  aussi  délicates  ! 

Au  retour,  malgré  la  contrainte,  malgré  les 
propos  échappés,  ne  prouvant  que  trop  la  part 
qu'on  avait  à  votre  aventure,  j'ai  voulu  ques- 
tionner sur  le  reste.  Le  voyage  à  Blamont,  qu'on 
ne  m'avait  point  caché,  autorisait  mes  deman- 
des... On  m'a  répondu  que  Sophie  était  partie, 
qu'on  la  mettrait  dans  un  couvent  en  Alsace,  où 
elle  serait  d'autant  mieux,  que  Dolbourg  la 
recommanderait  chaudement  à  la  prieure  dont 


ET  VALCOUR  135 


il  était  parent.  Voilà  donc  mes  incertitudes  qui 
renaissent;  la  fille  vue  sur  la  route  de  Lorraine, 
peut  très  bien  être  celle  qui  va  en  Alsace;  d'un 
autre  côté,  on  paraît  sûr  que  ce  n'est  point  elle; 
je  n'ai  nulle  raison  de  douter  de  l'exactitude  des 
soins  de  l'homme  qui  me  sert...  Ah!  si  c'était 
Sophie  ne  m'aurait-elle  pas  écrit...  Au  milieu  de 
ce  trouble,  j'ai  osé  redoubler  mes  demandes... 

—  A  qui  avez-vous  confié  cette  jeune  per- 
sonne ?  ai-je  dit  au  président. 

— A  un  homme  sûr,  m'a-t-il  répondu...  Nous 
désirions  une  femme,  cela  eut  été  plus  honnête; 
mais  il  ne  s'en  est  point  présenté  qui  valussent 
l'homme  fidèle  entre  les  mains  duquel  nous 
l'avons  placée. 

—  Oh!  monsieur,  pardonnez  mes  questions... 
c'est  un  enfantillage  de  ma  part...  c'est  un  rêve 
affreux  que  j'ai  fait  sur  cette  malheureuse,  et 
dont  vos  réponses  dissipent  les  funestes  illu- 
sions. Dans  quelle  voiture  est-elle  partie? 

—  Dans  un  phaéton  très  léger,  conduit  par 
des  chevaux  d'emprunt. 

—  Comment  vêtue? 

—  En  lévite  bleue...  Mais  en  vérité  vos  ques- 
tions... 

—  Pardon,  je  n'en  fais  plus;  l'infortunée  de 
mon  rêve  était  conduite  par  une  femme,  et  elle 
était  habillée  de  blanc. 


136  ALINE    ET    VALCOUR 

Oh!  mon  ami,  prononcez,  pour  moi  je  ne 
l'ose...  C'est  la  même  voiture,  les  mêmes  che- 
vaux; il  n'y  a  de  différents  que  le  conducteur  et 
l'habit...  Je  voulais  dissiper  mon  trouble  par 
cette  multitude  de  questions  et  je  n'ai  fait  que 
l'augmenter.  Si  vous  écrivez  à  Aline,  ne  lui 
dites  rien  de  tout  ceci...  nous  le  lui  cachons. 
Trop  accablée  de  votre  état,  elle  ne  tiendrait  pas 
à  cette  seconde  révolution;  il  est  inutile  qu'elle 
la  sache,  elle  n'a  que  trop  de  raisons  de  craindre 
son  père;  n'ajoutons  pas  aux  motifs  qu'elle  a  de 
le  haïr...  Elle  sait,  en  gros,  Sophie  enlevée  et 
conduite  dans  un  couvent  en  Alsace,  rien  de 
nécessaire  à  ce  qu'elle  en  apprenne  davantage. 

Le  président  a  eu  l'air  touché  de  l'état  de  sa 
fille;  il  a  fait  semblant  d'en  ignorer  la  cause,  et 
Dolbourg  n'a  point  paru  de  la  semaine.  Adieu; 
au  trouble  dans  lequel  vous  me  voyez,  vous 
jugez  de  l'impatience  avec  laquelle  j'attends 
votre  réponse  *. 

'  Cette  réponse  ne  contenant  que  des  dilemmes,  ne  décidant  rien 
parce  que  le  voile  est  trop  épais  pour  qu'il  soit  possible  de  rt>'!i 
discerner,  nous  l'avons  soustraite  au  lecteur,  ainsi  que  le  commen- 
cement de  la  suivante  qui  ne  contenait  non  plus  que  des  indécisions 
sur  le  sort  de  Sophie.  Nous  reprenons  où  madame  de  Blamont  quitte 

qui,  quoique  épisodique,  n'en  est  pas  moins  bien  essentiel  au 
fond  de  l'intérêt,  —Qui  ne  frémira  pour  Aline,  en  ayant  autant  de 

de  trembler  pour  Sophie.  Si  eçci  était  un  roman,  nous  ne 
pourrions  nous  empêcher  de  dire  qu'il  y  a  bien  de  l'art  à  Buspendre 
ainsi  la  foudre  sur  la  tète  de  l'héroïne,  a  alarmer  sur  son  sort,  en 
écrasant  tout  <■>■  qui  L'entoure.  (Note  de  l'éditeur.] 


&&&&&* 


LETTRE  LVIIÎ. 


MADAME  DE  BLAMOXT  A  VALCOUR. 


Paris,  ce  6  mars. 


Tout  va  le  mieux  du  monde,  en  Bretagne... 
avant  trois  mois  mademoiselle  de  Kerneuil  sera 
rentrée  dans  les  biens  de  sa  prétendue  mère,  et 
pour  compléter  le  bonheur  de  tous  deux,  le  roi 
d'Espagne  a  fait  répondre  que  l'on  pouvait 
compter  sur  deux  millions.  L'inquisiteur  a  pro- 
testé au  roi  même,  que  jamais  les  lingots  trouvés 
dans  les  malles  de  Sainville  n'avaient  été  à  une 
plus  forte  somme.  Quelle  que  soit  la  fausseté  de 
cette   réponse,    nous    sommes  trop  heureux  de 


138  ALINE 

tenir  cela.  Sainville  m'a  écrit  deux  ou  trois 
lettres  bien  autrement  senties  que  celle  de  sa 
chère  épouse;  il  s'est  conduit  de  même  vis-à-vis 
du  comte  de  Beaulé  qui  ne  cessera  de  le  servir 
avec  zèle.  Quant  à  la  jeune  femme,  quoique  tou- 
jours maniérée,  toujours  bien  de  l'esprit  et  un 
cœur  bien  froid  :  elle  a  fait  là-bas  une  petite 
vilenie  qui  achèvera  de  vous  prouver  son  âme. 
Très  sûre  d'avoir  incessamment  deux  ou  trois 
cent  mille  livres  de  rente,  sachant  la  rentrée  d'une 
partie  des  lingots  d'Espagne,  elle  met  l'épée 
dans  les  reins  à  un  malheureux  collatéral  qui 
avait  hérité  de  six  cents  livres  de  rente  à  la  mort 
de  madame  de  Kerneuil.  Cet  infortuné  presque 
réduit  à  ce  seul  legs  pour  vivre,  se  trouve  à  la 
veille  de  mourir  de  faim  s'il  perd.  Or  suivant  le 
droit,  il  doit  perdre,  il  ne  s'agit  pour  l'en  empê- 
cher que  de  la  volonté  de  l'héritière  légitime... 
Mais  ma  chère  fille  a  formellement  déclaré 
qu'elle  ne  ferait  de  grâce  à  personne,  et  pas  plus 
à  celui-là  qu'à  un  autre  ;  d'où  il  résulte  que  ce 
malheureux  homme,  qui  vaut  assurément  mieux 
qu'elle,  obligé  de  renoncer  à  un  petit  mariage 
que  ce  legs  lui  faisait  faire,  va  se  trouver  contraint 
à  reprendre  la  charrue  ou  à  s'engager  pour 
vivre. 

Ce    trait  est  infâme,  il  est  bien   assurément 
de  la  fille  de  monsieur  le  président  de  Blamont; 


ET    VALCOUR  139 


mais  je  suis  désolée  qu'il  soit  de  la  mienne... 
Comment  est-il  possible  d'être  si  dure,  quand  on 
a  été  aussi  malheureuse  !  Je  croyais  que  l'infor- 
tune entr' ouvrait  l'âme: qu'en  retraçant  à  l'esprit 
les  maux  que  l'on  avait  soufferts,  elle  rendait  le 
cœur  plus  sensible  à  ceux  que  l'on  vovait  endu- 
rer... Je  me  trompais,  le  malheur  endurcit  :  à 
force  de  s'être  blasé  à  ses  propres  douleurs,  on 
s'est  accoutumé  à  ne  plus  s'émouvoir  de  celles 
d'autrui;  et  devenu  impassible  aux  traits  qui 
nous  attaquent,  on  l'est  également  à  ceux  qui 
percent  les  autres.  Me  voilà  maintenant  encore 
plus  fâchée  d'avoir  consenti  à  ce  vilain  arrange- 
ment ;  je  ne  vous  exprimerai  jamais  assez  com- 
bien il  me  déplaît...  Mais  que  serait  devenue 
Léonore  sans  cela?  Ayant  de  trop  fortes  raisons 
pour  ne  la  point  reconnaître,  pouvait-elle  être 
autre  chose  que  mademoiselle  de  Kerneuil  ?  et 
l'étant,  il  faut  bien  qu'elle  hérite  des  biens  de 
cette  maison.  Quand  j'ai  raconté  au  président 
le  trait  affreux  que  je  viens  de  vous  dire...  il 
en  a  été  aux  nues...  il  en  a  loué  l'héroïne  une 
heure. 

—  Il  n'y  a  aucun  cas,  nous  a-t-il  dit,  où  il  faille 
laisser  les  autres  en  possession  de  notre  bien,  il 
ne  s'agit  pas  de  savoir  si  on  en  a  besoin  ou  non, 
ce  bien  est  à  nous,  cela  suffit,  et  d'après  cela,  on 
a  tort  en  le  cédant.  Il  y  a  six  mois  que  j'ai  fait  bien 


I40  ALINE 

pis  à  Blamont.  Il  était  question  d'un  coin  de  terre 
dont  j'avais  besoin  pour  agrandir  une  terrasse, 
objet  de  luxe  comme  vous  voyez  et  assez  inutile 
dans  le  fond. Ce  petit  local  faisait  depuis  soixante 
ans  le  patrimoine  d'une  très  pauvre  famille  qui 
avoisine  le  château.  J'ai  recherché  mes  titres,  je 
me  suis  douté  d'une  usurpation...  Elle  était 
claire...  J'ai  fait  promptement  décamper  mon 
homme,  et  tout  le  train  de  femme  et  d'enfants 
qui  l'accompagnait,  et  en  dépit  de  leurs  cris,  de 
leurs  plaintes,  dont  je  ne  me  suis  seulement  pas 
douté,  j'ai  fait  ma  terrasse,  et  ils  ont  déserté  le 
pays. 

—  Voilà  des  malheureux  au  désespoir. 

—  Tant  qu'il  vous  plaira,  mais  j'ai  ma  ter- 
rasse... Il  faut  raisonner  toutes  ces  choses-là... 
Moi,  voilà  mon  malheur,  c'est  que  je  raisonne 
tout...  Je  soumets  tout  à  l'histoire  des  sensa- 
tions ;  c'est  selon  moi  la  plus  sûre  façon  de 
juger.  ..La  privation  de  l'embellissement  produit 
par  ma  terrasse  était  une  sensation  douloureuse 
pour  moi  ;  la  privation  du  terrain  qui  devait  for- 
mer cet  embellissement  en  était  une  fâcheuse 
pour  le  malheureux  paysan...  Dites-moi  mainte- 
nant, je  vous  prie,  pourquoi  dès  qu'entre  Pierre 
et  moi  il  faut  qu'il  y  ait  une  triste  sensation  à 
recevoir,  pourquoi,  dis-je,  vous  voulez  que  j'aille 
charitablement  l'accepter   pour  en  débarrasser 


ET  VALCOUR  141 


cet  homme  qui  ne  m'est  rien?  Je  serais  un  fou 
aux  yeux  de  tout  être  sensé,  si  j'étais  capable 
d'un  procédé  pareil. 

—  Mais  le  calcul  n'est  pas  juste  :  en  compa- 
rant les  sensations,  il  fallait  comparer  les 
besoins  :  ceux  de  Pierre  étaient  ceux  de  la  vie,  on 
ne  peut  se  passer  de  ceux-là;  les  vôtres  n'étaient 
que  de  fantaisie,  vous  pouviez  vous  en  priver 
facilement. 

—  Vous  vous  trompez,  madame,  l'habitude 
des  fantaisies  est  un  besoin  pour  nous  autres 
gens  riches,  aussi  pressant  que  de  vivre  pour  ces 
drôles-là;  et  puis  pour  décider  en  ma  faveur,  il 
n'est  nullement  nécessaire  que  les  besoins  soient 
égaux  ;  la  douleur  de  Pierre  est  nulle  pour  moi, 
elle  n'atteint  aucunement  mon  âme  :  que  Pierre 
dîne  ou  ne  dîne  pas,  il  n'en  peut  sagement 
résulter  pour  moi  nul  chagrin,  et  la  privation  de 
ma  terrasse  en  est  un.  Or,  pourquoi  voulez-vous 
que  j'empêche  un  homme  de  souffrir  une  chose 
que  je  ne  sens  pas,  au  prix  d'une  que  j'éprouve? 
Il  y  aurait  de  ma  part  un  défaut  de  raisonne- 
ment impardonnable...  Quand  vous  cédez  au 
sentiment  de  la  pitié  plutôt  qu'aux  conseils  de  la 
raison,  quand  vous  écoutez  le  cœur  de  préfé- 
rence à  l'esprit,  vous  vous  jetez  dans  un  abîme 
d'erreurs,  puisqu'il  n'est  point  de  plus  faux 
organes  que  ceux  de   la  sensibilité,  aucuns  qui 


142  ALINE 

nous   entraînent  à  de  plus  sots   calculs  et  à  de 
plus  ridicules  démarches. 

—  Oh!  monsieur,,  laissez-moi  être  sotte  toute 
ma  vie,  si  on  Test  en  écoutant  son  cœur;  jamais 
vos  cruels  sophismes  ne  me  donneront  le  quart 
des  plaisirs  que  me  procure  une  bonne  action; 
et  j'aime  mieux  être  imbécile  et  sensible  que  de 
posséder  le  génie  de  Descartes,  s'il  me  le  fallait 
acheter  aux  dépens  de  mon  cœur. 

—  Tout  cela  dépend  des  organes,  a  répondu 
le  président,  ces  différences  morales  sont  entiè- 
rement soumises  au  physique...  Mais  ce  dont  je 
vous  supplie,  c'est  de  ne  jamais  conclure, 
comme  je  sais  que  cela  vous  arrive  quelquefois, 
qu'on  soit  un  monstre  parce  qu'on  ne  pleure  pas 
comme  vous  à  une  tragédie,  ou  qu'on  ne  fait  pas 
des  sacrifices  en  faveur  de  quelques  malotrus. 
Accordez-moi  qu'on  peut  exister  sans  vous  res- 
sembler, et  moi  qui  suis  galant,  je  vous  accor- 
derai qu'on  n'est  aimable  que  quand  on  vous 
ressemble... 

Puis  une  caresse  bien  fausse...  une  montre 
à  la  main...  une  sonnette  tirée...  des  che- 
vaux demandés  et  l'Opéra...  Voilà  l'homme, 
mon  ami,  voilà  l'être  dangereux  auquel  nous 
avons  affaire...  Mais  je  vous  le  répète,  ne  vous 
inquiétez  pourtant  pas  jusqu'à  ce  que  je  sois 
mieux  éclaircie  ;  il  est  certain  qu'il  y  a  quelque 


ET    VALCOUR  143 


chose  en  l'air;  bien  certain  qu'il  en  voulait  à 
votre  vie,  qu'il  est  désespéré  de  l'avoir  manquée; 
plus  sûr  que  tout  encore,  qu'il  cherche  à  se 
dédommager  de  la  maladresse  des  scélérats  qu'il 
a  osé  armer  contre  vous;  et  malgré  tout  cela 
j'ose  vous  répondre  qu'il  ne  se  fera  rien  que  vous 
n'en  soyez  parfaitement  instruit. 


{&9     GroVoVS    G/qYq)»9     G^'p>9     GrfSYpVS)     G<^ 


LETTRE  LIX. 


LA     MEME     AU    MEME 


Paris,  ce  15  mars. 

{^j^jC^Deureusement,    mon    cher  Valcour,    le 
v  jrfrjpj  parfait  rétablissement  de   votre  santé 


vous  permet  d'apprendre  sans  risque 
tout  ce  qui  s'est  passé  depuis  que  je  ne  vous  ai 
écrit  :  les  avis  les  plus  sûrs  viennent  de  m'être 
donnés  sur  ce  qui  vous  regarde.  Les  cinq  cents 
louis  qui  vous  ont  été  offerts  n'ont  pas  trouvé 
partout  des  âmes  aussi  délicates;  ils  ont  été  le 
prix  d'un  ordre  bien  certainement  obtenu  contre 
votre  liberté...  On  vous  cherche,  quittez  Paris... 
vous  n'avez  pas  un  instant  à  perdre;  entreprenez 
quelque  voyage...  Celui  d'Italie,  par  exemple,  il 
y  a  longtemps  que  vous  le  désirez;  ce  sera,  a  la 
fois  pour  vous,  un  objet  d'amusement,  d'instruc- 
tion et  de  sûreté.  N'imaginez  pas  que  nous  res- 


ALINE   ET  VALCOUR  145 

tions  à  Paris  après  vous;  en  accordant  une  infi- 
nité de  choses  j'en  ai  obtenu  quelques-unes  : 
j'imagine  bien  que  ce  qui  l'a  engagé  à  céder  les 
points  que  j'ai  voulus,  est  l'espérance  qu'il  a  de  se 
débarrasser  bientôt  de  vous.  N'importe,  j'en  ai 
profité...  Voici  les  clauses  : 

i°.  Je  n'entreprendrai  plus  aucunes  perquisi- 
tions sur  Sophie  ;  on  m'a  dit  où  elle  était,  je  dois 
être  tranquille...  et  ici,  on  avait  fort  envie  de 
me  faire  signer  que  je  renonçais  à  l'idée  de  la 
supposer  ma  fille...  Je  me  suis  bien  gardée  de  le 
faire. 

20.  Je  ne  vous  recevrai  point  à  la  campagne 
où  je  demande  à  aller  tout  de  suite...  Quelle 
fourberie!  quand  il  exige  cette  clause...  le  traî- 
tre, il  a  dans  sa  poche  ce  qu'il  faut  pour  vous 
faire  arrêter. 

3°.  Je  ne  me  déferai  jamais  d'Augustine... 
Libertinage,  espionnage,  tout  ce  que  vous  vou- 
drez supposer  d'affreux;  je  ne  le  croyais  pas 
d'abord,  j'en  ai  maintenant  des  preuves  sûres... 
Quelle  turpitude! 

4°.  Au  mois  de  septembre  prochain,  sans  plus 
de  délais,  j'accorderai  mon  consentement  pour 
le  mariage  de  Dolbourg  et  d'Aline. 

Au  moyen  de  ces  quatre  clauses,  j'obtiens... 
des  délais  d'abord,  vous  le  voyez  et  c'est  tou- 
jours beaucoup  selon  moi.  20.  De  partir  sur-le- 
iv  10 


146  ALINE 

champ  pour  Vertfeuille,  où  nous  serons  toujours 
plus  tranquilles  qu'ici.  30.  Jusqu'à  l'époque  de 
mon  consentement  au  mariage,  de  ne  le  voir  ni 
lui,  ni  son  ami,  et  cette  conditionne  vous  l'avoue 
est  une  des  plus  douces  pour  moi.  Tout  a  été 
signé  de  part  et  d'autre,  et  monsieur  de  Beaulé 
s'est  rendu  garant  des  deux  parties. 

Cela  fait,  le  comte,  instruit  de  tout,  a  dit  au 
président  qu'il  était  impossible  de  lui  cacher 
qu'on  le  soupçonnait  sourdement  de  deux  choses, 
dont  il  le  suppliait  de  se  justifier  pour  la  tran- 
quillité de  ses  amis  :  la  première,  d'avoir  voulu 
faire  assassiner  Valcour  ;  la  seconde,  d'avoir 
obtenu  un  ordre  pour  le  faire  enfermer...  On 
n'imagine  pas  avec  quelle  impudence  cet  homme 
accoutumé  au  crime  s'est  défendu  de  ces  deux 
accusations. 

—  Je  suis  un  homme  de  robe,  a-t-il  dit,  j'ai 
vingt  ans  de  plus  que  monsieur  de  Valcour,  mais 
malgré  ces  considérations,  soyez  parfaitement 
sûr  que  si  j'avais  envie  de  me  défaire  de  lui,  je 
n'employerais  pas  des  moyens  aussi  indignes 
que  ceux  dont  vous  osez  me  soupçonner...  J'irais 
lui  proposer  des  pistolets,  et  puisque  vous  me 
foscez  de  m'expliquer  sur  son  compte...  cette 
voie,  je  la  suivrai  assurément,  s'il  ne  se  désiste 
pas  des  prétentions  qui  me  déplaisent,  ou  s'il 
s'avise   de  mettre  le  moindre  obstacle  aux  ar- 


ET  VALCOUR  I47 

rangements  dont  nous  convenons    aujourd'hui. 

—  Vous  ne  vous  défendrez  pas  de  la  lettre  de 
cachet,  lui  a  dit  le  comte,  j'en  ai  été  averti  dans 
les  bureaux. 

—  On  vous  en  a  imposé,  monsieur,  a  répondu 
le  président...  on  a  peut-être  voulu  vous  parler 
de  celle  obtenue  contre  Sophie,  mais  je  n'en  ai 
sûrement  pas  demandé  de  nouvelle. 

—  Si  cela  est,  lui  a  répliqué  le  comte,  faites- 
nous  l'amitié  à  tous  d'écrire  devant  moi  au  minis- 
tre... «  Qu'on  vous  accuse  de  comploter  contre 
«  la  liberté  de  Valcour,  et  que  vous  le  suppliez 
«  de  m'assurer  que  cela  est  faux.  » 

—  Je  croyais  que  sur  des  points  de  cette 
espèce,  a  dit  le  président  furieux,  ma  parole 
devait  vous  suffire. 

Et  il  a  voulu  se  retirer.  Alors  le  comte  qui  ne 
se  souciait  pas  de  rompre...  qui  n'avait  d'autres 
projets  que  de  se  convaincre,  et  qui,  par  l'air, 
la  conduite  et  les  réponses  du  président,  deve- 
nait aussi  sûr  du  fait  qu'il  était  possible  de 
l'être...  lui  a  dit  froidement  : 

—  Je  vous  crois,  monsieur,  je  suis  seulement 
fâché  que  vous  ne  vouliez  pas  me  satisfaire  sur 
une  chose  aussi  simple  que  celle  que  je  vous 
demande,  si  réellement  vous  n'avez  point  agi 
contre  notre  ami  commun.  Mais  que  ce  que  vous 
nous  assurez  soit  vrai  ou  ne  le  soit  pas,  je  vous 


148  ALIXE 

déclare    qu'il  m'aura  toujours  pour   défenseur. 

Les  choses  en  sont  restées  là;  et  le  comte  bien 
sûr  qu'il  a  dans  sa  poche  un  ordre  contre  vous, 
est  le  premier  à  vous  conseiller  le  départ.  Qu'il 
s'éloigne,  me  charge-t-il  de  vous  dire  mot  à 
mot,  et  qu'il  s'en  rapporte  à  moi  sur  les  soins 
que  je  prendrai  pendant  cet  intervalle  pour  assu- 
rer et  son  bonheur  et  sa  tranquillité. 

Voici  maintenant  nos  projets  approuvés  de 
notre  ami  commun  :  j'employe  les  quatre  pre- 
miers mois  à  la  perfection  et  à  la  sûreté  de  mes 
desseins,  toutes  mes  batteries  dressées...  A  la  fin 
de  juillet  je  reviens  subitement  à  Paris,  et  le 
dernier  mois  de  tranquillité  qui  me  reste  parles 
clauses  signées,  je  l'employé  à  mettre  tout  en 
mouvement. 

L'éclat  se  fait...  je  ne  balance  plus...  Toute 
ma  famille  m'étaye.  On  met  au  jour  la  conduite 
du  président...  On  dévoile  ses  odieuses  intrigues 
avec  Dolbourg...  causes  pour  lesquelles  il  veut 
lui  donner  Aline.  On  fait  valoir  l'extrême  dégoût 
de  cette  malheureuse  fille  pour  ce  vilain  homme; 
on  publie  les  raisons  qui  fondent  ce  dégoût  ;  on 
réclame,  en  un  mot,  Sophie,  comme  m'apparte- 
nant...  C'est  ma  famille  qui  fait  cette  démarche, 
puisque  je  me  suis  engagée  à  ne  la  point  faire. 
Le  pas  est  délicat,  je  le  sais,  mais  il  est  sûr,  on 
est  certain  que  l'affaire  une  fois  entamée,  le  pré- 


ET   FALCOUfe  149 

sident  confondu  de  ce  seul  nom,  se  prêtera  à 
tout  ce  qu'on  voudra  pour  prévenir  la  demande; 
d'ailleurs,  nous  ne  serons  jamais  obligés  d'en 
venir  au  fait...  Vous  voyez,  mon  ami,  qu'il  y  a 
des  gens  bien  certains  que  cette  créature  ne 
serait  pas  aisément  retrouvée  par  lui,  si  on  le 
contraignait  quelque  jour  à  la  montrer. 

Mais  quoi  qu'on  imagine  sur  cela,  en  vérité,  je 
doute  d'une  telle  horreur;  il  est  très  difficile  de 
comprendre  des  choses  aussi  révoltantes,  et  ce 
qui  me  fait  plaisir,  c'est  que  la  candeur,  la  fran- 
chise du  comte  de  Beaulé  ne  les  admet  pas  plus 
que  moi;  j'ai  toujours  fait  une  assez  singulière 
remarque,  c'est  que  les  gens  prompts  à  soup- 
çonner un  genre  de  crime,  sont  toujours  ceux 
qui  y  sont  eux-mêmes  adonnés  ;  il  est  extrême- 
ment aisé  de  concevoir  ce  qu'on  admet,  il  ne 
l'est  pas  autant  de  comprendre  ce  qui  répugne. 
Il  n'y  aurait  pas  par  siècle  dix  condamnations  à 
mort,  si  la  collection  des  juges  était  pendant  ce 
siècle  entièrement  composée  d'honnêtes  gens; 
au  lieu  de  soutenir,  comme  ces  faquins-là  le  font, 
qu'il  faut  toujours  supposer  qu'un  individu  cou- 
pable une  fois  d'une  sorte  de  délit,  le  sera  toute 
sa  vie  du  même  genre,  ce  qui  est  un  paradoxe 
abominable,  j'oserais  affirmer  qu'un  homme  au 
contraire  réprimandé  ou  puni  pour  une  sorte  de 
crime  quelconque  ne  le  recommettra  sûrement 


150  ALINE 

plus  de  sa  vie.  Voilà  l'opinion  des  bonnes  gens, 
l'autre  est  celle  de  ceux  qui  se  connaissant 
méchants  et  capables,  par  conséquent,  de  réci- 
dive, imaginent  que  les  autres  doivent  leur  res- 
sembler; et  de  telles  êtres  ne  doivent  pas  juger 
les  hommes.  Ils  jugeront  toujours  sévèrement... 
Or,  la  sévérité  est  fort  dangereuse;  il  vaut  infi- 
niment mieux,  sans  doute,  sauver  un  coupable, 
par  trop  d'indulgence  que  de  condamner  un 
innocent  par  trop  de  sévérité.  Le  plus  grand 
danger  de  l'indulgence  est  de  sauver  le  coupable, 
il  est  léger;  l'inconvénient  de  la  sévérité  est  de 
faire  périr  l'innocent,  il  est  affreux  *. 

J'ai  maintenant,  mon  ami,  une  grâce  à  vous 
demander,  puis-je  espérer  que  vous  m'aimez 
assez  pour  ne  m'en  point  faire  craindre  le  refus? 
Au  moment  où  vous  lisez  ma  lettre,  il  y  a  dans 
votre  antichambre  un  homme  de  confiance  à 
moi,  il  est  chargé  de  vous  remettre  mille  louis. 
N'est-il  pas  possible  qu'à  la  veille  d'un  départ 
aussi  précipité,  vous  n'ayez  pas  les  fonds  néces- 
saires pour  entreprendre  le  voyage  que  je  vous 
conseille?.,  et  à  qui  appartient,  dans  ce  cas,  le 
droit  de  prévenir  vos  besoins,  si  ce  n'est  à  votre 
meilleure  amie? 

'  Douces  et  sages  maximes,  après  vous  être  éloignées  si  longtemps 
de  l'esprit  de  notre  nation,  revenez  donc  vous  y  graver  éternelle- 
ment, rt  qu'elle  n'ait  plus  à  rougir  aux  yeux  de  l'univers  devons 
avoir  si  cruellement  méprisées. 


ET  VALCOUR 


Valcour,  je  vous  connais...  ces  refus  que 
j'ai  l'air  de  ne  pas  craindre...  vous  me  les  faites... 
je  le  vois...  Mais  écoutez  :  l'homme  qui  va  vous 
parler  exigera  de  vous  une  quittance...  et  ce  qu'il 
vous  donne  est  un  acompte  sur  la  dot  de  ma 
fille... 

Cruel  ami  !  osez  me  rejeter  maintenant. 


rinnnnnnnra 


LETTRE  LX. 

VALCOUR    A    MADAME    DE    BLAMONT. 

Paris,  ce  16  mars. 
C)ue  de  droits  vous  acquérez  à  ma  recon- 


p  naissance,  madame,  est-il  besoin  de 
/j^gj  multiplier  les  titres  que  vous  avez  sur 
moi?  Vous  me  faites  presque  chérir  mes  mal- 
heurs, puisque  j'obtiens  en  les  subissant  des 
preuves  si  douces  de  vos  excessives  bontés... 
Subterfuge  adroit...  heureux  espoir!.,  que  de 
délicatesse  vous  savez  mettre  en  obligeant.  Oui, 
madame,  je  vais  m'éloigner...  et  de  ce  moment- 
ci,  puisque  ma  sûreté  vous  intéresse,  je  vais  y 
pourvoir  en  me  logeant  chez  un  ami  où  je  res- 
terai incognito  jusqu'à  l'instant  de  mon  départ. 
Oh  !  madame,  faut-il  vous  l'avouer?  vos  bon- 
tés m'enhardissent,  elles  m'encouragent  à  vous 


ALIXE    ET    VALCOUR  153 

en  demander  une  nouvelle  preuve  :  m'éloigner 
encore  de  vous...  m'en  éloigner  pour  si  long- 
temps... sans  vous  voir;  sans  qu'il  me  soit  per- 
mis de  me  jeter  aux  genoux  de  tout  ce  que 
j'adore...  Auriez-vous  la  rigueur  de  m'y  condam- 
ner? Je  mets  à  vous  demander  cette  grâce  les 
instances  les  plus  vives  dont  mon  cœur  soit 
capable...  Dans  les  premiers  jours  de  votre 
arrivée  à  Vertfeuille...  pendant  que  vous  y  serez 
seule...  une  heure...  une  seule  minute...  Mais 
m'arracher...  mais  quitter  ma  patrie  sans  jouir 
du  bonheur  de  voir  un  instant  tout  ce  qui  m'y 
attache...  non,  vous  ne  l'exigerez  pas,  vous  ne 
me  condamnerez  pas  à  une  privation  qui  me 
serait  plus  dure  que  la  mort...  Indiquez-moi  les 
précautions  à  prendre...  tracez-moi  la  route  à 
suivre;  je  ferai  tout,  j'obéirai  à  tout,  il  ne  sera 
rien  à  quoi  je  ne  me  soumette  pour  obtenir  la 
grâce  que  j'implore.  J'attends  mon  arrêt...  pro- 
noncez... et  convainquez-vous  bien  que  d'un 
seul  mot  vous  allez  me  rendre  le  plus  fortuné 
des  hommes,  ou  le  plus  malheureux  des  amants. 


LETTRE  LXI. 

VALCOUR      A     ALINE. 

Paris,  ce  16  mars. 

^/^/TYÎprès  tout  T intérêt  que  j'ai  pu  faire  naître 
^V^w^  en  votre  âme  sensible,  m'en  refuserez- 
^^=£4  vous,  Aline,  la  nouvelle  preuve  que 
j'ose  implorer?..  Vous  devinez  ce  que  je 
demande,  votre  cœur  animé  du  même  désir  sait 
aisément  pressentir  la  grâce  instante  que  je 
sollicite...  Cette  faveur  me  fut  refusée  l'an  passé, 
je  m'en  souviens  avec  douleur;  mais  daignez  y 
réfléchir  Aline,  les  circonstances  où  je  vous  laisse 
cette  fois-ci,  sont  bien  différentes  de  celles  où 
nous  étions  alors;  je  me  méfie  de  ce  calme 
apparent;  je  n'ai  osé  le  dire,  mais  il  me  semble 
que  ce  nouveau  délai  s'accorde  bien  légèrement; 


ALINE    ET    VALCÛUR  155 

cette  tranquillité  promise  est-elle  supposable 
avec  toutes  les  précautions  que  l'on  prend  ?  Avec 
les  indignités  qu'on  se  permet,  et  si  l'on  n'avait 
pas  envie  de  presser,  dresserait-on  tant  de  bat- 
teries pour  éloigner  tous  les  obstacles?  Ah! 
puissent  mes  pressentiments  se  trouver  faux, 
mais  je  frémis  en  m'éloignant;  je  ne  puis  vous 
le  cacher,  et  plus  mes  craintes  sont  affreuses, 
plus  est  violent  le  désir  de  vous  voir...  Si  nous 
allions  être  trompés  tous  !  si  les  odieuses 
manœuvres  de  cet  homme  cruel,  allaient  m'enle- 
ver  tout  ce  que  j'idolâtre!.,  cette  funeste  idée 
n'entre  dans  mon  cœur  que  comme  un  fer  ardent 
qui  le  déchire...  elle  n'y  pénètre  qu'avec  le  frisson 
delà  mort...  Que  je  vous  voie  avant,  Aline,  que 
je  vous  parle  encore  une  fois  de  mon  amour  ; 
content  d'être  plaint  de  vous,  heureux  d'empor- 
ter votre  cœur...  je  pourrai  mieux  du  moins 
supporter  votre  absence;  c'est  avec  le  sang  qui 
a  coulé  pour  vous,  que  je  trace  en  pleurant  ce 
désir  effréné  de  mon  âme... Si  vous  me  refusez... 
Aline...  je  m'éloignerai,  il  le  faut;  mais  je  ne 
vous  reverrai  jamais...  Croyez-le,  quelque  chi- 
mérique que  vous  puissiez  trouver  cette  idée, 
elle  m'absorbe ,  et  je  ne  puis  l'empêcher  de 
naître. 

En  un  mot,  il  faut  que  je  vous  voie,  le  besoin 
que  j'en  ai  est  tel,  que  pour  la  première  fois  de 


156  ALINE  ET  VALCOUR 

ma  vie,  je  ne  sais  pas  même  si  je  vous  obéirais, 
à  supposer  que  vous  me  défendissiez  votre  pré- 
sence. Oui  j'aimerais  mieux  vous  désobéir  et 
vous  voir,  que  de  mourir  en  vous  obéissant... 
Elle  m'est  chère  cette  vie  cruelle  depuis  que 
vous  y  avez  pris  tant  d'intérêt.  O  !  mon  Aline, 
voyez  votre  amant  à  vos  pieds,  implorer,  en  les 
arrosant  de  larmes,  la  grâce  instante  de  vous 
voir  une  minute  ;  voyez-le  palpitant  encore  sous 
le  fer  de  l'auteur  de  vos  jours,  attendre  de  cette 
faveur  seule  le  dédommagement  de  ses  maux... 
Où  voulez-vous  que  j'aille  sans  vous  avoir  vue? 
Affaibli  par  mon  désespoir,  égaré  par  mon 
amour,  que  deviendrais-je,  hélas!  sans  le  soula- 
gement que  j'attends.  Ou  vous  ne  m'avez  jamais 
aimé  ou  vous  l'obtiendrez  de  votre  mère;  c'est 
à  toutes  deux  que  je  le  demande,  et  c'est  toutes 
deux  que  je  veux  embrasser  ou  mourir. 


LETTRE  LXII. 

MADAME  DE  BLAMONT  A  VALCOUR. 

Paris,  ce  20  mars. 

deux  lieues  du  château  qu'habiteront 
vos  amies,  entre  Orléans  et  Vertfeuille, 
sur  la  lisière  de  la  forêt,  est  un  hameau 
qu'on  appelle  le  Haut-Chêne;  il  y  a  à  l'extrémité 
de  ce  hameau,  une  petite  montagne  isolée,  sur 
laquelle  est  construite  une  chaumière  habitée 
par  une  vieille  femme  qui  n'a  près  d'elle  qu'une 
fille  nommée  Colette...  une  amie  d'Aline,  dont 
on  vous  parla  l'an  passé...  Nous  en  revenions 
quand  nous  rencontrâmes  cette  malheureuse 
Sophie.  Soyez  chez  cette  femme  le  15  avril, 
entre  trois  et  quatre  heures  du  soir,  déguisé  en 


158  ALINE    ET    VALCOUR 

chasseur...  elle  sera  prévenue,  vous  y  verrez  les 
deux  personnes  du  monde  à  qui  vous  êtes  le  plus 
cher;  deux  amies  qui  cèdent  à  vos  instances, 
malgré  tous  les  périls  qui  les  invironnent...  Nous 
partons  le  premier  du  mois  prochain...  jusque-là 
le  plus  grand  silence...  Quittez  Paris  le  plus  tôt 
possible,  le  danger  augmente  chaque  jour... 
Soyez  déjà  en  route  quand  vous  passerez  au 
lieu  que  nous  vous  indiquons,  et  de  là  hors  de 
France,  sans  perdre  une  heure.  Adieu. 


LETTRE  LXIII. 


ALINE     A    VALCOUR. 


Paris,  ce  20  mars. 


?.h  bien,  dois-je  l'aimer,  cette  mère  char- 
mante, dois-je  la  chérir  éternellement? 
Voyez  ce  qu'elle  fait  pour  moi.  Je  vous 
verrai...  et  c'est  son  ouvrage...  c'est  à  elle  que 
nous  devons  cette  faveur,  et  lame  de  votre  ten- 
dre Aline  à  la  fois  remplie  d'amour  et  de  recon- 
naissance, ne  saura  dans  cet  heureux  jour  à  quel 
sentiment  se  livrer. ..Mais,  mon  ami,  qu'elle  sera 
courte  cette  joie...  et  que  d'affreux  tourments 
en  suivront  peut-être  la  douceur!  Ah!  croyez 
que  cette  séparation  cruelle  m'alarme  autant 
que  vous;  je  conviens  que  depuis  longtemps 
nous  devions  être  accoutumés  à  vivre  l'un  sans 


l60  ALINE 

l'autre  ;  mais  nous  respirions  le  même  air,  nous 
habitions  le  même  pays  ;  et  quelles  affreuses 
barrières  vont  maintenant  exister  entre   nous! 

Oh!  comment  supporter  cet  éloignement  ?.. 
Plus  j'y  réfléchis,  moins  j'imagine  le  pouvoir... 
Que  de  choses  peuvent  arriver  pendant  une  si 
longue  absence;  quoique  séparés  l'un  de  l'autre, 
quand  vous  êtes  près  de  moi,  je  me  sens  plus  de 
force...  je  souffre  avec  plus  de  résignation... 
Mais  à  présent  qui  m'inspirera  du  courage?  Qui 
deviendra  l'âme  de  ma  vie...  et  le  soutien  de  mes 
malheurs?  O  Valcour!  ne  me  dites  pas  vos  pres- 
sentiments... de  trop  cruels  viennent  également 
me  déchirer...  éloignons-les...  partez,  puisqu'il 
le  faut,  partez,  bien  sûr  de  mon  amour...  je  vous 
suivrai...  mon  cœur  volera  sur  vos  traces;  mes 
yeux  toujours  fixés  sur  les  Alpes,  franchiront, 
comme  mes  désirs,  les  cimes  élancées  vers  les 
nues.  Quand  vous  arriverez  sur  le  plus  haut  de 
leurs  sommets,  vous  retournerez  vos  regards 
sur  cette  terre  où  vous  aurez  laissé  votre  Aline  ; 
et  vous  direz  :  Là  respirent  deux  créatures  qui 
m'aiment,  qui  s'intéressent  à  moi,  qui  comptent 
mes  pas  et  règlent  mes  journées,  qui  désirent 
avec  autant  d'ardeur  que  moi,  l'instant  qui  doit 
me  réunir  à  elles...  l'instant  de  ce  bonheur  si 
doux... 

Oh!  mon  ami,  s'il  était  écrit  dans  les  cieux 


ET    VALCOUR  l6l 


que  nous  ne  dussions  jamais  le  goûter,  ce  bon- 
heur... si  tous  nos  projets  étaient  chimériques... 
aurions-nous  tort  de  ne  fixer  en  ce  cas  nos  idées, 
comme  je  vous  l'ai  dit  quelquefois,  que  sur  cette 
félicité  céleste  qui  ne  peut  échapper  à  la  vertu? 

Qu'ils  sont  à  se  plaindre,  mon  ami,  ceux  qui 
n'ont  pas  dans  leurs  peines  les  espérances  flat- 
teuses de  la  religion,  ceux  qui  se  voyant  acca- 
blés par  les  hommes,  ne  peuvent  pas  dire  au 
fond  de  leur  cœur  :  «  Il  est  un  Dieu  juste  et  bon 
qui  me  dédommagera  de  ce  qu'on  me  fait  souf- 
frir; son  sein  ouvert  aux  malheureux,  recueillera 
mon  âme  affligée,  et  j'aurai  sa  pitié  consolatrice, 
pour  prix  des  maux  qu'on  m'aura  faits.  » 

Oui,  j'ose  le  dire,  la  connaissance  d'un  Être 
suprême  est  un  des  plus  doux  présents  que  nous 
ayons  reçus  de  la  nature  ;  il  n'est  pas  un  seul 
instant  dans  la  vie,  où  cette  idée  ne  soit  chère  et 
précieuse;  pas  un  seul,  où  nous  n'y  trouvions 
un  torrent  de  délices...  Quel  être  assez  barbare 
peut  donc  imaginer  de  l'arracher  aux  hommes  ! 
Le  cruel  !  en  se  privant  lui-même  du  plus  doux 
espoir  de  la  vie,  n'a-t-il  donc  pas  conçu  qu'il 
aiguisait  le  fer  du  tyran...  qu'il  armait  le  bras  de 
l'iniquité...  qu'en  flétrissant  le  prix  de  toutes  les 
vertus,  il  entr'ouvrait  la  porte  à  tous  les  vices, 
et  qu'il  creusait  enfin  l'abîme  où  ses  systèmes 
allaient  le  plonger...  Dans  quelle  classe  est-il  le 

IV 


IÔ2  ALINE 

malheureux  nous  arrachant  l'idée  de  l'Être  juste 
qui  récompense  le  bien  et  qui  punit  le  mal?  Est- 
il  opulent?  Domine-t-il  ses  semblables?  Qu'il 
tremble...  qu'il  frémisse,  dès  qu'il  a  brisé  le  frein 
de  celui  qu'il  veut  enchaîner,  ennuyé  de  ses  fers, 
révolté  du  joug  qui  l'écrase,  dès  qu'il  n'est  plus 
de  Dieu,  que  risque-t-il  cet  esclave  infortuné? 
Quels  dangers  court-il  à  plonger  un  poignard 
dans  le  sein  du  despote  orgueilleux  qui  veut  Je 
maîtriser?..  Est-il  inférieur  ou  pauvre,  ce  secta- 
teur impie  des  sombres  chimères  de  l'athéisme  ?.. 
Qui  le  secourra  dans  sa  misère?  Qui  allégera 
ses  tourments?  Qui  tournera  vers  lui  une  main 
compatissante,  dès  qu'il  enlève  aux  hommes 
l'espoir  d'être  récompensés  du  bien  qu'ils  auront 
fait?  Mais  cette  servitude  dont  il  se  plaint,  ces 
fléaux  contre  lesquels  il  se  dépite,  pourquoi  ne 
redoubleraient-ils  pas,  sitôt  que  le  tyran  qui  les 
occasionne  n'a  plus  de  vengeur  à  redouter  ?  Il 
n'est  donc  bon  à  rien,  ce  système  effrayant  et 
triste?  Que  dis-je,  il  est  donc  dangereux  à  toutes 
les  classes  d'hommes,  fatal  à  l'oppresseur,  sinis- 
tre à  l'opprimé;  le  véritable  philosophe  ne  doit 
regarder  le  moment  où  il  s'empare  des  esprits, 
que  comme  ces  années  de  désolation  où  l'air 
infecté  d'un  venin  pestilentiel,  vient  anéantir 
sourdement  les  générations  sur  la  terre. 

Pardonnerez-vous,  mon  ami,  ce  petit  moment 


ET  VALCOUR  163 


de  raison  à  votre  Aline  ?  Je  crains  que  vous  ne 
me  trouviez  sombre... Cette  teinte  lugubre  éclate 
malgré  moi;  elle  noircit  tout  ce  que  je  pense  et 
tout  ce  que  j'imagine;  je  crois  l'éclaircir  un 
instant,  lorsque  je  vous  parle,  et  sur  les  traits 
que  ma  main  trace,  le  chagrin  coule  malgré  moi  ; 
des  larmes  viennent  effacer  mes  lignes  à  mesure 
que  je  les  écris...  Qui  les  fait  donc  couler?.. 
Pourquoi  s'échappent-elles?  Ma  mère  m'aime... 
mon  amant  m'adore,  je  touche  au  moment  de  le 
voir,  et  cependant  je  pleure...  un  voile  épais 
semble  étendu  sur  l'avenir;  mes  tristes  yeux  ne 
peuvent  le  percer;  si  mes  doigts  l'entr'ouvrent 
un  instant,  tous  les  attributs  de  la  mort  s'offrent 
à  moi  derrière  lui. 

0  mon  ami!.,  si  vous  la  perdiez  jamais  cette 
Aline  qui  vous  est  si  chère!  quoique  bien  jeune 
encore,  si  le  ciel  en  voulait  disposer!.,  auriez- 
vous  le  courage  de  supporter  cette  perte!.. 
Trouveriez-vous  dans  votre  âme  assez  de  force 
pour  n'en  pas  être  anéanti?..  J'exigerai  de  vous, 
quand  nous  allons  nous  voir,  que  vous  me 
juriez,  à  tout  événement...  d'endurer  ce  mal- 
heur avec  résignation.  Eh!  Valcour,  qui  peut 
répondre  d'un  moment  de  vie...  frêles  créa- 
tures nous  n'avons  qu'un  clin  d'œil  à  respirer 
ici;  le  jour  qui  nous  voit  naître,  touche  à  celui 
qui  nous  éteint;  et  cette  suite  d'instants  rapides 


164  ALINE 

que  rien  ne  fixe,  que  rien  n'arrête,  se  précipite 
dans  l'abîme  de  l'éternité  comme  les  flots  du 
torrent  impétueux  dans  les  plaines  immenses  de 
l'Océan.  S'ils  sont  si  courts,  ces  instants  où  nous 
respirons,  s'ils  sont  si  faciles  à  détruire,  ils  peu- 
vent l'être  à  tout  moment  ;  et  pourquoi  placer 
alors  son  amour  dans  des  créatures  si  fragiles... 

Oui,  mon  ami,  je  voudrais  que,  pénétré  de  ces 
raisons,  vous  devinssiez  plutôt  l'amant  de  cette 
âme  qui  doit  me  suivre,  que  de  ces  périssables 
'  attraits  qu'un  souffle  à  l'instant  peut  flétrir.  Je 
vous  ai  bien  souvent  grondé  de  mettre  trop  de 
prix  à  ces  destructibles  beautés,  je  vous  en 
gronde  encore. 

O  Valcour!  n'aime  de  moi  que  ce  qui  ne  peut 
te  fuir;  ne  chéris  que  cette  âme  où  la  tienne  doit 
s'unir  un  jour...  Crois-moi,  renonce  à  tout  le 
reste  avant  que  les  hommes  ou  la  mort  ne  t'y 
contraignent...  Sens  bien  la  différence  extrême 
des  deux  objets  que  j'offre  à  ton  amour...  si  tu 
étais  quinze  ans  sans  me  voir,  je  te  défierais  de 
me  peindre;  et  les  mouvements  de  mon  âme,  les 
pensées  qu'elle  t'exprime  ne  sortiront  jamais  de 
ton  souvenir  :  préfère  donc  ce  que  tu  peux 
conserver  sans  cesse,  à  ce  qui  fuit  rapidement. 

Songe  qu'en  m'aimant  ainsi,  tu  me  regretteras 
bien  moins  si  tu  me  perds.  Qu'importe  que  ce 
qui  doit  finir  disparaisse,  quand  nous  avons  la 


ET    VALCOUR  165 


certitude  délicieuse  que  ce  qui  ne  doit  point 
éprouver  d'altération,  ne  saurait  nous  échapper 
jamais.  Qu'aimeras-tu  de  moi,  je  t'en  prie, 
quand  cette  masse  réduite  en  poussière,  n'offrira 
plus  dans  le  fond  du  cercueil, que  quelques  débris 
d'ossements?  A  supposer  même  que  ces  attraits 
défigurés  pussent  se  réaliser  à  tes  sens,  ils  n'y 
reparaîtraient  que  pour  ton  désespoir  ;  tandis  que 
les  expressions  de  cette  âme  que  je  veux  que  tu 
préfères,  ne  viendront  flotter  sur  la  tienne  que 
pour  l'épanouir  et  la  vivifier. 

Il  y  a  mieux,  c'est  qu'il  me  semble  que  je 
t'aimerais  davantage,  si  tu  consentais  à  ne 
m'aimer  qu'ainsi;  j'épurerais  si  bien  les  senti- 
ments de  l'âme  qui  ferait  ton  bonheur,  que  le 
culte  qu'elle  te  rendrait  alors  serait  absolument 
semblable  à  celui  qu'elle  offre  à  son  Dieu...  Plus 
de  séparation...  plus  rien  qui  puisse  nous  trou- 
bler, nous  diviser  ou  nous  éteindre,  et  notre 
amour  entier  dans  l'être  qui  ne  s'anéantit  jamais, 
durerait  autant  que  ce  Dieu. 

Je  te  laisse...  j'ai  beau  quitter  et  reprendre  la 
plume...  toujours  imbibée  malgré  moi  du  fiel  de 
la  mélancolie,  au  lieu  de  fortifier  ton  esprit,  elle 
l'alarme;  je  ne  réussis  pas  à  te  consoler,  et  je  ne 
m'afflige  que  davantage. 


LETTRE  LXIV. 


LE   PRESIDENT    DE    BLAMONT    A    DOLBOURG. 


Paris,  ce  2g  mars. 


...  le   croiras-tu? 
elle    tremble    au 


ÇV-4£TdL  faut  que  je  te  voie 
S^à^p*  Cette  Augustine... 
Jéj^Dr»  moment  d'agir. . .  Ne  dirait-on  pas  qu'on 
exige  d'elle  des  choses  extraordinaires!..  Je  lui 
croyais  de  l'esprit...  elle  n'en  a  pas...  c'est  une 
imbécile...  On  a  bien  raison  de  dire,  que  quand 
il  s'agit  de  grandes  choses,  il  ne  faut  se  confier 
qu'à  de  grandes  têtes  :  elle  voudrait  que  je  vinsse 
à  Versailles...  elle  agirait,  dit-elle,  en  ma  pré- 
sence, avec  plus  de  courage...  La  sotte  créature! 
tu  sens,  comme  moi  la  nécessité  de  remettre  ce 
faible  esprit.  Il  faut  que  tu  me  donnes  à  souper 
avec  elle,  dans  ta  petite  maison  du  faubourg, 
pas  plus  tard  que  demain  au  soir,  puisqu'on  part 


ALINE  ET  VALCOUR  I  67 

le  jour  d'après,  et  là  nous  triompherons,  j'espère, 
de  ses  sots  scrupules.  J'ai  quelquefois  vu  la  tète 
étroite  d'une  femme  avoir  besoin  d'être  allumée 
par  le  tempérament  pour  l'exécution  de  ces 
sortes  de  choses.  Il  est  inouï  ce  qu'on  obtient 
d'elles  dans  ces  moments  d'ivresse  ;  leur  âme 
plus  près  de  l'état  de  méchanceté  pour  lequel 
les  a  créées  la  nature,  accepte  alors  plus  facile- 
ment toutes  les  horreurs  qu'on  peut  avoir  besoin 
de  leur  proposer.  Je  conçois  bien  que  ni  toi,  ni 
moi  n'irons  nous  charger  de  cette  besogne  de 
crocheteurs  :  nos  principes  en  volupté,  nos  âges, 
notre  manière  d'être,  en  un  mot,  tout  cela  ne 
s'arrange  pas  avec  les  exigences  outrées  d'une 
fille  de  dix-huit  ans  à  laquelle  il  faut  tourner  la 
tête...  Mais  j'ai  un  valet  de  chambre  unique  pour 
ces  sortes  de  joutes...  Il  agira  sur  le  physique 
sans  se  douter  de  rien,  et  nous...  la  recevant  de 
sa  main  toute  embrasée,  nous  travaillerons  alors 
le  moral  avec  fruit. 

Il  n'y  a  rien  de  pis  que  ces  sortes  d'oscilla- 
tions; voilà  pourtant  à  quoi  il  faut  s'attendre, 
toutes  les  fois  qu'on  emploie  le  sexe  en  pareil 
cas.  Naturellement  timide,  l'esprit  chez  lui  n'est 
jamais  que  le  résultat  des  syncopes  du  cœur  ?  Il 
y  a  bien  longtemps  que  je  dis  que  les  femmes  ne 
sont  bonnes  qu'au  lit,  et  encore...  hors  de  là  il 
ne  faut  y  compter  pour  rien. 


168  ALINE 

Fausses  ou  faibles,  perfides  ou  nonchalan- 
tes, si  malheureusement  on  les  charge  d'un 
projet...  elles  le  font  avorter  par  mollesse,  ou 
le  trahissent  par  méchanceté:  et  c'est  sûrement 
d'elles  que  Machiavel  a  dit,  ou  qu'il  ne  fallait 
jamais  les  avoir  pour  complices,  ou  qu'il  était 
urgent  de  s'en  défaire  aussitôt  qu'elles  avaient 
agi  *.  Je  suis  désolé  que  nous  n'ayons  pas  chargé 
de  la  besogne  ce  vieux  coquin  d'aumônier  qui 
m'a  servi  pendant  trois  ans...  Entreprenant... 
fourbe...  adroit...  hypocrite...  il  aurait  mis  dans 
l'opération  autant  de  vigueur  que  de  fausseté. 
Je  n'ai  jamais  rien  vu  de  sûr,  comme  les  prin- 
cipes de  ce  drôle-là.  Je  dois  à  lui  seul  plus 
d'aventures  qu'il  n'en  faudrait  à  moi  juge...  pour 
envoyer  trente  coquins  à  l'échafaud.  Tu  le  sais, 
mon  cher,  grande  différence,  chez  nous,  entre 
ce  que  nous  sommes  obligés  de  défendre,  et  ce 
que  nous  nous  amusons  à  faire.  Cette  équité 
dont  nous  nous  parons,  n'est  plus  au  feu  de  nos 
bouillants  transports,  que  comme  la  cire  aux 
brûlants  rayons  du  soleil;  mais  il  n'en  faut  pas 
moins  blâmer  ce  que  nous  adoptons,  punir  ce 
que  nous  chérissons;  ce  n'est  qu'en  affichant 
avec    scrupule    cette    rigidité  de  mœurs   pour 

*  Le  président  arrange  ici,  pour  les  femmes  seulement,  une  opi- 
minable,  avancée  dans  le  Prince  de  Machiavel  génér 
pour  tous  les  complices. 


ET    VALCOUR  169 


autrui,  que  nous  parvenons  à  couvrir  avec  art 
toute  la  dépravation  des  nôtres.  Dans  le  fait  il 
ne  s'agit  que  d'en  imposer,  dès  que  nous  ne  le 
pouvons  par  nos  vertus,  que  ce  soit  au  moins  par 
nos  rigueurs. 

Je  suis  désespéré  qu'on  ait  manqué  ce  Val- 
cour...  Des  coquins,  bien  adroits  pourtant,  capa- 
bles de  mille  autres  gentillesses...  que  je  faisais 
absoudre  aux  conditions  de  celle-là...  Les  imbé- 
ciles... Quoi  qu'il  en  soit,  nous  en  voilà  débar- 
rassés, il  aura  eu  une  peur  effroyable,  et  n'osera 
sûrement  plus  reparaître  avant  que  tout  ceci  ne 
soit  décidé. 

Je  ne  te  verrai  point  ce  soir...  c'est  le  jour 
destiné  aux  adieux  de  l'hymen,  et  tu  sens  bien 
pourquoi  je  veux  qu'ils  soient  tendres...  Quand 
on  se  quitte...  pour  un  certain  temps...  c'est  une 
plaisante  idée  que  celle-là!  j'ai  été  ravi  de  la 
concevoir. 

On  est  quelquefois  bien  aise  de  tâter  jus- 
qu'où peut  aller  son  âme  ;  tu  n'imaginerais  pas 
comme  je  suis  content  de  la  mienne,  je  n'y  sens 
plus...  surtout  ceci...  qu'une  sorte  d'émotion  qui 
pourrait  bien  n'être  pas  sans  plaisir...  La  drôle 
de  chose  que  l'analyse  du  coeur  humain;  je  suis 
•parfaitement  sûr  à  présent,  qu'on  en  fait  tout  ce 
qu'on  veut;  facile  à  recevoir  les  impressions  de 
la  tête,  il  n'adopte  bientôt  plus  que  ses  mouve- 


170  ALINE 

ments,  et  l'on  se  gangrène  ainsi  voluptueuse- 
ment d'un  bout  à  l'autre,  sans  que  rien  s'oppose 
à  la  circulation  du  venin. 

Pressons-nous...  je  te  le  dis...  tous  les  retards 
pourraient  nous  devenir  funestes  :  je  me  méfie 
de  la  présidente,  et  malgré  les  clauses  signées, 
je  gagerais  qu'elle  agit  sous  main  avec  son  ado- 
rable protecteur...  ce  charmant  comte...  Il  pré- 
tendait m'étourdir  l'autre  jour.  Rien  ne  m'amuse 
comme  ces  êtres  débonnaires  qui  croient  en 
imposer  à  des  scélérats  de  profession  comme 
nous.  A  les  entendre,  l'ascendant  de  la  vertu 
nous  écrase  ;  mais  si  cette  vertu  est  une  chi- 
mère, si  nous  ne  la  voyons  jamais  que  comme 
telle,  le  choc  alors  n'est  plus  très  dangereux. 

Adieu,  tendre  et  délicat  époux  !  il  me  semble 
te  voir  déjà  dans  les  bras  de  l'hymen,  ravissant 
des  baisers...  peut-être  inondés  de  larmes,  les 
premiers  jours,  mais  qui,  bientôt  séchées  par 
l'ardeur  de  ta  flamme,  perdront  sous  le  délire 
des  tiens,  toute  l'âcreté  de  la  résistance. 

Mais  point  de  jalousie,  je  t'en  conjure  :  il  faut 
renoncer  à  cette  extravagance  qui  nous  empê- 
chait autrefois  de  mêler  nos  plaisirs  comme  nos 
maîtresses.  Souviens-toi  qu'une  des  clauses  du 
contrat  est,  que  je  prête  sans  céder...  Tu  me 
dois  bien  au  moins  cela  pour  les  soins  que  je 
mets  depuis    si   longtemps  à  l'accomplissement 


ET    VALCOUR  171 


de  tes  désirs.  Tu  n'imagines  pas,  mon  ami, 
l'envie  que  j'ai  de  posséder  cette  chère  Aline  :  je 
lui  crois  des  détails  d'un  piquant...  qu'elle  doit 
être  délicieuse  à  saisir  dans  les  pleurs...  Sophie 
était  bien,  mais  Aline...  et  puis  nous  n'irons 
jamais  aussi  loin  avec  celle-ci  qu'avec  l'autre... 
Il  est  une  sorte  de  ménagement  qu'on  doit  à  la 
vertu...  au  sang...  Cependant  ne  jurons  de  rien, 
car  les  effets  de  l'égarement,  dans  des  têtes 
comme  les  nôtres,  sont,  tu  le  sais,  incalculables. 


LETTRE  LXV. 

VALCOUR    A     DÉTERVILLE. 

Dijon,  ce  20  avril. 

2,<^jV$ 'arrive  ici  pour  en  partir  demain  ;  peut- 
7^'q^C  être  me  serais-je  rendu  tout  de  suite  en 
l^^QjZ  oavoie,  si  ma  santé  me  1  eut  permis; 
mais  j'ai  besoin  de  quelques  jours  de  repos. 

Oh!  mon  cher Déterville,  quelle  funeste  sépa- 
ration!.. L'horreur  qui  l'accompagna,  mes  bles- 
sures mal  guéries...  l'affreuse  agitation  de  mon 
âme...  d'horribles  pressentiments,  fruits  des 
détails  de  ces  cruels  adieux...  Tout...  tout,  mon 
ami,  me  met  hors  d'état  de  poursuivre;  et  il 
faut,  avant  d'aller  plus  loin,  que  je  dépose  un 
moment  dans  ton  cœur,  le  chagrin  dévorant  qui 
tourmente  le  mien. 

Écoute   les    circonstances   lusrubres   de  cette 


ALINE    ET    VALCOUR  173 

dernière  entrevue  ;  et  dis  si  tu  n'y  vois  pas, 
comme  moi,  l'arrêt  du  Ciel  écrit  en  traits  de 
sang. 

Après  t'avoir  embrassé  le  huit  au  soir,  pour 
mieux  déguiser  encore  mon  départ  de  Paris,  je 
résolus  d'en  sortir  dans  l'habillement  de  chas- 
seur qui  m'était  enjoint  pour  le  rendez-vous.  Ce 
fut  donc  en  cet  état  que  je  voyageai,  seul,  et  à 
pied,  jusqu'à  Orléans,  tandis  que  mon  laquais, 
escortant  mes  malles,  allait  m'attendre  à  Mon- 
targis;  peu  au  fait  de  la  route  qu'il  fallait  suivre 
pour  gagner  d'Orléans  le  village  indiqué,  m'ima- 
ginant  néanmoins  avoir  plus  de  temps  qu'il  n'en 
fallait  pour  m'y  trouver  à  l'heure  prescrite,  je 
partis  de  la  ville  le  quinze,  à  environ  sept  heures 
du  matin...  Mais  quelle  fut  ma  surprise,  lors- 
qu'après  avoir  marché  dans  la  forêt  jusqu'à  près 
de  midi...  m'informant  d'un  bûcheron  si  j'étais 
loin  de  Vertfeuille,  on  me  répondit  qu'on  ne 
connaissait  point  d'endroit  de  ce  nom... 

Oh  ciel  !  me  dis-je,  elles  vont  m'attendre...  Ne 
me  voyant  point,  leur  inquiétude  sera  terrible; 
et  me  voilà  moi-même  absorbé  de  toute  celle 
que  leurs  âmes  sensibles  vont  daigner  prendre 
pour  moi...  Que  devenir  dans  cette  fatale  cir- 
constance? Point  de  maison  à  plus  de  trois  lieues 
où  je  pusse  prendre  le  plusfaible  renseignement. . . 
au    centre    d'une  forêt,  dans   un    pays  que  je 


174  ALINE 

ne  connaissais  point...  Un  moment  je  voulus 
retourner  à  la  ville...  l'instant  d'après,  cette  idée 
s'évanouissait  par  l'espoir  de  rencontrer  quel- 
qu'un de  plus  instruit.  Dans  cette  cruelle  alter- 
native, je  priai  le  paysan  que  je  venais  d'inter- 
roger de  me  conduire  à  la  plus  proche  maison. 

—  Je  m'en  garderai  bien  ,  me  répondit-il... 
Vous  êtes  braconnier  n'est-ce  pas?  Et  la  maison 
où  vous  voulez  que  je  vous  mène,  est  remplie  de 
gardes  qui  ne  vous  feraient  aucune  grâce;  je  ne 
serai  point  l'auteur  de  votre  perte...  Éloignez- 
vous  plutôt,  c'est  ce  que  vous  avez  de  mieux  à 
faire. 

Je  vis  alors  que  ce  déguisement,  qui  n'avait 
nul  danger  dans  les  environs  de  Vertfeuille,  en 
avait  quelqu'un  dans  une  position  différente,  et 
surtout  avec  l'impossibilité  de  se  nommer.  Je 
pris  donc  congé  de  mon  homme  et  fis  encore 
quatre  lieues,  m'orientant  comme  je  le  pouvais, 
sans  rencontrer  personne,  lorsque  tout  à  coup 
le  temps  s'obscurcit.  N'apercevant  rien  aux  envi- 
rons, et  voyageant  toujours  au  hasard  dans  les 
routes  écartées  de  ce  bois,  je  n'eus  d'autre  parti 
à  prendre  pour  découvrir  d'un  peu  loin,  que  de 
gravir  un  arbre,  et  d'observer  de  son  sommet  s'il 
ne  se  présentait  nul  asile...  Je  n'en  vis  point... 
Cependant  mes  forces  s'épuisaient...  l'agitation 
cruelle  de  mon  âme  m'empêchait  d'éprouver  la 


ET  VALCOUR  175 

faim,  mais  j'étais  anéanti  de  fatigue.  Je  sentis 
bien  qu'il  me  devenait  impossible  d'aller  plus 
loin,  et  ne  voulant  point  coucher  sur  la  route,  je 
m'enfonçai  dans  l'épaisseur  du  bois...  à  peine  y 
suis-je  que  la  nuit  la  plus  sombre  étend  ses  voiles 
sur  toutes  les  parties  de  la  forêt;  peu  à  peu  la 
voûte  de  l'atmosphère  se  couvre  de  nuages  qui 
augmentent  l'effroi  de  l'obscurité  ;  quoique  la 
saison  fût  peu  avancée,  des  éclairs  sillonnant  la 
nue,  m'annoncent  un  orage  affreux;  les  vents 
sifflent...  leurs  prodigieux  efforts  brisent  les 
arbres  autour  de  moi...  le  feu  céleste  éclate  de 
toutes  parts...  vingt  fois  il  tombe  à  mes  côtés... 
vingt  fois  je  me  crois  assez  heureux  pour  toucher 
à  ma  dernière  heure,  quand  tout  à  coup  le  son 
d'une  infinité  de  cloches  lugubres  vient  prêter  à 
cette  scène  douloureuse  toute  l'horreur  dont  elle 
est  susceptible.  De  noires  chimères  achèvent 
d'égarer  ma  raison...  ce  déchaînement  de  toute 
la  nature...  ce  silence  épouvantable  qui  n'est 
troublé  que  par  le  mugissement  des  airs,  par  les 
éclats  de  la  foudre,  et  par  ce  bruit  majestueux 
de  l'airain,  tristement  élancé  vers  le  ciel,  me  fait 
craindre  que  je  ne  sois  pas  le  seul  que  menace  en 
ce  jour  la  colère  de  Dieu... 

Infortunée  !  m'écriai-je...elle  est  morte;  et  ces 
sinistres  devoirs,  dont  les  accents  plaintifs  vien- 
nent frapper  mon  oreille,  n'ont  pour  objet  que 


176  ALINE 

mon  Aline...  Mille  fantômes  semblent  alors  vol- 
tiger près  de  moi...  je  crois  distinguer  parmi  eux 
l'ombre  chérie  que  j'idolâtre,  et  lorsque  je  veux 
me  précipiter  vers  elle,  un  torrent  de  flammes 
l'enveloppe  et  la  fait  disparaître  à  mes  yeux... 
Je  me  roule  à  terre,  je  désire  que  ce  sol  inondé 
que  je  presse,  s'entr'ouvre  pour  me  recevoir;  et 
ma  raison  m'abandonnant  tout  à  fait,  je  demeure 
le  reste  de  la  nuit  dans  cette  attitude  de  la  dou- 
leur et  du  désespoir. 

Les  vents  se  calment  enfin,  l'étoile  brille...  le 
ciel  s'éclaircit...  et  mon  âme,  qui  vient  d'être  le 
jouet  des  éléments  mutinés,  comme  les  chênes 
qui  m'environnent,  ose  se  rouvrir  à  l'espérance, 
comme  leurs  rameaux  courbés  sous  l'aquilon 
impétueux,  se  redéveloppent,  avec  majesté  dans 
les  airs. 

Je  me  remets  en  route,  avec  le  seul  projet  de 
retourner  à  la  ville...  J'y  fus  rendu  le  seize,  à  six 
heures  du  matin;  et  m'étant  un  peu  reposé,  j'en 
repartis  à  huit,  précédé  d'un  guide  qui  se  char- 
gea de  me  conduire  en  moins  de  cinq  heures  au 
village  du  Haut-Chêne. 

J'y  arrivai,  en  effet,  sans  accident;  et  ne  vou- 
lant pas  que  cet  homme  fût  témoin  de  ce  que 
j'allais  y  faire,  je  le  congédiai  sitôt  qu'il  m'eut 
montré  le  hameau. 

—  Oh!  monsieur,  médit  la  mère  de  Colette,  dès 


ET  VALCOUR  177 


qu'elle  me  vit  entrer  chez  elle,  avec  quelle  impa- 
tience ces  dames  vous  ont  attendu  hier.  Vous 
leur  avez  donné  bien  de  l'inquiétude  :  elles  ne 
sont  sorties  qu'à  la  nuit  tout  en  pleurs:  et  je  suis 
bien  sûre  qu'elles  n'auront  pas  été  retirées  avant 
l'orage... 

Pars,  pars,  Colette,  ajouta-t-elle  en  s'adres- 
sant  à  sa  fille  ;  va  tôt  les  avertir,  mon  enfant;  tu 
sais  comme  elles  nous  l'ont  recommandé;  quitte 
tes  sabots  pour  aller  plus  vite...  et  vous,  brave 
homme,     reposez-vous    pendant    ce    temps... 

Hélas!  continuait  cette  bonne  femme,  en  m'of- 
frant  tout  ce  qu'elle  avait  chez  elle,  nous  som- 
més bien  pauvres,  monsieur,  et  nous  ne  vous 
présenterons  pas  grand'chose,  mais  ce  sera  de 
bon  cœur.  Ah  !  sans  les  charités  de  madame  et 
de  mademoiselle,  il  y  aurait  peut-être  bien  long- 
temps que  nous  ne  serions  plus  de  ce  monde,  ni 
mon  enfant,  ni  moi,  mais  ce  sont  de  si  bonnes 
âmes,  monsieur;  il  y  en  a  qui  attendent  que  les 
malheureux  viennent  les  trouver  pour  les  se- 
courir; mais  celles-ci  les  cherchent  :  elles  ne 
vivraient  point  si  elles  ne  les  soulageaient  pas... 
Aussi,  il  faut  voir  comme  nous  les  aimons  :  si 
elles  avaient  besoin  de  notre  sang,  nous  le  ver- 
serions tout  à  l'heure  goutte  à  goutte,  et  nous 
croirions  encore  n'avoir  rien  fait. 

Mon  cœur  s'épanouissait  en  écoutant  de  tels 
iv  îa 


178  ALIXE 

récits...  de  douces  larmes  remplissaient  mes 
yeux...  Est-il  une  félicité  plus  vive  que  celle 
d'entendre  louer  ce  qu'on  aime  ! 

Enfin  Colette  revint  essouflée  ;  elle  avait  fait 
ses  quatre  lieues  toujours  en  courant,  et  n'avait 
pas  mis  deux  heures  à  les  faire. 

—  Elles  me  suivent,  dit  cette  pauvre  enfant 
toute  en  sueur...  elles  me  suivent,  monsieur; 
allez,  je  leur  ai  bien  fait  du  plaisir. 

Ma  mère,  ajouta-t-elle,  en  se  jetant  au  cou  de 
la  vieille,  ça  les  a  rendues  si  aises,  que  madame  a 
dit  qu'elle  allait  me  donner  les  dix  moutons  qu'il 
me  faut  pour  épouser  Colas,  je  l'épouserai  ma 
mère,  je  l'épouserai,  n'est-ce  pas?.. 

Et  ne  pouvant  tenir  à  l'innocente  joie  de  cette 
petite  fille  : 

• —  Oui,  oui,  vous  l'épouserez  mon  enfant,  lui 
dis-je ,  voilà  dix  louis,  c'est  tout  ce  que  j'ai 
maintenant,  recevez-les  pour  le  bouquet  de 
noces,  il  est  juste  que  je  partage  la  reconnais- 
sance d'un  service  qui  m'est  bien  plus  précieux 
encore  qu'aux  amies  que  vous  m'annoncez... 

A  peine  avais-je  dit,  que  ces  dames  entrè- 
rent... 

Madame  de  Blamont  se  jeta  la  première  dans 
mes  bras  et  mon  Aline  en  larmes  lui  succéda 
bien  promptement.  Après  avoir  pressé  sur  mon 
cœur  ces  personnes  si  chères,  après  les   avoir 


ET    VALCOUR  179 


accablées  l'une  et  l'autre  de  ces  délicieuses  cares- 
ses que  l'âme  prodigue  et  que  l'esprit  ne  peint 
point,  la  conversation  devint  plus  réglée...  nous 
nous  assîmes...  Cette  respectable  mère  me  donna 
les  conseils  les  plus  sages  et  les  meilleurs... 
elle  me  fit  part  de  ses  espérances,  de  ses  projets 
pour  les  réaliser;  elle  me  dit  tout  ce  qu'elle  avait 
fait...  les  lueurs  qu'elle  apercevait  encore...  les 
moyens  à  prendre  pour  réussir...  en  un  mot,  à 
l'en  croire,  je  dois  regarder  mon  bonheur  comme 
sûr  cet  automne...  Elle  m'ordonna  de  revenir  à 
cette  époque...  Notre  commerce  de  lettres  s'ar- 
rangea, nous  le  réglâmes  sur  la  carte  même,  en 
raison  des  différentes  villes  où  je  devais  passer... 
toutes  deux  me  firent  promettre  d'être  exact 
dans  mes  réponses...  Je  voulus  un  instant  parler 
à  madame  de  Blamont  de  mes  craintes  sur 
l'intérêt  qu'elle  voulait  bien  prendre  à  moi,  cela 
ne  pouvait-il  pas  la  plonger  dans  de  nouveaux 
malheurs...  Que  n'y  avait-il  pas  à  redouter 
d'un  époux  furieux,  toujours  tellement  déchaîné 
contre  mes  sentiments  pour  sa  fille?  Et  je  lui 
peignis  de  la  plus  vive  manière  combien  j'étais 
sensible  à  tous  les  maux  qu'elle  éprouvait  pour 
moi.  Elle  tourna  vers  les  miens  ses  beaux  yeux 
mouillés  de  larmes... 

— Eh  !  qu'importe,  mon  ami,  me  dit-elle,  qu'im- 
porte d'être  un  peu  plus,  un  peu  moins  malheu- 


iSo  ALINE 

reuse?  je  la  serais  tout  de  même  sans  vous  :  j'ai 
du  moins  pour  consolation  de  l'être  en  vous  ser- 
vant... 

Une  de  ses  mains  pressa  la  mienne  à  ces 
mots,  et  ma  bouche  s'imprimant  sur  cette  main 
chérie,  y  grava  les  baisers  de  l'amitié  et  de  la 
reconnaissance  la  plus  vive... 

—  Mon  ami,  me  dit  Aline  en  m'attirant  vers 
elle,  vous  me  promettez  de  m'écrire...  vous  me 
jurez  bien  d'être  exact? 

—  Oh  ciel!  pouvez-vous  en  douter?.. 

—  Eh  bien  !  continua  cette  fille  adorée,  en  me 
remettant  un  portefeuille  superbe...  tenez,  je 
veux  que  ceci  ne  soit  destiné  que  pour  mes  let- 
tres... je  vous  défends  de  l'employer  à  d'autre 
usage... 

Je  saisis  ce  meuble  précieux...  je  le  baise... 
je  le  dévore...  un  ressort  part,  et  le  portrait  de 
mon  Aline  vient  enivrer  à  la  fois  et  mon  âme  et 
mes  yeux.  Au  bas  de  ce  portrait  chéri,  son  sang... 
le  sang  de  la  divinité  que  j'idolâtre  avait  tracé 
deux  lignes,  qui  s'imprimèrent  aussitôt  dans 
mon  âme;  c'est  d'après  elle,  c'est  d'après  ce  sanc- 
tuaire où  règne  à  jamais  son  image,  que  je  vais 
les  offrir  à  tes  yeux  :  «  Pensez  toujours  à  moi,  et 
que  cette  idée  soit  la  base  de  toutes  vos  actions.  » 
Les  voilà  ces  lignes  chéries,  les  voilà, Déterville: 
puisse  me  réduire  en  poudre  la  mainderÉternel, 


ET    VALCOUR  l8l 


au  moment   où   ce  qu'elles  contiennent  ne  fera 
pas  la  loi  de  ma  vie. 

—  Le  sang  dont  je  me  suis  servie  pour  écrire 
ces  mots  est  pris  de  là,  me  dit  Aline,  en  pressant 
ma  main  sur  son  cœur,  ce  sont  les  expressions 
de  ce  cœur  qui  vous  adore,  gravées  par  le  sang 
qui  l'agite...  Que  tout  cela  vous  soit  cher,  mon 
ami,  et  n'oubliez  pas  une  malheureuse  fille  qui 
vous  fait  serment  aux  pieds  de  sa  mère  de  ne 
jamais  vivre  que  pour  vous... 

Elle  s'y  met  en  disant  ces  mots  :  et  cette 
mère  respectable,  aussi  émue  que  ceux  qui 
l'entouraient...  prit  la  main  de  sa  fille,  la  mit 
dans  la  mienne...  et  me  dit  : 

—  Oui,  Valcour...  elle  est  à  vous,  je  prends 
le  ciel  à  témoin  que  mon  consentement  ne  se 
donnera  jamais  à  d'autre. 

Je  me  jette  aussitôt  dans  les  bras  de  ces  deux 
chères  amies,  et  mon  silence  ici  plus  éloquent 
que  mes  paroles,  les  convainc  que  mon  âme 
enflammée  se  réunit  à  la  leur  pour  y  rester  en 
dépôt  jusqu'au  dernier  jour  de  ma  vie. 

Cependant  la  nuit  s'approchait...  il  s'agissait 
de  la  séparation;  madame  de  Blamont  croit  avoir 
la  force  d'en  marquer  le  moment,  elle  se  lève 
sans  me  regarder...  sa  fille  l'entend...  elle  veut 
en  faire  de  même...  ses  genoux  fléchissent  et  elle 
retombe  en  larmes  sur  sa  chaise...  alors  madame 


I  8  2  ALÏNE 

de  Blamont   lui  dit   avec  une   fermeté  noble  : 
—  Je  perds  un  ami  comme  vous,  ma  fille... 
L'espérance  de  le  revoir  me  soutient,  et  j'ai  le 
courage  de  m'en  séparer. 

Mais  Aline  n'écoutait  plus  rien,  elle  était 
étendue  dans  mes  bras;  elle  mêlait  ses  larmes 
aux  miennes,  et  l'on  n'entendait  plus  d'elle  que 
les  cris  amers  de  la  douleur  et  les  sanglots  du 
désespoir!.. 

Madame  de  Blamont  se  rasseoit...  elle  prend 
une  main  de  sa  fille  et  la  baise  avec  transport  ; 
cette  vive  caresse  produit  à  l'instant  dans  lame 
d'Aline,  la  diversion  qu'a  prévue  cette  femme 
spirituelle  et  sensible...  Elle  se  retourne  vers  sa 
mère...  elle  se  cache  dans  son  sein,  elle  y  répand 
un  nouveau  torrent  de  larmes...  et  madame  de 
Blamont  se  relevant  aussitôt...  l'emportant  pour 
ainsi  dire  dans  ses  bras,  essaye  de  lui  faire  fran- 
chir le  seuil  de  la  porte,  et  pendant  ce  temps, 
sur  un  signe,  je  disparais  dans  une  autre  cham- 
bre... élan  sacré  d'une  âme  impétueuse...  pres- 
sentiment cruel  qui  remplit  encore  la  mienne  de 
trouble  et  d'effroi...  Cette  chère  fille  se  retourne 
vers  la  place  qu'elle  quitte,  et  où  elle  me  croit 
encore...  ne  m'y  voyant  plus,  elle  se  débarrasse 
des  bras  de  sa  mère,  franchit  d'un  trait  l'inter- 
valle qui  nous  sépare,  arrive  comme  l'éclair 
dans  la  chambre  où  je  la  fuis  et  y  tombe  à  mes 


ET    VALCOUR  183 


pieds,  sans  mouvement...  C'est  alors  où  mon 
cœur  éclate...  où  nulle  considération  n'en  peut 
calmer  l'effervescence... 

Je  me  précipite  sur  cette  chère  amie,  je  la 
presse  sur  mon  sein...  nos  corps  enlacés  comme 
nos  âmes,  semblent  ne  plus  faire  qu'une  masse 
qu'aucun  effort  ne  saurait  désunir,  et  ma  raison 
ne  revient  enfin,  que  par  le  désir  de  rendre  à  la 
vie  celle  qui  déchire  la  mienne...  celle  qui  sus- 
pend à  la  fois  par  la  douleur  toutes  les  facultés 
de  mon  existence. 

—  Fuyez,  me  dit  madame  de  Blamont,  en  fai- 
sant étendre  sa  malheureuse  fille  sur  un  lit... 
fuyez,  il  vaut  mieux  qu'en  revenant  à  elle,  elle 
ne  vous  trouve  plus  sous  ses  regards...  Allez, 
divin  ami,  continua-t-elle,  en  me  tendant  les 
mains...  souvenez-vous  de  cette  scène,  rappelez- 
vous  combien  vous  êtes  aimé,  et,  si  vous  croyez 
que  ma  fille  me  soit  chère,  persuadez-vous...  ou 
qu'on  m'arrachera  le  jour,  ou  qu'elle  ne  sera 
jamais  qu'à  vous. 

Et  m'étant  prosterné  sur  cette  main  chérie, 
l'ayant  arrosée  des  larmes  de  ma  reconnaissance 
et  de  ma  tendresse,  j'ose  élever  encore  une  fois 
les  yeux  sur  l'idole  adorée  de  mon  cœur;  je  lui 
adresse,  sans  en  être  entendu,  les  dernières 
expressions  de  mon  amour,  et  m'élance  dans  la 
forêt,  avec  le  dessein  de  gagner  Orléans  le  même 


1S4  ALI.N'E 

soir...  Elles  m'apprendront,  j'espère,  les  suites  de 
cette  triste  séparation  ;  je  t'implore  pour  l'obtenir 
d'elles,  avec  les  plus  grands  détails...  Finissons 
ceux  qui  me  regardent. 

Je  n'eus  pas  fait  deux  lieues,  que  la  nuit  qui 
tomba  tout  à  coup  me  fit  craindre  de  m'égare:- 
comme  la  veille  :  l'état  dans  lequel  j'étais  d'ail- 
leurs, ne  permettant  pas  même  à  mon  esprit  la 
possibilité  de  me  conduire,  je  résolus  d'attendre 
au  pied  d'un  arbre  que  l'astre,  en  venant  conso- 
ler la  terre,  ramenât,  s'il  était  possible,  un  peu  de 
calme  au  fond  de  mon  cœur  agité.  Je  m'étendis 
au  pied  d'un  chêne  antique,  et  m'abîmant  dans 
mes  idées,  me  livrant  à  la  sombre  mélancolie 
qui  semblait  appesantir  à  la  fois  tous  mes  sens , 
je  trouvai  par  la  violence  même  de  mes  chagrins 
la  possibilité  d'un  instant  de  repos...  que  n'eût 
pas  obtenu  mon  âme  dans  un  état,  ou  moins 
anéantie,  la  douleur  l'eut  pressée  avec  moins  de 
force. 

Je  m'endormis...  A  peine  le  fus-je,  qu'un  fan- 
tôme effroyable  apparut  aussitôt  à  mes  sens 
enchaînés...  Je  le  vois  encore...  J'écris  que  je 
rêvais...  mais  je  n'oserais  pas  l'affirmer... 
l'impression  fut  trop  vive...  Non,  mon  ami,  je 
ne  rêvais  pas...  Je  l'ai  vu  ce  fantôme...  il  était 
vêtu  de  noir...  il  avait  une  figure  que  je  pein- 
drais sans  doutc.il  avait  celle  du  père  d'Aline... 


t&H 


ET    VALCOUR  l8< 


il  tenait  à  la  main...  pardonne  mon  désordre... 
il  tenait  par  les  cheveux  la  tête  de  cette  fille 
chérie...  il  la  secouait  sur  mon  sein...  il  mêlait 
les  flots  de  sang  qui  en  découlaient  à  ceux  qui 
jaillissaient  de  mes  bressures  réouvertes...  et  il 
me  disait  en  m'offrant  cet  épouvantable  specta- 
cle... oui,  mon  ami,  il  me  le  disait...  ses  paroles 
ont  frappé  mon  oreille,  je  ne  dormais  point...  il 
me  disait  le  cruel  : 

— ■  Voilà  celle  que  tu  veux  épouser...  frémis, 
tu  ne  la  reverras  plus. 

J'ai  jeté  mes  bras  vers  ce  fantôme,  j'ai  voulu 
lui  ravir  cette  tête  précieuse  et  la  porter  san- 
glante sur  mes  lèvres,  mais  je  n'ai  pu  saisir 
qu'une  ombre  :  tout  a  disparu  dans  l'instant,  il 
n'est  plus  resté  de  réel  que  la  terreur  et  le  déses- 
poir. 

Je  me  suis  levé  dans  une  mortelle  agitation... 
j'ai  poursuivi  ma  route  au  hasard.  Différentes 
ombres  gigantesques,  produites  par  les  reflets  de 
la  lune  sur  les  arbres  qui  m'environnaient,  sem- 
blaient prêter  encore  plus  de  réalité  à  la  vision 
lugubre  que  je  venais  d'avoir.  En  ce  moment 
cruel,  j'aurais  donné  ma  vie  pour  entendre 
encore  une  seule  parole  de  mon  Aline,  pour 
fixer  un  instant  ses  regards.  A  la  fois  ému  par 
mille  pensées  différentes...  en  proie  tour  à  tour 
à  mille  tourments  divers  ;  tantôt  je  voulais  revo- 


lS6  ALINE   ET   VALCOUR 

1er  sur  mes  pas,  tantôt  je  voulais  terminer  mes 
jours,  pour  ne  pas  survivre  au  moins  à  celle  que 
mon  imagination  venait  de  me  faire  voir  expi- 
rée... Enfin  le  soleil  se  leva,  et  mieux  conduit 
par  le  hasard  que  par  l'incertitude  de  mes  pas 
chancelants,  je  rentrai  dans  la  ville,  dont  je 
repartis  au  bout  de  quelques  heures  pour  joindre 
mon  domestique  à  Auxerre,  et  gagner,  comme 
je  le  pourrais,  Dijon  d'où  je  t'écris...  que  je 
quitterai  bientôt  également  pour  sortir  enfin  de 
France,  et  mériter  par  l'exacte  exécution  des 
ordres  qui  me  sont  donnés,  l'estime  et  la 
confiance  des  deux  sincères'amies  qui  ont  bien 
voulu  me  les  prescrire.  Adieu,  voilà  une  lettre 
bien  longue  et  des  détails  bien  déchirants,  mais 
on  calme  ses  maux  en  les  versant  dans  le  sein 
d'un  ami.  Presse-toi  d'aller  voir  ces  deux  objets 
de  ma  tendresse;  instruis-moi  de  leur  sort... 
entretiens-les  de  moi...  rapporte-moi  jusqu'à 
leurs  moindres  pensées,  et  songe  que  les  véri- 
tables soins  de  l'amitié  sont  de  servir  l'amour  au 
désespoir. 


^ry?*  <~y>.  cy<s  /<n<7~*,*rx~&/~,  ^  A^.  oTt^* 


LETTRE  LXVI. 


ALINE     A    VALCOUR 


Vertfeuille,  ce  22  avril. 


-^ÇJourquoi  faut-il  que  la  première  lettre 
ho   que  je  vous  écris  depuis  votre  départ, 

l  soit  tracée  d'une  main  tremblante  ? 

Eh  quoi!  jamais  les  expressions  de  mon  cœur 
ne  vous  parviendront  que  par  des  sanglots; 
ce  seront  toujours  des  flots  de  larmes  qui  les 
feront  arriver  à  vous;  mais  prenons  ces  détails 
de  l'instant  fatal  où  vous  vous  arrachâtes  de  vos 
malheureuses  amies.  L'état  affreux  dans  lequel 
j'étais,  engagea  ma  mère  à  coucher  dans  la  mai- 
son de  Colette;  elle  y  passa  la  nuit  près  de  moi; 
nous  l'envoyâmes  dire  au  château  pour  qu'on  ne 

"  Toutes  les  suivantes  à  commencer  par  celle-ci  furent  adressées  à 
Chambéry,  où  il  était  convenu  que  Valcour  devait  être  pour  lor3. 


l88  ALINE 

fût  pas  inquiet  et  y  revînmes  dîner  le  lende- 
main... Cette  protégée  de  mon  père,  cette  Augus- 
tine  dont  je  vous  ai  quelquefois  parlé,  parut  la 
plus  surprise  de  cette  légère  absence,  et  nous  ne 
pûmes  nous  empêcher  de  remarquer,  ma  mère  et 
moi,  qu'il  entrait  dans  ses  questions  infiniment 
plus  de  curiosité  que  d'intérêt...  Nous  ne  dou- 
tâmes pas  de  ce  moment  qu'elle  ne  fût  ici  la 
surveillante  que  le  président  a  placée  près  de 
nous...  Nous  la  garderons  pourtant,  ma  mère 
veut  être  fidèle  aux  conventions...  mais  nous 
saurons  nous  en  méfier...  Je  ne  sais...  depuis 
que  nous  sommes  ici...  je  trouve  à  cette  créature 
quelque  chose  d'égaré  dans  les  yeux...  elle  les  a 
superbes,  et  cependant  ils  effrayent.  Elle  avait 
autrefois  delà  candeur...  une  sorte  de  décence 
et  d'honnêteté  dans  le  maintien  qui  relevaient 
l'éclat  de  ses  attraits...  tout  cela  n'est  plus 
aujourd'hui  que  de  la  fierté,  de  Tindécence  et  de 
l'immodestie... 

Oh!  comme  le  vice  enlaidit  :  cette  malheureuse 
était  belle  étant  sage...  elle  a  toujours  la  même 
figure,  et  l'on  ne  la  voit  plus  sans  dégoût...  Voilà 
donc  l'ouvrage  de  la  séduction...  de  la  débauche  ; 
et  le  caractère  du  crime  est  tellement  ennemi  de 
la  nature,  que  partout  où  s'impriment  les  traits 
odieux  de  l'un,  tous  les  agréments  de  l'autre, 
ou  disparaissent  ou  se  flétrissent. 


ET    VALCOUR  l8g 


Tout  futtranquille  jusqu'au  dix-huit.  Ce  jour-là, 
vers  trois  heures,  ma  mère  se  trouva  indisposée... 
le  lendemain  elle  eut  de  la  fièvre,  accompagnée 
de  maux  de  tête,  de  pesanteur,  et  d'un  peu  d'irri- 
tation dans  les^entrailles. 

Le  vingt -neuf,  elle  se  trouva  mieux,  son 
médecin  dit  que  ce  n'était  rien;  ne  trouvant 
aucune  espèce  de  danger,  il  ne  prescrivit  que 
les  remèdes  analogues  à  un  peu  de  plénitude, 
et  partit.  Tout  le  vingt  et  un,  le  calme  se 
soutint...  aujourd'hui  les  douleurs  se  renou- 
vellent, quoiqu'elle  ait  observé  le  plus  grand 
régime...  la  fièvre  est  plus  forte  que  le  premier 
jour...  les  maux  de  tête  plus  aigus,  et  les  dou- 
leurs d'entrailles  plus  vives.  Nous  attendons  le 
médecin...  mais  l'heure  du  courrier  m'obligera 
de  faire  partir  ma  lettre  avant  que  je  ne  puisse 
vous  mander  le  résultat  de  sa  visite. 

On  lui  a  remis  tantôt  un  billet  fort  tendre  de 
mon  père...  il  vient,  dit-il,  d'apprendre  son  état... 
son  inquiétude  est  extrême  ;  sans  la  crainte  de 
déranger  les  conventions,  il  volerait  à  elle...  Il 
lui  demande  dans  ce  moment-ci  la  permission 
de  n'écouter  que  son  cœur.  J'ai  répondu,  au  nom 
de  ma  mère,  qu'il  était  le  maître  de  faire  ce  qu'il 
voudrait,  mais  qu'elle  supposait  son  indisposi- 
tion trop  légère  pour  que  cela  valût  la  peine  de 
lui  faire  faire  un  vovage. 


IQO  ALIXE 

O  Valcour!  dans  quel  trouble  est  votre  Aline  ! 
concevez-vous  le  tourment  qui  l'agite?.,  suppo- 
sez-vous l'état  de  son  âme?  Rien  ne  m'annonce 
heureusement  encore  le  revers  dont  je  tremble, 
mais  s'il  arrivait  ce  revers  effrayant  !  si  j'allais 
perdre  cette  tendre  amie!.,  si  la  main  du  ciel 
allait  briser  les  plus  doux  noeuds  de  ma  vie!  Vous 
allez  me  gronder...  je  le  mérite...  vous  allez 
me  dire  que  mon  imagination  toujours  sombre, 
vole  au-devant  des  malheurs  et  les  réalise  à 
plaisir. 

Eh  bien  !  pensez  ce  qu'il  vous  plaira,  mais  je 
ne  suis  pas  à  moi  en  écrivant  ces  lignes,  un  fré- 
missement involontaire  conduit  les  mots  que  ma 
main  grave...  il  me  les  dicte  ou  les  suspend... 

Mon  ami,  croyez-vous  que  je  puisse  survivre 
à  celle  dont  j'ai  reçu  le  jour?..  Vous  qui  savez 
combien  je  l'aime,  le  supposez-vous  un  instant?.. 
Dès  que  par  cette  perte  affreuse  je  perdrais  à  la 
fois  et  l'espoir  de  lui  consacrer  ma  vie,  et  celui 
de  la  passer  avec  vous...  vous  imaginez  que... 
Oh!  non,  non,  soyez  sûr,  je  vous  en  fais  ici  le 
serment;  non  je  ne  lui  survivrais  pas  une 
minute...  j'aurais  bientôt  tranché  le  cours  d'une 
vie  qui  ne  m'offrirait  plus  que  des  douleurs. 

Je  suis  bien  loin  de  croire,  ô  mon  ami  !  qu'il 
y  ait  du  mal  à  finir  ses  jours  quand  ils  ne  peu- 
vent servir  ni  à  notre   bonheur  ni  à  celui  des 


ET    VALCOUR  ICI 


autres...  Ah!  la  vie  n'est  pas  un  fardeau  qu'il 
nous  faille  traîner  malgré  nous!..  Cette  âme... 
image  de  Dieu  qui  l'a  créée,  un  peu  plus  tôt  déga- 
gée de  ses  liens,  n'en  revolera  pas  moins  pure 
dans  le  sein  de  son  père.  Si  ce  n  'est  que  pour 
languir  que  ces  âmes  sont  quelques  instants 
enfermées  dans  nos  corps,  si  leur  véritable  des- 
tination est  près  de  Dieu  dont  elles  émanent, 
pourquoi  ne  pas  les  y  réunir?  L'envie  de  se 
rejoindre  à  son  auteur  peut-elle  donc  jamais 
être  un  crime?  C'est  l'être  qui  croit  que  tout  périt 
avec  lui...  dont  la  faible  imagination  ne  peut 
s'élever  au  sublime  dogme  de  l'immortalité  de 
l'âme,  qui  doit  craindre  la  mort  et  frémir  de  se 
la  donner;  mais  celui  qui  ne  voit  l'enveloppe 
grossière  qui  captive  cette  brillante  portion  de 
son  Dieu,  que  comme  une  prison  où  rien  ne 
l'oblige  à  s'arrêter,  peut  en  détruire  les  liens 
quand  on  les  lui  rend  trop  aigus...  Celui  qui  ne 
voit  cette  vie  que  comme  un  passage,  peut  se 
détourner  vers  l'hospice,  quand  on  sème  sa  route 
d'épines...  Quelle  atteinte  reçoit-elle  donc  alors 
cette  âme  immortelle?..  Les  coups  qui  la  déga- 
gent peuvent-ils  donc  l'atteindre?  Ils  désorga- 
nisent un  peu  de  matière,  dont  la  forme  est  égale 
à  la  nature;  et  qu'importe  que  les  éléments  qui 
nous  composent  existent  de  telle  ou  telle 
manière  ?  Il  n'est  pas  en  nous  de  les  détruire; 


IÇ2  ALINE 

nous  n'anéantissons  rien  en  nous  donnant  la 
mort,  nous  ne  faisons  que  varier  des  modifica- 
tions, et  ce  droit  qui  nous  est  donné  par  la  nature 
ne  contrarie  aucune  de  ses  lois,  puisqu'il  n'enlève 
rien  à  ses  bases...  à  ces  éléments  indestructibles 
qu'elle-même  varie  chaque  jour  sous  mille  for- 
mes différentes. 

Mais  supposons  un  moment  que  je  fusse  dans 
une  telle  situation,  qu'il  me  devînt  impossible 
de  vivre  sans  être  cause  d'une  foule  de  crimes, 
et  sans  pouvoir  éviter  d'être  contrainte  à  en 
commettre  moi-même.  Croyez-vous,  mon  ami, 
que  cet  état  perpétuel  de  désordre  et  de  déses- 
poir n'irriterait  pas  bien  plus  la  divinité  que 
le  léger  mal  que  je  ferais  en  me  donnant  la 
mort?  Et  dans  toutes  les  suppositions  possibles... 
un  crime,  si  vous  voulez  que  cela  en  soit  un, 
n'est-il  pas  préférable  à  deux  cents?  Mais  si  je 
n'en  fais  pas  un  en  me  tuant...  si  je  suis  ferme- 
ment convaincue  qu'il  doit  m'être  permis  de 
briser  mes  fers  quand  ils  me  gênent,  alors 
l'action  qui  me  soustrait  à  des  millions  de  crimes 
certains,  n'est-elle  pas  louable  au  contraire  ?  Xe 
me  devient-elle  pas  un  titre  aux  bontés  de  l'Éter- 
nel? Eh!  notre  existence  est-elle  donc  si  pré- 
cieuse, pour  qu'une  créature  de  plus  ou  de  moins 
dans  l'univers  puisse  être  regardée  comme  quel- 
que chose  de  bien  important! 


ET  VALCOUR  193 


Quoi,  ce  sera  au  nom  d'un  Dieu  de  paix, 
qu'un  général  d'armée  pourra  sacrifier  vingt 
mille  hommes  en  un  jour;  il  reviendra  de  ce 
carnage  couvert  d'honneurs  et  de  lauriers,  et  ce 
seront  des  flétrissures  et  des  opprobres  que  vous 
apprêterez  au  malheureux  qui  ne  faisant  tort  qu'à 
lui-même...  qui  pressé  de  jouir  de  la  lumière 
céleste...  qui  jaloux  de  quitter  promptement  le 
séjour  de  la  fausseté,  de  l'égoïsme,  du  liberti- 
nage et  du  crime,  aura  détruit  sa  fragile  exis- 
tence pour  revoler  plus  tôt  vers  son  Dieu  !  A  qui 
donc  appartiendra  ma  vie,  si  ce  n'est  à  moi? 
Qui  donc  en  pourra  disposer,  si  ce  n'est  moi? 
Si  cette  vie  est  est  un  don  de  Dieu,  il  ne  peut 
exiger  que  je  regarde  ou  respecte  ce  don,  comme 
convenable  à  moi,  que  tant  que  rien  ne  peut 
m'empêcher  de  voir  ainsi;  mais  quand  ce  bien- 
fait devient  onéreux,  quand  il  pèse  au  lieu  de  me 
servir,  je  puis  le  rendre  sans  crainte  à  celui  de 
qui  je  l'ai  reçu.  Je  suis  une  ingrate,  sans  doute, 
si  voulant  jouir  de  ce  bienfait,  je  souille  de  cri- 
mes cette  carrière  qu'il  ne  m'est  permis  de  sui- 
vre que  pour  glorifier  celui  qui  m'y  place;  mais 
si  c'est  au  contraire  la  crainte  d'être  exposée  à 
en  commettre,  qui  m'oblige  à  rendre  le  don  que 
je  profanerais  en  le  gardant,  je  ne  fais  assuré- 
ment aucun  mal  à  m'en  défaire. 

Mon  ami  !  pardon  de  ces  idées...  une  puissance 

iv  13 


IQ4  ALINE  ET  VALCOUR 

plus  forte  que  moi  me  les  inspire...  Si  cette  voix 
qui  me  les  dicte  allait  m'obliger  à  les  suivre...  si 
j'allais  vous  laisser  sur  la  terre!.,  si  vous  alliez 
perdre  celle  que  vous  avez  tant  aimée  !  chéririez- 
vous  toujours  sa  mémoire?.,  vous  occuperiez- 
vous  de  cette  tendre  Aline?  Vivrait-elle  toujours 
clans  votre  pensée  ?  Serait-elle  sans  cesse  l'âme 
de  votre  vie...  l'élément  de  votre  existence?.. 

O!  mon  cher  Valcour,  s'il  daigne  m'écouter  ce 
Dieu  que  j'implore...  je  lui  demanderai  pour 
grâce,  que  le  souffle  qui  anima  jadis  le  corps  de 
celle  que  vous  aimiez,  puisse  venir  quelquefois 
agiter  le  vôtre;  et  si  j'obtiens  cette  faveur, 
observez  les  jours  où  vous  m'aimerez  le  mieux... 
remarquez  ceux  où  je  vous  semblerai  plus  pré- 
sente... ces  jours-là  mon  ami  seront  ceux  où 
l'âme  de  votre  Aline  aura  obtenu  de  revivre  en 
vous,  où  vous  ne  serez  plus  animé  que  par  elle... 

Ma  mère  sonne...  j'avais  profité  d'un  instant 
de  repos  pour  vous  écrire...  Elle  s'éveille... 
Dieu!  elle  est  plus  mal  que  jamais;  des  frissons... 
des  vomissements...  Infortunée  que  je  suis... 
plus  rien  d'obscur  pour  moi  dans  l'avenir...  il  est 
brisé  ce  voile  affreux  qui  séparait  ma  vie  ;  toutes 
les  horreurs  que  j'entrevoyais  au  delà,  s'avan- 
cent à  moi  sous  la  faux  de  la  mort...  l'ange  des 
ténèbres  entr'ouvre  le  cercueil,  et  votre  malheu- 
reuse Aline  n'a  plus  qu'un  pas  pour  y  descendre. 


LETTRE  LXVIL 

DÉTERVILLE    A    VALCOUR    *. 

Vertfcuille,  ce  6  mai. 

ils  ne  sont  plus  ces  jours  heureux  où  ma 
main,  occupée  à  te  transmettre  des  faits 
JÊjkzk  intéressants,  passait  les  jours  entiers  à 
dissiper  tes  peines,  en  t'amusant  des  mêmes 
récits  qui  charmaient  les  objets  de  ta  tendresse; 
vois  maintenant  les  traits  de  cette  plume  funè- 
bre, comme  autant  de  serpents  cruels  qui  vont 
déchirer  ton  cœur;  frémis  en  ouvrant  ce  paquet, 
je  ne  te  dirai  point  ranime  ton  courage...  je  ne 
t'engagerai  point  à  te  consoler.  Je  te  connaîtrais 
mal    ou    t'estimerais   peu,   si    tels    étaient    les 


*  Toutes  les  suivantes,  excepté  la  dernière,  étaient  sous  la  même 
enveloppe. 


196 


accents  de  la  voix  qui  te  parle...  Non...  lis,  et 
meurs...  Je  ne  te  retiens  plus  à  une  existence 
trop  cruelle  pour  toi,  après  les  pertes  que  tu 
viens  de  faire...  Renonce  à  la  vie,  Valcour,  elle 
ne  peut  plus  t'offrir  que  des  épines;  unis  ton  âme 
à  celles  de  tes  amies...  encore  une  fois,  lis,  te 
dis-je,  et  descends  au  tombeau. 

A  peine  eus-je  appris  l'état  de  madame  de 
Blamont,  que  je  courus  à  Vertfeuille.  On  venait 
de  m'envoyer  un  homme  à  cheval  pour  me  prier 
de  ne  pas  perdre  un  instant;  le  même  courrier 
m'apportait  une  lettre  pour  le  comte  de  Beaulé, 
qu'on  invitait  à  se  joindre  à  moi;  il  venait  de 
partir  la  veille  pour  des  inspections  pressées  sur 
les  côtes  ;  je  mis  sa  lettre  à  la  poste,  incluse  dans 
une  de  moi,  et  j'arrivai  seul  le  vingt-quatre;  je 
trouvai,  comme  tu  t'imagines  aisément,  tout  le 
monde  dans  une  extrême  désolation  ;  l'accident 
de  notre  respectable  amie  devenait  très  grave,  le 
renouvellement  du  vingt-deux  avait  eu  des 
symptômes  aussi  singuliers  qu'effrayants,  et  le 
médecin  me  dit  tout  bas,  que  si  le  mieux  ne  se 
décidait  pas  le  lendemain,  il  ne  répondait  pas 
trois  jours  de  la  malade.  Je  me  gardai  bien 
d'annoncer  une  telle  nouvelle  à  ton  Aline,  son 
cœur  ne  la  lui  présageait  que  trop.  Comme  sa 
mère  m'attendait,  disait-on,  avec  impatience,  je 
m'approchai  sur-le-champ  d'elle  pour  lui  deman- 


ET    VALCOUR  IÇ7 


der  ses  ordres,  et  lui  témoigner  la  part  que  je 
prenais  à  son  état. 

Elle  me  tendit  la  main  dès  qu'elle  m'aperçut, 
et  la  pressant  : 

—  Oh!  mon  ami,  je  crains  bien  que  nous 
n'allions  nous  séparer,  me  dit-elle... 

Mais  quand  elle  vit  que  je  la  rassurais  : 

—  Eh  bien  !  reprit-elle,  quoi  qu'il  en  soit,  j'ai 
voulu  vous  voir  et  vous  recommander  mes  der- 
nières volontés. 

—  Cette  précaution  est  encore  inutile,  pour- 
quoi se  noircir  l'imagination  quand  il  existe 
autant  d'espoir. 

—  Cela  ne  fait  pas  mourir,  mon  ami...  cela 
ne  fait  pas  mourir,  et  cela  tranquillise. 

En  me  disant  ces  mots,  elle  me  remit  un 
papier  et  me  pria  de  le  lire. 

Comme  cet  écrit  contenait  beaucoup  d'articles 
qui,  quelque  intérêt  que  tu  puisses  prendre  à 
cette  digne  femme,  sont  pourtant  de  peu  de  con- 
séquence pour  toi,  je  ne  te  parlerai  que  des  plus 
importants. 

Mariée,  séparée  de  biens,  et  pouvant  disposer 
de  ce  qu'elle  avait,  elle  laissait  tout  à  sa  fille 
Aline,  sous  la  clause  exacte  de  t'épouser,  et  elle 
demandait  pour  unique  et  dernière  grâce  à  son 
mari,  de  ne  pas  contraindre  la  volonté  de  sa  fille 
sur  une  affaire  où  tenait  absolument  le  bonheur 


198  ALINE 

ou  le  malheur  de  la  vie.  Dans  le  cas  où  Aline 
serait  contrainte  à  un  autre  mariage,  elle  ne  la 
privait  pas  de  son  bien,  mais  elle  voulait  qu'elle 
en  disposât  seule,  et  que  ce  bien  n'entrât  point 
dans  la  communauté...  Elle  fondait  un  hôpital 
de  six  lits  à  Vertfeuille,  uniquement  destiné  pour 
les  habitants  du  lieu,  et  l'on  trouverait  chez  son 
notaire  l'argent  utile  à  cet  établissement...  Elle 
demandait  un  enterrement  des  plus  simples  dans 
la  paroisse  de  sa  campagne,  mais  elle  désirait 
que  tous  les  pauvres  de  l'étendue  de  ses  domaines 
fussent  nourris  neuf  jours,  soir  et  matin  et  servis 
par  ses  gens  dans  la  grande  salle  du  château... 
Elle  voulait  qu'une  petite  boîte  qu'elle  me 
remettait,  contenant  son  portrait,  dans  un 
entourage  de  quinze  mille  francs  de  pierreries,  te 
fut  envoyée  sans  délai  le  lendemain  de  sa  mort... 
Elle  voulait  que  ses  superbes  cheveux  fussent 
coupés  et  remis  àsa  fille...  Ellelaissaitun bijou  de 
douze  mille  francs  à  Léonore,  et  à  Sainville  une 
autre  belle  boîte  où  se  trouvait  encore  son  por- 
trait. 

Cet  écrit  finissait  par  de  sages  avis  à  son  Aline; 
par  des  conseils  remplis  de  mœurs  et  de  piété  ; 
ensuite  elle  conjurait  cette  tendre  fille  de  ne 
jamais  choisir  d'autre  sépulture  que  celle  où  sa 
mère  allait  être  déposée...  Elle  me  nommait 
exécuteur  testamentaire  de    ses  legs  et  de  ses 


ET    VALCOUR  I99 


volontés,  et  m'enjoignait  au  nom  de  l'amitié  qui 
nous  avait  toujours  unis,  l'exactitude  la  plus 
entière  à  la  tenue  de  tous  les  articles  contenus 
dans  l'écrit  qu'elle  me  remettait. 

Dès  qu'elle  vit  que  j'avais  lu,  elle  me  demanda 
avec  empressement  si  je  lui  jurais  de  remplir  ce 
à  quoi  elle  m'engageait... 

Je  le  lui  promis  en  lui  serrant  les  mains. 

Elle  me  sourit,  me  dit  que  je  lui  prouvais 
bien  que  j'étais  son  ami,  et  que  depuis  cette 
assurance  elle  se  trouvait  beaucoup  plus  tran- 
quille. Elle  dormit  effectivement  près  de  trois 
heures  la  nuit  du  vingt-quatre  au  vingt-cinq; 
mais  en  se  réveillant  vers  les  deux  heures  du 
matin,  elle  appela  Aline  qui  n'avait  jamais  voulu 
quitter  le  chevet  de  son  lit,  elle  la  pressa  sur  son 
sein,  et  lui  dit  qu'elle  se  sentait  plus  mal. 

Cette  tendre  fille  fondit  en  larmes  ;  alors 
madame  de  Blamont  se  contraignit,  pour  ne  pas 
trop  affecter  celle  qui  partageait  si  cruellement 
ses  douleurs  ;  elle  la  conjura  d'aller  prendre 
quelques  instants  de  repos,  lui  assurant  que  je  la 
remplacerais  ;  mais  Aline  ne  voulut  jamais  céder 
à  personne  le  charme  qu'elle  trouvait  à  soigner 
sa  mère. 

Elle  dit  qu'elle  ne  s'en  rapportait  à  qui  que 
ce  fût...  que  les  hommes  ne  s'entendaient  pas 
à  ces  sortes  de  choses,  et  ni  prières,  ni  instances, 


200  ALINE 

ni    ordres  ne  purent  lui   faire  quitter  sa  place. 

Comme  elle  était  intéressante,  mon  ami,  dans 
l'emploi  de  ces  devoirs  sacrés...  Pâle...  les  yeux 
battus...  échevelée,  sous  un  mauvais  petit  dés- 
habiller de  toile...  un  grand  tablier  de  femme 
de  chambre  autour  d'elle...  il  semblait  que  la 
piété  filiale  voulait  disputer  aux  Grâces,  le  soin 
touchant  de  l'embellir. 

Mais  les  douleurs  augmentant,  il  ne  fut  plus 
possible  à  madame  de  Blamont  de  pouvoir  fein- 
dre... Le  médecin  qui  ne  quittait  plus,  s'appro- 
chant  de  moi  après  l'avoir  observée  : 

—  Voilà  ce  que  j'ai  craint,  me  dit-il...  elle  est 
perdue. 

— Oh!  ciel,répondis-je  avec  effroi...  perdue?., 
à  cet  âge...  avec  autant  de  ressources...  tant  de 
sagesse  et  tant  de  santé  ? 

—  Elle  est  perdue. 

—  Et  quel  est  donc  le  genre  de  sa  maladie? 
Quelle  est  la  cause  de  cet  accident  imprévu? 

—  Une  cause  où  échoueront  tous  les  secrets 
de  l'art,  elle  est  empoisonnée... 

—  Empoisonnée,  juste  ciel! 

—  Elle  l'est  ;  prononcez,  que  faut-il  que  je 
fasse  ? 

—  L'écrire  à  son  mari  et  le  cacher  soigneuse- 
ment à  elle,  à  sa  fille  et  à  toute  la  maison;  c'est 
ce  que  je  vois  de  plus  sage  à  faire... 


ET    VALCOUR  201 


Le  médecin  certifia,  signa  son  opinion,  et 
la  lettre  partit  secrètement  par  un  homme  en 
poste. 

Cependant  les  douleurs  d'entrailles  varièrent 
plusieurs  fois  dans  la  journée....  A  l'une  des 
plus  violentes  crises,  Aline  nous  arracha  des 
larmes  à  tous.  Elle  vint  se  jeter  aux  genoux  du 
médecin... 

—  Oh!  monsieur,  lui  dit-elle  dans  un  accès  de 
douleur  affreux,  oh  !  monsieur,  sauvez  ma  mère, 
tout  ce  que  je  possède  est  à  vous,  je  vous  en 
fais  un  don  public. 

Mais  quand  elle  vit  que  le  médecin  se  reculait 
un  mouchoir  sur  les  yeux,  et  sans  lui  répondre, 
elle  retourna  se  précipiter  aux  pieds  du  lit  de  sa 
mère...  invoqua  l'Éternel  avec  une  componc- 
tion, avec  une  ferveur  si  ardente,  que  la  vio- 
lence de  l'élan  anéantit  ses  forces  et  la  fit 
tomber  dans  mes  bras  sans  connaissance... 

Nous  la  portâmes  sur  un  lit...  quand  elle  eut 
repris  ses  sens,  je  lui  fis  comprendre  de  mon 
mieux  qu'elle  devait  se  calmer,  que  l'abandon  où 
elle  se  livrait  dérangeait  sa  santé  et  nuisait 
même  à  celle  de  sa  mère  :  croyant  voir  que  ce 
raisonnement  la  tranquillisait  un  peu,  je  voulus 
essayer  de  la  préparer  au  terrible  revers  qui  la 
menaçait  ;  mais  m'interrompant  avec  violence  à 
la  première  phrase... 


202  ALINE 

—  Juste  ciel  !..  s'écria-t-elle...  elle  est  morte? 
Et  s'échappant  de  mes  bras...  s'élançant  comme 

un  trait,  du  lit  où  j'essayais  de  la  contenir,  jus- 
qu'aux pieds  de  celui  de  sa  mère,  elle  y  vint 
tomber  à  genoux,  les  mains  jointes... 

Madame  de  Blamont  un  peu  mieux,  la  releva, 
la  gronda  doucement  d'une  si  grande  agitation, 
et  lui  dit  en  la  baisant  sur  les  yeux... 

—  Tu  ne  veux  donc  plus  que  nous  puissions 
causer  tranquillement  ensemble? 

—  Oh!  ma  chère  et  tendre  mère,  répondit 
Aline  en  pleurs...  ne  savez-vous  donc  pas  com- 
bien je  vous  aime?  Ignorez-vous  à  quel  point 
votre  sort  est  irrévocablement  lié  au  mien. 

—  Si  tu  m'aimes  prouve-le-moi  en  te  cal- 
mant... 

—  Eh  bien!  eh  bien,  je  suis  tranquille, 
maman,  je  suis  tranquille... 

Alors  madame  de  Blamont  voulant  distraire 
et  ses  maux  et  ceux  de  sa  fille,  se  fit  apporter  ses 
diamants  sur  son  lit,  et  elle  joua  avec  pendant 
deux  heures,  tantôt  se  les  essayant,  tantôt  en 
parant  Aline,  mais  plus  livrée  au  sombre  invo- 
lontaire de  ses  idées,  qu'au  projet  de  les  adoucir 
un  moment. 

—  Voyez,  me  dit-elle,  Déterville...  comme 
mon  Aline  eût  été  bien  le  jour  de  ses  noces... 
voilà  comme  je  l'aurais  embellie... 


ET  VALCOUR  203 


Et  cette  déchirante  idée  arracha  bientôt  des 
torrents  de  larmes  à  toutes  deux. 

Cependant,  dans  toute  cette  maison  autrefois 
si  tranquille  et  si  délicieuse,  on  ne  respirait  plus 
que  la  douleur;  on  ne  voyait  plus  que  la  tris- 
tesse et  de  l'inquiétude...  on  n'apercevait  de 
toutes  parts  que  des  gens  venir,  s'informer, 
repartir...  la  désolation  était  générale. 

Au  travers  de  la  foule  qui  circulait  dans  les 
appartements,  on  vit  tout  à  coup  entrer  une 
jeune  fille,  les  bras  levés,  le  visage  inondé  de 
pleurs...  c'était  cette  petite  Colette  chez  laquelle 
se  firent  vos  adieux...  On  veut  la  repousser... 
elle  résiste... 

—  Laissez-moi,  laissez-moi,  dit-elle,  je  veux 
aller  voir  la  protectrice  des  pauvres,  je  veux  aller 
voir  ma  bonne  mère... 

Elle  se  jette  à  genoux  aux  pieds  du  lit,  elle 
supplie  sa  chère  maîtresse  de  lui  donner  sa  béné- 
diction,   baise  la  terre  et  se   retire  en  larmes... 

—  Eh  bien  !  nous  dit  cette  femme  adorable,  dès 
que  cette  enfant  fut  sortie,  n'y  a-t-il  pas  quelque 
satisfaction  à  faire  le  bien,  et  croyez-vous  que 
l'hommage  du  pauvre  ne  vaille  pas  toutes  les 
caresses  de  la  fortune  ? 

•  Comme  elle  se  sentit  absorbée  le  vingt-cinq 
au  soir,  nous  nous  retirâmes  avant  minuit;  mais 
quelques  prières  que  je  fisseà  Aline,  elle  ne  voulut 


204  ALINE 

jamais  quitter  sa  mère,  elle  me  pria  de  me  char- 
ger de  tout  le  soin  du  dehors,  et  de  lui  laisser 
ceux  de  l'intérieur;  elle  était  aidée  de  deux 
femmes  de  Vertfeuille,  qui  se  relayaient  tour  à 
tour;  toutes  se  disputaient  cet  honneur,  il  n'y  en 
avait  pas  une,  même  des  plus  à  l'aise,  ni  dans  le 
bourg,  ni  dans  les  environs,  qui  ne  sollicitât 
comme  une  faveur  la  grâce  de  veiller  cette 
femme  angélique. 

Oh!  mon  ami,  voilà  donc  les  effets  de  la  bien- 
faisance, voilà  donc  les  fruits  délicieux  de  la 
piété  et  de  la  sagesse;  il  semble  que  l'Eternel, 
envieux  d'en  récompenser  l'homme,  veuille  lui 
faire  déjà  goûter  sur  la  terre  l'image  des  plaisirs 
célestes  dont  ces  vertus  seront  couronnées. 

Le  vingt-six,  dès  la  pointe  du  jour,  jour  affreux, 
mon  ami,  jour  où  la  volonté  de  Dieu  permit 
que  l'innocence  succombât  sous  le  crime,  pour 
éprouver  les  hommes  ou  pour  les  abaisser... 

On  nous  annonce  dès  le  matin  qu'Augustine 
venait  de  s'évader...  qu'elle  n'avait  rien  dit  à 
personne,  et  qu'on  ne  pouvait  concevoir  ce 
qu'elle  était  devenue.  De  ce  moment  le  voile 
tomba...  le  doute  même  ne  me  devint  plus  per- 
mis... Je  recommandai  le  plus  grand  secret,  et 
m'interdis  toutes  recherches. 

J'avais  l'honneur  d'Aline  à  ménager;  devais- 
je  entreprendre  ce  qui  ne  sauvait  pas  la  vie  de  sa 


ET  VALCOUR  205 


mère,  et  ce  qui  traînait  son  indigne  père  à  l'écha- 
faud?..  Je  montai...  la  nuit  avait  été  terrible;  des 
spasmes...  des  convulsions...  tous  les  symptômes 
d'une  fin  aussi  cruelle  que  prochaine,  engagè- 
rent le  médecin  à  me  dire  qu'il  était  de  mon 
devoir  d'avertir  madame  de  Blamont...  Je 
m'approche  du  lit  de  la  malade...  j'avais  choisi 
l'instant  où  Aline  était  allée  chercher  quelques 
papiers  par  ordre  de  sa  mère,  et  j'avais  chargé 
le  médecin  de  l'arrêter  au  retour,  afin  de  me  don- 
ner le  temps  d'agir... 

Madame  de  Blamont  sourit  en  me  voyant... 
sublime  tranquillité  d'une  âme  honnête  et  pai- 
sible ! . .  O  doux  repos  d'une  conscience  pure  ! . . 

—  Je  suis  bien  mal,  n'est-ce  pas,  mon  ami, 
me  dit-elle...  je  ne  verrai  jamais  ma  fille  heu- 
reuse. Hélas!  je  ne  désirais  la  vie  que  pour 
accomplir  son  bonheur...  je  n'en  jouirai  jamais... 
le  ciel  ne  le   veut  point... 

J'osai  croire  en  ce  moment  que  rien  ne  deve- 
nait plus  expressif  que  mon  silence...  je  baissai 
les  yeux  et  je  me  tus. 

—  Vous  ne  me  répondez  pas,  Déterville?.. 

Et  je  pris  une  de  ses  mains  que  je  pressai 
contre  mes  lèvres... 

—  Vous  ne  me  répondez  pas,  répliqua-t-elle 
une  seconde  fois... 

Ici  la  nature  l'emporta  sur  le  courage;  elle  eut 


20Ô  ALINE 

une  crise  violente,  et  me  tendant  les  deux  bras... 

—  Je  suis  prête,  mon  ami...  je  suis  prête... 
mais  cette  chère  Aline. . .  je  l'abandonnerai  donc. . . 
je  la  laisserai  donc  sans  soutien  au  milieu  des 
dangers  qui  l'environnent  !..  Je  n'aurais  pas  cru 
que  le  ciel  l'eût  permis...  N'importe,  ce  n'est  pas 
à  moi  à  scruter  ses  ordres,  je  ne  dois  que  m'y 
conformer... 

Alors  elle  me  pria  de  lui  faire  venir  son  curé, 
et  de  me  charger  entièrement  d'Aline  pour  deux 
heures,  sans  lui  permettre  d'entrer. 

Cette  commission  n'était  pas  aisée.. .J'envoyai 
promptement  avertir  le  prêtre,  et  assurant  Aline 
que  sa  mère  était  mieux,  je  la  conjurai  de  faire 
un  tour  de  jardin  avec  moi,  ayant  quelque  chose 
absolument  essentiel  à  lui  dire...  mais  je  savais 
bien  qu'on  ne  menait  point  cette  tête-là  comme 
on  voulait.  Elle  me  répondit  fermement  qu'elle 
n'irait  pas  avant  que  d'avoir  vu  sa  mère,  qu'il  y 
avait  plus  d'une  heure  qu'elle  l'avait  quittée,  et 
qu'après  un  si  long  intervalle,  elle  ne  voulait  s'en 
rapporter  qu'à  ses  yeux  pour  savoir  comment 
elle  était.  Et  elle  monta  lui  porter  les  papiers 
que  celle-ci  avait  demandés;  elle  redescendit  peu 
après;  je  vis  bien  que  madame  de  Blamont  ne 
lui  avait  rien  dit,  et  s'était  bornée,  sans  doute,  à 
lui  recommander  de  me  venir  parler. 

Je  l'entraînai  d'abord  par  des  propos  vagues, 


ET  VALCOUR  207 


beaucoup  au  delà  des  parterres,  et  ayant  enfin 
gagné  un  bosquet,  je  la  suppliai  de  m'écouter. 

—  Eh  bien  !  me  dit-elle,  sans  s'asseoir,  avec 
une  prodigieuse  agitation...  qu'avez-vous  donc 
à  me  dire?..  Je  vois  bien  que  voilà  du  mystère... 
faut-il  que  je  la  perde?.. 

—  Peut-être  que  non,  lui  dis-je,  mais  si  ce 
malheur  vous  arrivait  ? 

Elle  ne  serait  pas  la  seule  victime,  et  j'aurais 
bientôt  partagé  son  sort. 

—  Oh  ciel  !  est-ce  là  ce  que  je  devais  attendre 
de  tant  de  piété  et  de  vertu?  Songez- vous  à  ce 
que  vous  vous  devez  à  vous-même,  à  ce  que 
vous  devez  à  l'homme  qui  vous  adore! 

—  Valcour?..  Il  est  perdu  pour  moi...  Com- 
ment pouvez-vous  croire  que  je  sois  jamais  à  lui? 
Mais  ne  m'en  parlez  pas,  je  vous  prie,  le  senti- 
ment de  ce  que  je  dois  à  Dieu  même  ne  l'em- 
porterait pas  aujourd'hui  sur  ce  qui  n'appartient 
qu'à  ma  mère;  je  ne  veux  penser  qu'à  elle,  je  ne 
veux  m'occuper  que  d'elle  ;  il  n'est  pas  une  seule 
idée  qui  puisse  combattre  la  sienne  dans  mon 
cœur!..  Est-ce  là  tout  ce  que  vous  avez  à  me 
dire?  ajouta-t-elle  en  voulant  fuir,  comme  si  elle 
eût  compté  tous  les  moments  qui  la  séparaient 
de  l'objet  de  son  idolâtrie. 

Mais  la  retenant  par  une  main,  et  voyant 
qu'avec  une  telle  âme,  il  valait  mieux  frapper 


208  ALINE 

les  grands  coups  tout  de  suite,  que  d'employer 
des  ménagements  qui  ne  servaient  qu'à  la  déchi- 
rer en  détail  : 

—  Aline!  m'écriai-je...  ô  ma  chère  Aline!.. 
cette  mère  que  nous  adorons  vous  et  moi...  ce 
tendre  objet  de  nos  inquiétudes  mutuelles...  il 
faut  absolument  nous  en  séparer... 

Le  trait  l'ayant  frappée  sur  la  partie  la  plus 
sensible  de  l'âme,  et  l'ayant,  pour  ainsi  dire, 
pétrifiée,  elle  me  fixa...  Tout  à  coup  ses  yeux 
s'égarent;  la  stupidité  s'imprime  sur  ses  traits; 
sa  respiration  devient  vive  et  pressée,  et  la  tête 
se  dérange  totalement... 

Je  me  repentis  d'avoir  été  si  vite;  je  reconnus 
qu'elle  n'était  nullement  préparée  et  que,  malgré 
ses  propos,  elle  s'était  toujours  fait  illusion...  Je 
l'approche...  elle  me  repousse  avec  un  geste 
furieux,  et  s'égarant  de  plus  en  plus...  elle  me 
dit  en  balbutiant,  d'aller  chercher  sa  mère...  que 
le  déjeûner  était  servi  sous  le  bosquet  où  nous 
étions... 

Hélas  !  c'était  malheureusement  celui  qui  nous 
servait  jadis  à  cet  usage... 

—  Je  sais  bien  qu'elle  ne  viendra  pas,  conti- 
nua-t-elle...  Puis  montrant  la  terre...  Elle  veut 
aller  là...  là...  là...  mais  elle  n'ira  pas  sans  moi... 
Déterville,  allez  donc  la  chercher,  vous  voyez 
bien  que  nous  l'attendons... 


ET  VALCOUR  209 


Alors  inondé  moi-même  de  mes  larmes,  je  la 
pressai  sur  mon  sein  : 

—  O  tendre  fille!  m'écriai-je,  rappelez  votre 
raison  et  vos  sens;  reconnaissez  le  plus  sincère 
de  vos  amis,  et  écoutez-le... 

Mais  se  débarrassant  brusquement  de  mes 
bras,  elle  me  dit,  toujours  égarée,  que  puisque  je 
ne  veux  pas  aller  chercher  sa  mère,  elle  va  donc 
y  voler  elle-même... 

—  Non,  lui  dis-je,  en  la  retenant...  elle  rem- 
plit des  devoirs  pieux  que  vous  ne  devez  point 
troubler. 

Ce  mot,  refrappant  une  seconde  fois  son  âme, 
parce  que,  tout  cruel  qu'il  est,  il  n'anéantit  pour- 
tant pas  tout  à  fait  l'espoir...  ce  mot,  dis-je,  la 
remet  dans  son  assiette  ordinaire...  la  raison 
revient,  mais  la  secousse  ayant  trop  ébranlé  les 
nerfs,  elle  tombe  dans  une  violente  attaque  de 
convulsions  ;  elle  se  renverse  à  terre...  elle  s'y 
roule...  tous  ses  membres  frémissent,  peut-être 
eût-elle  succombé  en  ce  fatal  instant,  si  un 
déluge  de  larmes  ne  l'eût  soulagée...  Bien 
content  de  la  voir  pleurer,  je  lui  tends  les  bras... 
elle  s'y  jette... 

—  O  mon  ami  !  me  dit-elle,  il  faut  donc  qu'elle 
me  soit  ravie  ?  Il  faut  donc  que  je  perde  la  conso- 
lation de  mes  jours!.,  l'amie  la  plus  chère  de 
mon  cœur...  l'arbitre  de  ma  destinée...  celle  que 

IV  14 


ALINE 


j'adorais...  celle  dont  la  tendresse  faisait  mon 
bonheur...  celle  que  je  pouvais  conserver  encore 
cinquante  ans,  et  vous  voulez  que  je  lui  sur- 
vive !..  Ah  !  que  deviendrai-je  sur  la  terre  quand 
je  ne  pourrai  plus  l'y  voir?  Non,  non,  ne  deman- 
dez pas  un  tel  sacrifice...  ne  l'exigez  pas,  mon 
ami, je  ne  pourrais  pas  vous  le  promettre... 

La  voyant  plus  affligée,  sans  doute,  mais 
cependant  un  peu  plus  raisonnable,  je  mis  en 
avant  les  motifs  de  consolation  que  nous  pou- 
vaient dicter  la  sagesse...  Tout  fut  vain...  plus 
je  cherchais  à  la  résigner,  mieux  elle  m'échap- 
pait; ce  qui  semblait  devoir  la  tempérer,  la  révol- 
tait presque  aussitôt,  et  je  n'arrivais  à  son  âme 
abattue,  qu'en  y  aggravant  le  désespoir.  Cepen- 
dant elle  s'impatientait;  elle  brûlait  de  revoler 
près  de  sa  mère...  je  fus  obligé  de  l'y  ramener. 
et  de  laisser  ma  besogne  imparfaite.  Celle  de 
madame  de  Blamont  était  finie...  nous  entrâ- 
mes... Aline  s'élança  dans  les  bras  de  l'objet  de 
son  cœur  :  elle  lui  demanda  pourquoi  on  les 
avait  séparées  si  longtemps,  — des  soins. 

—  Ces  soins  ne  sont  pas  encore  nécessaires, 
reprit  Aline,  avec  humeur,  vous  n'êtes  pas  encore 
au  point  de  les  devoir  prendre... 

Alors  madame  de  Blamont  embrassant  sa  fille 
avec  tendresse,  lui  dit  en  versant  des  larmes 
amères  : 


ET    VALCOUR 


—  Aline,  Aline,  il  faut  nous  séparer. 

Et  toutes  deux  pressées  dans  les  bras  l'une  de 
l'autre,  y  restèrent  ainsi  plusieurs  minutes  sans 
mouvement;  mais  quand  Aline  s'en  arracha,  elle 
retomba  sur  le  lit  de  sa  mère  dans  une  nouvelle 
attaque  de  spasme  qui  nous  fit  craindre  pour 
elle-même.  Cependant  à  force  de  soins,  cette 
tendre  fille  ne  voulant  pas  perdre  les  derniers 
moments  qui  lui  restaient,  se  calma,  et  le 
médecin  permit  à  madame  de  Blamont  de 
prendre  un  peu  de  crème  de  riz  qu'elle  paraissait 
désirer. 

Aline  plus  tranquille,  parce  qu'elle  se  flattait 
toujours  quand  elle  ne  se  désolait  point,  partagea 
ces  derniers  aliments,  collée  sur  le  sein  même 
de  sa  mère. 

Quel  tableau,  mon  ami!  je  n'en  ai  jamais  vu 
de  plus  intéressant,  et  mes  pleurs  coulent  avec 
trop  d'abondance  pour  pouvoir  essayer  de  le 
peindre. 

A  trois  heures  il  prit  une  faiblesse  affreuse  à 
notre  chère  malade;  on  ne  lui  rendit  un  instant 
la  lumière,  que  par  le  secours  des  plus  violents 
cordiaux...  Dès  qu'elle  eut  rouvert  les  yeux, 
elle  demanda  à  être  enfermée  une  demi-heure 
avec  sa  fille  et  moi  ;  le  médecin  voyant  qu'elle 
pouvait  parler,  la  fortifia  par  quelques  nouvelles 
gouttes  d'essence,  et  nous  laissa. 


212  ALINE 

Elle  nous  fit  placer  tous  deux  auprès  de  son 
lit,  mais  Aline  ne  voulut  l'écouter  qu'à  genoux... 
Elle  appuya,  dans  cette  posture,  ses  mains  dans 
celles  de  sa  mère,  et  courbant  sa  tête  sur  le  lit, 
elle  l'entendit  avec  le  plus  saint  respect. 

—  Mes  amis,  nous  dit  cette  femme  divine,  me 
voilà  prête  à  me  séparer  de  vous  pour  jamais. 
A  trente-six  ans  je  devais  compter  sur  une  plus 
longue  vie;  mais  avec  les  malheurs  dont  j'étais 
accablée,  elle  n'en  fût  pas  devenue  plus  utile  au 
bien  de  mon  âme  :  le  moment  où  je  touche  est 
cruel;  on  ne  s'accoutume  pas  assez  à  l'envisager 
dans  le  monde,  et  quelque  ait  été  notre  conduite, 
quand  il  arrive,  il  nous  effraye.  Pleinement 
convaincue  de  l'existence  d'un  Dieu  juste,  j'ose 
voler  sans  crainte  entre  ses  bras;  je  lui  demande 
sincèrement  pardon  de  ce  qui  peut  l'avoir  offensé; 
j'aurais  voulu  lui  porter  un  cœur  plus  pur...  au 
moins  le  lui  offrirai-je  sans  crime;  ce  serait 
pourtant  vous  tromper  que  de  vous  dire  que  je 
n'ai  pas  commis  bien  des  fautes...  que  d'impa- 
tience sous  le  joug  dont  il  lui  plaisait  de  m'acca- 
bler  !  Je  fus  sacrifiée  bien  jeune,  et  vous  savez  ce 
que  j'ai  souffert;  je  m'en  suis  plainte,  je  ne 
l'aurais  pas  dû  ;  il  m'eût  fallu  regarder  ce  qui 
m'arrivait  comme  des  volontés  du  ciel...  chaque 
dépit  était  une  révolte  dont  je  devais  m'accuser 
comme  d'un  crime...  peut-être  aussi  suis-je  cou- 


ET    VALCOUR  21 3 


pable  de  trop  d'amour-propre  ;  mais  cette  chère 
Aline  en  est  cause...  Je  me  suis  trouve'e  long- 
temps fière  d'avoir  pu  lui  donner  le  jour;  et 
comme  toute  ma  tendresse  était  en  elle,  j'y  pla- 
çais aussi  mon  orgueil.  L'extrême  amour  que  j'ai 
eu  pour  cette  fille,  m'a  sans  doute  distraite  de 
celui  que  je  ne  devais  qu'à  Dieu  :  son  bonheur 
était  mon  unique  occupation;  je  regardais  la 
possibilité  de  le  faire  comme  la  consolation  de 
tous  mes  maux...  Je  n'ai  pas  réussi,  il  fallait 
encore  que  cette  croix-là  me  fût  offerte;  il  fallait 
que  la  coupe  des  douleurs  fût  avalée  jusqu'à  la 
lie!  Je  la  laisse  jeune  et  sans  secours...  en  proie 
à  des  malheurs  qui  me  font  frémir  pour  elle... 
et  je  n'y  serai  plus  pour  les  écarter  de  ses  pas... 
elle  n'aura  plus  ma  main  pour  essuyer  les  larmes 
qu'ils  arracheront  de  son  cœur... 

O  ma  fille,  tout  espoir  est  perdu  maintenant, 
le  dernier  conseil  que  j'ai  à  te  donner,  est  d'obéir 
à  ton  père,  et  de  te  livrer  aveuglément  à  celui 
qu'il  te  donne... 

Et  comme  elle  vit  ici  qu'Aline  faisait  un  geste 
d'horreur... 

—  Eh  bien  !  reprit-elle,  puisque  tu  crains  les 
crimes  qu'une  telle  union  assemblerait  inévita- 
blement sur  ta  tête,  il  te  reste  le  parti  du 
cloître  ;  jette-toi  dans  les  bras  de  l'époux  sans 
tache;  les  plaisirs  célestes  qu'il  te  promet,  valent 


214  ALINE 

bien  mieux  que  les  joies  trompeuses  d'un  monde 
où  tu  ne  trouveras  que  des  traverses... 

Dans  ce  cas,  Déterville,  il  faudrait  faire 
reconnaître  Léonore  à  mon  mari,  et  tous  mes 
biens  lui  passeraient.  Léonore  étayée  d'un  époux 
qu'elle  aime,  n'aurait  rien  à  redouter  d'un  père 
vicieux  et  cruel,  et  toutes  les  raisons  qui  ont  pu 
légitimer  un  arrangement...  qui  ne  laissait  pas 
que  de  me  faire  éprouver  bien  des  remords, 
toutes  ces  raisons,  disparaissant,  dis-je,  si  mon 
Aline  se  donnait  à  Dieu,  il  deviendrait  néces- 
saire alors  de  rendre  à  sa  soeur  l'existence  qui  lui 
est  due,  et  de  la  faire  renoncer  aux  biens  qu'elle 
réclame  aujourd'hui,  dont  le  mien  et  celui  de  son 
père  la  dédommageraient  amplement;  je  vous 
laisse  ce  soin,  Déterville,  en  raison  du  parti 
qu'Aline  prendra,  et  vous  ferez,  d'après  ce  parti, 
les  changements  nécessaires  à  l'acte  que  je  vous 
ai  remis;  je  vous  y  autorise  pleinement... 

Puis  se  soulevant  avec  peine... 

—  L'instant  approche,  mes  amis,  a-t-elle 
continué...  dans  peu  je  vais  paraître  aux  pieds 
de  l'Eternel...  dans  peu  je  l'invoquerai  pour  mon 
Aline...  Lève-toi,  ma  fille...  lève-toi...  n'est-ce 
pas  beaucoup  que  j'aie  la  douceur  d'expirer  dans 
ton  sein...  Cette  joie  ne  pouvait-elle  pas  m'ëtre 
ravie?  Laisse-moi  te  bénir  et  t'embrasser... 
Déterville,  je  vous  la  recommande.  Adieu. 


ET    VALCOUR  21 5 


Alors  elle  a  jeté  ses  bras  autour  de  son  Aline; 
elle  l'a  fortement  serrée  sur  son  sein...  une  légère 
convulsion  l'a  saisie...  et  l'âme  la  plus  pure  qui 
fût  émanée  des  mains  de  l'Etre  suprême,  a 
revolé  vers  son  auteur. 

Je  ne  te  peins  point  mon  état,  Valcour,  tu  te 
le  représentes...  à  peine  avais-je  la  force  de  lever 
les  yeux;  mais  tant  d'importantes  occupations 
exigeant  mon  courage,  mon  premier  soin,  comme 
tu  le  crois,  a  été  de  voler  à  Aline  :  elle  était 
courbée  sur  sa  mère  :  hélas  !  il  était  difficile  de 
savoir  laquelle  des  deux  vivait  encore;  il  n'y 
avait  plus  dans  cette  chère  fille,  ni  pouls,  ni 
respiration,  ni  chaleur;  et  quand  avec  beaucoup 
de  peine  j'ai  pu  l'arracher  des  bras  qui  l'enla- 
çaient, elle  est  tombée  sur  le  lit  sans  connais- 
sance. On  est  accouru,  les  soins  se  sont  divi- 
sés, mais  il  n'en  était  plus  besoin  pour  l'infor- 
tunée mère...  elle  était  déjà  dans  le  séjour  que 
l'Éternel  doit  à  la  vertu...  elle  l'embellissait 
déjà. 

On  a  porté  Aline  dans  sa  chambre,  livrée  aux 
soins  de  sa  chère  Julie  et  du  médecin... 

Au  bout  d'une  heure  elle  est  revenue,  et  me 
trouvant  au  chevet  de  son  lit,  elle  m'a  demandé 
•  sa  mère...  elle  m'a  dit  avec  égarement  que 
c'était  moi  qui  la  lui  ravissais...  que  c'était  moi 
qui  l'empêchais  de  la  voir,  et  qu'elle  appelait  au 


2l6  ALINE 

tribunal  de  Dieu  de  toutes  les  injustices  que  je 
commettais  envers  elle. 

Je  l'ai  pressée  dans  mes  bras,  elle  s'en  est 
arrachée,  et  s'y  rejetant  bientôt  avec  transport, 
elle  m'a  demandé  mille  pardons  des  reproches 
qu'elle  m'adressait  :  elle  m'a  dit  qu'elle  n'était 
plus  maîtresse  de  sa  tête;  qu'elle  savait  bien 
l'affreuse  perte  qu'elle  avait  faite,  mais  que  si  je 
l'aimais,  je  lui  procurerais  la  douceur  d'embras- 
ser encore  une  fois  sa  tendre  mère. 

En  disant  cela  elle  nous  est  échappée,  et 
malgré  les  efforts  de  Julie,  elle  s'élançait  infail- 
liblement vers  le  cadavre  qui  venait  d'être  exposé 
sur  un  lit  de  parade,  si  heureusement  Julie, 
au  risque  d'être  renversée,  ne  lui  eût  opposé  un 
rempart  de  nos  corps,  ne  l'eût  saisie  et  reportée 
promptement  sur  son  lit. 

Alors  ses  larmes  ont  coulé  avec  abondance  ; 
elle  a  poussé  des  cris  de  douleur  qui  eussent 
déchiré  l'âme  du  mortel  le  plus  insensible... 
mais  comme  une  voiture  arrivait  en  poste  dans 
la  cour;  il  me  fallut  la  quitter,  en  la  recomman- 
dant à  Julie,  et  aller  vaquer  à  d'autres  soins. 

Cette  voiture  était  celle  du  président;  il  n'avait 
avec  lui  qu'un  valet.  Il  s'est  arrêté  dans  la  pre- 
mière salle,  et  aux  accents  lugubres  qui  l'ont 
frappé...  aux  gémissements...  aux  pleurs  uni- 
versels, il  a  pu  voir  que  son  abominable  forfait 


ET   VALCOUR  217 


était  consommé...  que  l'ange  n'était  plus  dans 
le  temple  et  que  l'Éternel  l'avait  rappelé  vers 
lui... 

Je  l'ai  abordé...  il  m'a  embrassé  avec  le  plus 
grand  flegme...  il  m'a  remercié  de  mes  soins,  en 
me  faisant  entendre  avec  adresse,  que  ma  pré- 
sence était  maintenant  inutile  au  château.  Je 
n'ai  pas  fait  semblant  de  le  comprendre,  ayant 
dans  mon  portefeuille  ce  qui  autorisait  cette 
présence,  je  l'ai  laissé  dire  ce  qu'il  a  voulu...  Il 
m'a  prié  de  le  mener  où  reposait  sa  femme  ;  je 
l'ai  conduit  dans  la  chambre  de  parade,  et 
comme  on  travaillait  à  arranger  le  corps,  il  était 
nu,  sous  un  voile  dont  on  s'était  pressé  de  le 
couvrir  quand  on  l'avait  entendu  entrer;  il  a  fait 
signe  qu'on  se  retirât.  Quand  il  s'est  vu  seul  avec 
moi...  il  s'est  approché  du  lit,  et  levant  le  voile, 
le  monstre  a  dit  comme  Néron  voulant  souiller 
Agrippine  : 

—  En  vérité,  elle  est  encore  belle  ! 
Peut-être  en  eût-il  dit  davantage  s'il  ne  m'eût 

vu  frémir  d'horreur...  Il  s'est  approché...  il  a 
regardé  le  visage  avec  attention... 

—  Mais  je  ne  vois  nulle  apparence  de  poison, 
a-t-il  dit...  Que  prétend  donc  votre  médecin? 
C'est  un  fou  ou  un  homme  dangereux  qui  méri- 
terait que  je  le  fisse  punir  ;  c'est  faire  tort  à  tous 
les  honnêtes  gens  au  milieu   desquels  elle  est 


21 8  ALINE 

morte...  et  vous-même,  vous  n'auriez  pas  dû  le 
souffrir. 

—  Moi?  non  seulement  je  l'ai  souffert,  mais 
j'ai  ordonné  qu'on  vous  l'écrivît. 

—  Je  ne  reconnais  pas  là  votre  prudence. 

—  Je  n'en  ai  peut-être  jamais  eu  autant  de  ma 
vie. 

Et  me  contraignant  : 

—  A  qui  fallait-il  se  plaindre,  ai-je  dit,  à  qui 
fallait-il  parler  d'un  fait  certain,  si  ce  n'est  à  celui 
qui  doit  le  venger? 

—  Certain  ?  Non  ;  et  dès  qu'il  ne  l'était  pas,  il 
valait  cent  fois  mieux  ne  rien  dire;  voilà  ce  que 
j'aurais  appelé  de  la  prudence. 

—  Une  fille  sauvée. 
-Qui? 

—  Augustine. 

—  Bon,  c'est  une  catin  ;  je  sais  ce  que  c'est; 
séduite  par  un  de  mes  gens,  n'aimant  point  sa 
maîtresse...  malade  ou  non,  elle  décampait  tout 
de  même...  Ils  sont  fort  loin  tous  deux;  vous 
croyez  bien  que  j'ai  renvoyé  le  valet!  Sont-ce  là 
vos  preuves? 

—  On  pourrait  en  acquérir  d'autres. 

—  Allons,  allons,  laissons  cela;  ces  horreurs- 
là  ne  doivent  jamais  se  supposer  dans  une  mai- 
son, les  croire  est  compromettre  tout  ce  qui 
l'habite.  Où  est  Aline? 


ET  VALCOUR  2IQ 


Content  de  changer  de  propos,  et  d'après 
les  invariables  résolutions  que  j'avais  prises,  ne 
voulant  pas  aller  plus  loin,  je  lui  ai  peint  l'état 
de  cette  chère  fille;  je  lui  ai  dit  que  je  croyais 
prudent  de  la  laisser  quelques  jours  tranquille. 

—  Quelques  jours,  m'a-t-il  dit  en  ricanant, 
je  compte  pourtant  l'emmener  demain;  Dolbourg 
l'attend  à  Blamont,  et  nous  concluons  tout  de 
suite. 

—  Eh  !  quoi,  monsieur,  sur  le  tombeau  de  sa 
mère! 

—  Bon!  petitesses  que  cela;  une  femme  qui 
vient  de  mourir  n'empêche  pas  qu'on  en  mette 
une  autre  dans  le  cas  de  donner  la  vie...  au 
contraire,  c'est  une  sorte  de  réparation  qu'on  doit 
à  la  nature,  et  chaque  instant  qu'on  retarde  à  la 
lui  faire,  est  une  lésion  envers  ses  lois.  Une 
mère  est  sacrée...  si  vous  voulez...  quand  elle 
vit;  elle  n'est  plus  rien  quand  elle  est  morte... 
Tenez,  je  quitte  Paris,  il  y  arriva  hier  au  soir 
quelque  chose  tout  à  fait  semblable,  dans  un 
genre  un  peu  différent  néanmoins,  mais  qui  vous 
fera  voir  également  que  quand  il  s'agit  d'objets 
sérieux,  on  ne  s'arrête  pas  à  des  balivernes  de 
sentiments,  qui  ne  sont  faites  que  pour  le  peuple. 
Monsieur  de  Mézane,  qui  a  une  affaire  au  Parle- 
ment d'Aix...  et  que  ce  Parlement,  l'un  des  plus 
sages,  l'un  des  plus  intègres  et  des  mieux  com- 


220  ALINE 

posé  du  royaume  *,  n'a  voulu  arranger  avec  la 
famille  de  la  femme  qu'aux  clauses  d'une  lon- 
gue détention,  monsieur  de  Mézane,  dis-je,  qui 
se  cachait  depuis  plusieurs  années,  entraîné  par 
l'imbécile  délicatesse  de  venir  rendre  à  Paris  des 
soins  à  une  mère  expirante,  y  est  accouru  mal- 
gré les  dangers.  Il  était  à  peine  dans  l'apparte- 
ment de  la  défunte,  que  la  famille  de  son  épouse 
lui  a  fait  mettre  la  main  sur  le  collet.  Il  s'est 
récrié  contre  ce  procédé...  on  lui  a  ri  au  nez,  et 
on  l'a  jeté  dans  un  cachot  de  la  Bastille,  où  il  a 
eu  très  plaisamment  à  pleurer  à  la  fois  la  perte 
de  sa  liberté,  la  mort  de  sa  mère  et  la  barbare 
stupidité  de  ses  parents;  il  me  semble  que  quand 
le  gouvernement  nous  donne  l'exemple  de  ces 
choses-là,  nous  pouvons  le  suivre. 

—  Oh  !  monsieur,  ce  que  vous  me  citez  là  me 
fait  horreur,  ai-je  dit,  il  fallait  sans  doute  que 
l'homme  dont  vous  parlez  fût  coupable  de  crime 
de  haute  trahison. 

—  Pas  un  mot,  des  écrits  contre  nous...  contre 


*  Il  a  dans  ses  registres  depuis  cent  ans,  vingt  assassinats  pareils 
h  celui  de  Calais.  Il  a,  sous  François  I",  mis  le  feu  k  quatre- 
vingts  villages  de  la  Provence;  il  a  coûté  la  vie  dans  ce  morne  temps 
a  quatre-vingt  mille  citoyens  ;  il  a  à  différentes  époques  ouvert 
trois  fois  sa  ville  aux  ennemis  ;  c'est  encore  lui  qui,  dans  ce 
moment-ci  (1787\  bouleverse  la  province.  Il  est  tout  simple  qu'une 
telle  assemblée  mérite  les  éloges  du  monstre  dont  nos  lecteurs 
frémissent. 

{yole  de  V  éditeur.) 


ET    VALCOUR  221 


les  rois;  des  prédictions,  quelques  autres  aven- 
tures de  jeunesse,  bien  pardonnables  à  vingt-sept 
ans;  de  ces  choses  que  nous  faisons  nous-mêmes 
tous  les  jours,  mais  que  nous  ne  voulons  pas  que 
les  autres  fassent. 

—  En  ce  cas,  monsieur,  trouvez  bon  que  je 
vous  le  dise,  il  y  a  une  atrocité  révoltante  à  se 
permettre  un  tel  crime  pour  punir  un  délit  ordi- 
naire; car  alors  la  vertu  n'a  rien  gagné,  et  il  y  a 
un  forfait  exécrable  de  plus  dans  la  masse  des 
torts    de    l'État   *. 

Et  l'indigne  détournant  la  conversation  : 

—  Mais  sur  quoi  donc,  reprit-il,  fondez-vous 
la  légitimité  de  cette  douleur  ressentie  pour  la 
perte  de  ceux  que  nous  chérissons?  De  quel  bien 
peut  être  un  sentiment  qui  n'apporte  aucune 
variation  à  l'état  de  celui  qui  n'est  plus,  et  qui 
trouble  ou  dérange  la  santé  de  celui  qui  reste? 

—  Ces  choses-là  ne  se  raisonnent  point,  mon- 
sieur, elles  se  sentent;  malheur  à  qui  ne  les 
éprouve  pas. 

— Non,  monsieur,  tout  doit  être  soumis  à  l'ana- 
lyse, ce  qui  ne  peut  l'être  est  faux;  or,  dites- 
moi,  je  vous  prie,  si  d'après  mes  systèmes  de 
matérialisme...  si  d'après  la  parfaite   certitude 

'  Monstres  capables  de  cette  horreur  vous  palissez  en  reconnais- 
sant votre  victime.  Tranquillisez- vous  elle  vous  pardonne;  ce  fut 
hors  de  vos  fers  la  première  jouissance  qu'elle  voulût  goûter. 


2  22  ALINE 

où  je  suis  que  la  mort  termine  tous  nos  maux 
et  ne  nous  en  laisse  aucuns  à  redouter;  si  d'après 
cela,  dis-je,  ma  femme,  qui  n'était  rien  moins 
qu'heureuse  dans  ce  monde-ci,  ne  se  trouve  pas 
maintenant  dans  un  repos  préférable  à  l'état  per- 
pétuel de  douleur  où  elle  végétait  ici-bas...  et  si 
cela  est,  pourquoi  la  regretterais-je?  Mes  regrets 
n'auraient-ils  pas  l'air  de  lui  dire  :  Je  suis  désolé 
de  ce  que  vous  ne  soyez  plus  dans  une  position 
malheureuse...  désespéré  de  ce  que  vous  soyez 
hors  d'état  de  souffrir  encore.  Et  ces  regrets... 
je  vous  le  demande...  les  trouvez- vous  bien 
délicats  ?..  Renonçant  un  instant  à  mes  systèmes, 
si  j'adopte  les  vôtres,  si  je  crois  cette  femme 
dans  un  monde  meilleur,  mon  chagrin  de  ne  la 
plus  voir  dans  celui  où  elle  souffrait,  ne  devient-il 
pas  tout  à  fait  insultant  n'ayant  plus  que  moi 
pour  objet;  vous  m'avouerez  que  cet  égoïsme  est 
révoltant... 

Eh  quoi  !  je  suis  fâché  d'être  privé  d'elle,  et 
n'en  suis  affligé  que  par  la  perte  que  j'éprouve 
ne  l'ayant  plus,  sans  réfléchir  au  gain  qu'elle  fait 
de  ne  plus  m'avoir  ;  je  ne  pense  qu'à  moi  en 
agissant  ainsi...  nullement  à  elle,  et  j'ai  l'air  de 
consentir  tacitement  à  ce  qn'elle  perde  le  bien 
qu'elle  possède,  pour  venir  me  rendre  celui  que 
je  perds.  D'où  je  conclus  qu'il  y  a  une  injustice 
,  extrême  à  regretter  la  mort  de  ceux  qui   nous 


ET    VALCOUR  223 


ont  été  chers;  car  l'enfer  étant  impossible,  ou  ils 
ne  sont  rien,  ce  qui  n'est  pas  un  état  pire,  ou  ils 
sont  mieux,  ce  qui  est  un  état  plus  doux;  et  dans 
l'un  et  l'autre  cas,  on  a  certainement  tort  de  les 
redésirer  à  la  vie,  où  ils  ne  seraient  que  dans  un 
état  moindre.  Ne  nous  étonnons  donc  point 
d'après  cela,  que  des  nations  entières  aient  pour 
usage  de  se  réjouir  à  la  mort  de  leurs  proches, 
et  de  se  désoler  à  la  naissance  de  leurs  enfants  ; 
je  ne  connais  point  de  coutumes  meilleures  que 
celles-là  *.  Il  faut  plaindre  ceux  qui  naissent  à  la 
douleur,  il  faut  les  imiter,  et  pleurer  comme  eux 
quand  ils  voyent  le  jour;  nous  quittent-ils,  c'est 
un  bonheur  sans  doute,  et  nous  ne  devons  pas 
nous  en  affliger. 

—  Mais  supposons  un  moment  que  cette  dou- 
leur ne  soit  que  pour  nous,  instinct  délicieux 
d'une  âme  tendre,  n'est-il  pas  barbare  de  lui 
résister? 


'  Les  Scandinaves  et  les  Germains  pleuraient  à  la  naissance  de 
leurs  entants  ;  dés  qu'il  leur  en  était  né  un,  ils  s'asseyaient  autour 
de  son  berceau;  et  là  chacun  représentait,  aussi  pathétiquement 
qu'il  lui  était  possible,  les  misères  de  la  vie  humaine  et  compatissait 
aux  maux  que  le  nouveau-né  aurait  à  soull'rir  dans  le  séjour  qu'il 
allait  (aire  dans  le  monde  ;  ces  mêmes  peuples  se  réjouissaient  a  la 
m'.rtde  leurs  amis  ou  de  leurs  parents;  tous  ceux  qui  assistaient  a 
la  cérémonie  ne  s'entretenaient  que  du  glorieux  échange,  par  lequel 
,  le  défunt  avait  quitté  une  vie  sujette  à  tant  de  misères,  pour  entrai 
dans  l'état  d'une  parfaite  félicité;  ensuite,  on  jouait,  on  chantait, 
on  se  régalait  pendant  trois  jours.  Il  reste  encore  des  traces  de  cette 
coutume  dans  presque  toutes  les  villes  du  nord  de  l'Allemagne. 


224  ALINE 

—  Le  vrai  philosophe  se  fait  aux  privations,  et 
ne  doit  être  affecté  d'aucunes.  Je  ne  vous  accorde 
pas  d'ailleurs  que  cette  extrême  sensibilité  soit 
un  bien,  il  me  serait  peut-être  bien  aisé  de  vous 
prouver  le  contraire  ;  ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est 
que  si  cette  émotion  est  un  bonheur,  au  moins 
n'est-il  pas  celui  de  tout  le  monde;  car  je  vous 
réponds  que  je  ne  l'ai  jamais  senti... 

Eh!  monsieur,  c'est  une  chose  sitôt  remplacée 
que  le  vide  d'une  femme,  d'une  maîtresse,  d'un 
parent,  d'un  ami;  nous  ne  nous  affectons  si 
vivement  de  leur  perte,  que  par  l'idée  où  nous 
sommes  de  ne  pouvoir  jamais  retrouver,  dans  un 
autre  être,  les  qualités  qui  nous  échappent  dans 
celui  que  la  mort  nous  ravit;  or  cette  idée,  non 
seulement  est  personnelle,  mais  elle  est  chimé- 
rique; c'est  l'habitude  qui  nous  lie  bien  plus  que 
ce  rapport  ou  cette  convenance  de  qualités,  et  si 
nous  y  prenions  bien  garde,  nous  verrions  que 
cette  peine  éprouvée  lors  de  la  perte,  n'est  que 
la  sensation  physique  d'une  habitude  rompue;  or 
l'homme  le  plus  malheureux  sans  doute,  et  celui 
qui,  ne  sachant  pas  l'art  de  voltiger  également 
sur  tous  les  plaisirs...  de  les  effleurer  tous  sans 
s'appesantir  sur  aucuns,  s'est  fait  d'une  sorte  de 
goûts  une  si  forte  habitude,  qu'il  ne  peut  plus  y 
renoncer  sans  douleur.  Usons  de  tout  et  ne  nous 
attachons  à  rien,  jamais  les  pertes  ne  nous  affec- 


ET    VALCOUR  2  25 


teront;  un  nouvel  ami  en  remplacera  un  ancien, 
une  nouvelle  maîtresse  celle  que  l'on  vient  de 
perdre,  et  le  tourbillon  des  plaisirs  nous  entraî- 
nant sans  nous  donner  le  temps  de  penser,  nous 
n'aurons  jamais  la  douleur  de  plaindre  ce  que  nous 
aurons  appris  à  remplacer  aussi  promptement. 

—  Ce  vide  est  épouvantable,  la  seule  idée  en 
glace  d'effroi,  c'est  abrutir  notre  âme,  c'est  étouf- 
fer en  elle  la  plus  douce  de  ses  facultés. 

Oh!  monsieur,  quelque  plaisir  que  vous  puis- 
siez m'offrir  à  présent  en  serait-il  un  seul  qui 
valût  pour  moi  la  sensation  que  j'éprouve  à 
pleurer  l'amie  que  je  viens  de  perdre. 

—  Mais  si  vous  chérissez  votre  douleur,  elle 
devient  une  volupté;  et  dans  ce  cas  vous  m'avoue- 
rez que  la  volupté  qui  console,  vaut  beaucoup 
mieux  que  celle  qui  afflige. 

—  L'une  est  celle  d'une  âme  de  fer,  l'autre 
celle  d'un  cœur  délicat  et  sensible. 

—  Et  d'où  tenez-vous,  monsieur,  qu'il  vaille 
mieux  être  organisé  dans  votre  sens  que  dans  le 
mien,  si  nous  avons  également  tous  deux  des 
plaisirs? 

—  Les  miens  sont  ceux  de  la  vertu,  les  vôtres 
mènent  à  tous  les  crimes. 

•  — Il  faudrait  savoir  maintenant  lequel  (conven- 
tions sociales  à  part)  donne  plus  de  plaisir  du 
vice  ou  de  la  vertu  ? 

IV  13 


226  ALINE 

—  Comment  une  telle  chose  peut-elle  se 
mettre  en  discussion  ? 

—  Je  vous  le  demande  à  mon  tour  ;  car  si  vous 
caractérisez  le  plaisir,  la  sensation  chatouilleuse 
reçue  à  l'âme,  par  une  cause  quelconque,  cette 
commotion  beaucoup  plus  violente  quand  elle 
est  donnée  par  le  vice,  fera  naître  infaillible- 
ment plus  de  plaisir  que  celle  qui  serait  l'effet  de 
la  vertu  ;  et  dans  ce  cas,  l'homme  parfaitement 
heureux  pourrait  bien  être  celui  qui,  renversant 
toutes  vos  idées  sociales,  se  ferait  des  vertus  de 
vos  vices  et  des  vices  de  toutes  vos  vertus. 

—  Monsieur,  dis-je  en  fureur,  ne  pouvant  plus 
tenir  à  de  si  cruels  sophismes,  vous  feriez  pendre 
avec  raison  le  malheureux  qui  penserait  comme 
vous. 

—  D'accord,  reprit  ce  scélérat,  mais  le  bonheur 
d'être  au-dessus  des  autres  donne  le  droit  de  ne 
pas  penser  comme  eux;  voilà  le  premier  effet  de 
la  supériorité;  le  second  est  d'en  abuser,  pour 
diriger  ses  actions  d'après  la  singularité  piquante 
de  ses  systèmes  philosophiques  ;  c'est  ce  qui  .ait 
qu'un  homme  trahit  l'Etat,  fait  sa  fortune  et 
quitte  le  ministère  en  se  disant  ruiné  *,  qu'un 
autre  détruit  le  commerce  intérieur  de  la  France, 
parce  que  le  projet  absurde  de  ses  maîtresses  lui 

"  Tel  fut  le  mensonge   te  l'abominable  Sartine. 


ET  VALCOUR  227 


vaut  deux  millions  *  ;  que  cent  autres  se  coti- 
sent pour  attirer  à  eux  la  substance  du  peuple  et 
atfamer  ensuite  ce  même  peuple  en  lui  vendant 
dix  fois  au-dessus  de  sa  valeur  cette  nourriture 
qu'il  vient  de  lui  voler.  Croyez- vous  donc  que 
ces  gens-là  soient  moins  heureux  pour  n'avoir 
pas  chéri  comme  vous  ce  fantôme  idéal  de  vertu? 

—  Heureux?  Ils  ne  peuvent  l'être,  le  vrai  bon- 
heur n'est  que  dans  la  vertu,  et  les  remords  des 
coquins  dont  vous  parlez,  au  défaut  du  glaive 
de  Thémis,  doivent  nous  venger  de  tous  leurs 
crimes. 

—  Des remords,  vous  me  faites  rire;  ah!  croyez 
que  l'habitude  du  mal  les  énerve  depuis  long- 
temps dans  de  telles  âmes;  celui  de  ces  gens-là 
qui  en  connaît  encore  à  la  seconde  chute,  n'est 
qu'un  sot  que  ses  confrères  devraient  à  l'instant 
dépouiller,  et  qu'ils  persiflent  cruellement  au 
moins,  s'ils  n'osent  le  molester  d'une  différente 
manière.  Mais  tenez,  monsieur,  je  vois  que  nous 
ne  nous  accorderons  pas  de  la  soirée  ;  ordonnez, 
je  vous  prie,  qu'on  nous  serve  ;  je  n'ai  point  dîné 
pour  venir  plus  vite,  et  j'ai  un  appétit  dévorant. 
Nous  philosopherons  au  dessert  si  cela  vous 
convient... 

•  Je  donnai  des  ordres,  il  se  mit  à  table  et 
soupa  avec  une  tranquillité,  qui  me  fit  voir  qu'il 

est  l'opération  du  scélérat  Lenoir. 


2  25  ALINE 

fallait  que  ce  scélérat  eût  acquis  une  furieuse 
habitude  du  crime,  pour  se  trouver  dans  un  tel 
calme  en  venant  de  le  commettre  ;  je  ne  mangeai 
point,  comme  tu  crois,  je  me  contentai  de  lui 
tenir  compagnie,  me  levant  de  temps  à  autres, 
pour  vaquer  aux  soins  qu'exigeaient  mon  emploi; 
mais  ne  paraissant  point  chez  Aline,  que  ma 
présence  irritait  au  lieu  de  calmer,  et  que  je  ne 
voulais  instruire  que  le  lendemain  matin  de  la 
suite  cruelle  de  ses  malheurs. 

Le  médecin  n'était  point  encore  parti,  il  pre- 
nait un  peu  de  repos.  Le  président  voulut  le 
voir;  il  lui  demanda  avec  effronterie  de  quoi  sa 
femme  était  morte? 

—  De  poison,  répondit  hardiment  celui-ci. 

—  Mais,  docteur,  pensez-vous?.. 

—  Il  est  une  façon  sûre  de  vous  convaincre, 
monsieur,  nous  ferons,  quand  vous  voudrez, 
l'ouverture  du  corps. 

—  Xon,  en  honneur,  ces  opérations-là  m'ont 
toujours  révolté;  elles  ne  sont  pas  sûres,  et  elles 
ont,  ce  me  semble,  quelque  chose  de  cruel...  ne 
disséquons  point,  enterrons. 

Un  peu  surpris  de  cette  réponse,  le  méde- 
cin lui  demanda  s'il  ne  jugeait  pas  à  propos  de 
former  une  plainte  juridique. 

—  Et  contre  qui,  dit  le  président? 

—  Mais,  monsieur,  ces  choses-là  ne  doivent 


ET  VALCOUR  2  2g 


pas  rester  impunies;  vous,  messieurs,  qui  en 
punissez  jusqu'au  soupçon  le  plus  impossible, 
devez  savoir  mieux  que  nous  la  nécessité  de  sévir 
contre  de  telles  horreurs. 

—  Soit,  dit  le  président,  mais  comme  je  suis 
loin  d'admettre  votre  soupçon,  qu'en  le  formant 
il  tombe  inévitablement  sur  tout  ce  qu'il  y  a  eu 
d'honnêtes  gens  autour  de  ma  femme  depuis  trois 
mois,  et  que,  dénués  de  preuves,  comme  nous  le 
sommes,  nous  ne  ferions  jamais  de  cela  que  du 
bruit  et  pas  le  moindre  exemple,  je  suis  pleine- 
ment convaincu  que  le  plus  sage  est  de  rester 
dans  le  silence  et  de  revenir  comme  moi,  mon- 
sieur, à  l'opinion  qu'un  tel  crime  sans  fonde- 
ment, sans  motifs,  devient  absolument  inadmis- 
sible. 

Sur-le-champ  il  changea  de  discours,  évitant 
avec  le  plus  grand  soin  de  reparler  d'Augustine. 
Le  souper  fait,  il  fut  se  coucher...  mais,  ô  comble 
d'horreur,  pourquoi  faut-il  que  j'aie  encore  cette 
dernière  turpitude  à  révéler;  et  pourquoi  une 
lettre  que  je  ne  consacrais  qu'à  la  tristesse,  doit- 
elle  être  souillée  par  des  récits  infâmes! 

Le  président  ne  marche  jamais  sans  un  de  ses 
serviteurs  zélés  pour  les  plaisirs  de  leur  maître, 
qui  sacrifient  pour  leur  en  procurer,  devoirs, 
religion,  honneur  et  toutes  les  vertus  qui  carac- 
térisent l'honnête  homme.  Dès  que  le  patron  est 


230  ALINE 

quelque  part,  cet  insigne  agent  jette  aussitôt  les 
yeux  sur  ce  qui  l'entoure,  et  démêle  avec  une 
adresse  et  une  promptitude  singulière,  l'objet  qui 
peut  convenir  aux  sales  désirs  de  celui  qui 
l'employé.  Le  lieu,  les  circonstances,  la  douleur 
générale...  cette  impression  de  respect  profon- 
dément gravée  dans  tout  ce  qui  se  trouvait  là, 
rien  ne  parut  sacré  à  ces  deux  monstres  :  l'un 
ordonna  d'agir,  l'autre  travailla;  et  dans  le  nombre 
des  jeunes  paysannes  que  la  piété,  la  recon- 
naissance attirait  aux  pieds  de  leur  respectable 
dame,  une,  plus  faible,  ou  moins  touchée,  osa 
écouter  les  propositions  qui  lui  furent  faites; 
c'était  une  jeune  orpheline  de  quatorze  ans, 
presque  livrée  à  elle-même  ;  le  zélé  serviteur  la 
fit  voir  à  son  maître,  celui-ci  approuva  le  choix; 
dès  le  soir  elle  fut  conduite  dans  la  chambre  de 
cet  horrible  époux,  et  le  traître  osa  consommer 
son  forfait  près  des  cendres  encore  palpitantes  de 
cette  malheureuse  femme,  dont  il  venait  de  tran- 
cher si  odieusement  les  jours.  Il  la  garda  toute 
la  nuit;  je  ne  le  sus  qu'après  son  départ...  en 
vérité,  je  ne  l'aurais  pas  souffert,  si  j'en  avais  été 
prévenu. 

Dès  qu'il  fut  retiré,  je  me  mis  en  devoir  de 
remplir  les  tristes  soins  dont  j'étais  chargé;  ce 
qui  m'embarrassait  le  plus,  était  la  manière  dont 
je   m'y   prendrais    pour   prévenir  cette    pauvre 


ET   VALCOUR  23 I 


Aline  des  nouveaux  malheurs  qui  l'attendaient 
encore.  L'ordre  était  précis,  le  président  me 
l'avait  renouvelé  en  nous  séparant  ;  et  lors- 
que là-dessus  je  lui  avais  montré  les  dernières 
intentions  de  sa  femme,  il  les  avait  traitées  de 
radotage,  qu'on  pouvait  entendre  par  pitié  dans 
l'instant  où  elle  les  avait  dictées,  mais  dont  on 
ne  pouvait  que  rire  après...  A  l'égard  des  biens, 
meubles  et  immeubles,  je  n'ai  rien  à  réclamer 
ici,  monsieur,  m'avait-il  dit,  tout  est  à  ma 
femme,  elle  a  pu  faire  les  dispositions  qui  lui  ont 
convenu;  mais  pour  ma  fille,  elle  est  à  moi; 
vous  l'avertirez,  je  vous  prie,  qu'il  faut  qu'elle 
parte  demain  sans  faute.  Je  devais  donc  la  pré- 
parer. 

Pour  ne  pas  troubler  sa  nuit,  que  je  ne  sup- 
posais pas  déjà  fort  tranquille,  je  ne  me  rendis 
dans  son  appartement  qu'à  la  pointe  du  jour; 
elle  ne  s'était  ni  déshabillée,  ni  couchée  ;  ses 
accès  de  douleur  avaient  été  cruels...  et  d'autant 
plus,  sans  doute,  que  son  désespoir  était  muet; 
ses  larmes  ne  pouvant  trouver  de  passage  retom- 
baient en  gouttes  de  sang  sur  son  cœur;  elle 
demandait  sans  cesse  à  aller  embrasser  sa  mère, 
et  s'irritait  violemment  de  la  résistance  qu'on 
était  obligé  de  lui  opposer;  elle  revint  un  peu 
quand  elle  me  vit.  Elle  me  demanda  pourquoi 
je  l'avais  laissée  seule  si  longtemps  ? 


232  ALINTE 

Je  m'excusai  sur  les  soins  qu'exigeait  la  situa- 
tion, et  après  avoir  donné  tout  ce  qu'il  m'était 
possible  à  l'affliction  de  son  âme,  j'essayai  de 
m'en  rendre  maître.  Un  mouvement  d'amitié  lui 
échappa...  je  le  saisis...  je  la  pressai  dans  mes 
bras,  et  ses  larmes  coulèrent... 

—  O  mon  amie!  lui-je  alors...  appelez  le 
courage  à  votre  secours...  j'ai  de  nouveaux  mal- 
heurs à  vous  apprendre... 

Elle  me  fixa  avec  un  air  d'effroi,  qui  me  fit 
trembler...  et  toutes  ses  idées  se  portèrent  sur  toi. 

—  O  ciel  !  s'écria-t-elle,  Valcour  est-il  avec  ma 
mère,  un  même  coup  les  a-t-il  réunis  ? 

Il  est  heureux  dans  un  tel  cas  que  la  personne 
qu'on  veut  amener  doucement  à  l'instruction  d'une 
nouvelle  affreuse,  aille  au  delà  de  la  vérité  ;  je  pris 
une  de  ses  mains,  et  lui  souriant  avec  amitié. 

—  Non,  lui  dis-je,  Valcour  se  porte  à  mer- 
veille, et  je  suis  bien  sûr  qu'il  n'est  occupé  que 
de  vous;  mais  ce  que  j'ai  à  vous  dire  est  peut-être 
plus  cruel  encore  que  ce  que  vous  avez  craint... 
Votre  père  est  ici...  il  vous  emmène  dès  aujour- 
d'hui, et  veut  qu'incessamment  vous  soyez  la 
femme  de  Dolbourg... 

Je  n'ai  vu  de  ma  vie  un  mouvement  aussi  vio- 
lent que  celui  que  fit  ici  cette  fille  à  la  fois  cou- 
rageuse et  infortunée... 

—  O  !  mon  ami,  me  dit-elle  en  se  levant,  il 


ET  VALCOUR  233 


n'est  donc  plus  rien  dans  le  monde  qui  puisse 
maintenant  m'empêcher  de  me  rejoindre  à  ma 
mère!.. 

—  Asseyez-vous,  Aline,  lui  répondis-je,  je 
croyais  trouver  en  vous  de  la  force,  et  vous  ne 
me  montrez  que  du  désespoir;  rien  ne  peut  rom- 
pre les  résolutions  de  votre  père,  mais  il  vous 
reste  des  moyens  d'échapper  aux  noeuds  qu'il  vous 
destine. 

—  Et  quels  sont-ils  ? 

—  Écoutez-moi,  et  surtout  calmez-vous. 
Elle  s'assit  et  me  prêta  toute  son  attention. 

—  Je  ne  vous  conseillerai  point  le  parti  du 
cloître,  lui  dis-je  alors,  en  vain  le  proposeriez- 
vous  on  s'y  refuserait  assurément;  mais  voici  ce 
que  mon  amitié  vous  dicte.  Que  votre  soumission 
fléchisse  d'abord  votre  père,  ne  lui  montrez 
qu'obéissance  et  respect  pendant  la  route...  Arri- 
vée au  château,  tâchez  d'entretenir  Dolbourg' 
seul,  témoignez-lui  vivement  l'insurmontable 
aversion  que  vous  éprouvez  pour  ce  mariage  ; 
peignez-lui  la  certitude  des  malheurs  qui  en 
résulteront  pour  tous  les  deux,  intéressez-le 
enfin;  employez  tout;  la  nature  vous  a  donné  des 
grâces,  une  éloquence  douce  et  persuasive  à 
laquelle  il  est  difficile  de  résister.  Moins  violent 
que  votre  père,  je  ne  serais  pas  étonné  qu'il  se 
rendît;    si  cela   arrive,  comme  je   m'en  flatte, 


2$+  ALINE 

engagez-le  avec  la  même  ardeur  à  rompre,  peut- 
être  le  fera-t-il.  Mais  mettons  toutes  choses  au 
pire,  et  supposons  que  vous  ne  trouviez  aucun 
moyen  d'éviter  le  sort  qu'on  vous  destine;  votre 
fidèle  Julie  vous  reste,  cela  est  décidé  ;  échappez- 
vous  avec  elle,  voilà  cent  louis  que  je  lui  donne 
pour  la  dépense  de  ces  soins;  accourez  chez 
madame  de  Senneval  *,  elle  sera  prévenue,  elle 
ira  vous  attendre  exprès  dans  la  terre  voisine  de 
Paris,  que  vous  lui  connaissez  ;  là,  vous  me  ferez 
venir;  Eugénie  et  moi,  nous  nous  chargeons  de 
vous  ;  nous  vous  sortons  de  France,  nous  vous 
remettons  dans  les  bras  de  l'époux  que  vous  des- 
tinait votre  mère,  et  nous  vous  y  faisons  jouir 
en  paix  de  la  fortune  qu'elle  vous  laisse... 

L'ombre  la  plus  légère  du  bonheur  est  si  flat- 
teuse pour  un  cœur  au  désespoir!  Cette  chère 
fille  tomba  dans  une  douce  rêverie,  je  lui  demandai 
ce  qu'elle  avait. 

—  O  !  Déterville,  me  dit-elle,  vos  procédés  me 
rendent  confuse,  mais  permettez  une  réflexion, 
mon  ami,  s'il  est  vrai  que  vous  ayez  envie  de 
m'arracher  aux  maux  qui  me  menacent  comme 
vos  touchantes  bontés  m'en  répondent,  pourquoi 
l'effet  de  vos  soins  ne  commencerait-il  pas  dès 
ici,  pourquoi  ne  m'évitez-vous  pas  cet  affreux 
voyage  avec  mon  père  ? 

■  Belle-mère  de  Déterville,  on  doit  s'en  souvenir. 


ET    VALCOUR  235 


—  Cela  se  peut-il,  répondis-je  avec  douceur, 
votre  père  est  ici,  de  ce  moment  vous  êtes  en  sa 
puissance...  Si  vous  disparaissez,  c'est  moi  qui 
vous  enlève,  et  vous  perdez,  sans  vous  sauver 
par  cette  démarche,  le  seul  ami  qui  vous  puisse 
servir;  si  vous  partez  de  Blamont...  aucun  soup- 
çon ne  peut  tomber  sur  moi,  votre  fuite  est  votre 
seul  ouvrage  et  les  soins  que  nous  vous  rendons 
ensuite  ne  sont  plus  le  fruit  d'une  séduction,  c'est 
une  protection  accordée,  c'est  un  service  que 
nous  vous  rendons;  votre  père  en  ce  cas  a  des 
torts  réels,  dont  il  est  tout  simple  que  vous  ne 
vouliez  pas  être  la  victime,  tandis  que  jusqu'à 
présent  ses  torts  envers  vous  ne  sont  pas  assez 
fondés  pour  le  fuir;  il  n'y  a  ici  que  des  mauvais 
procédés,  il  y  aura  des  horreurs  à  Blamont.  Vous 
échapper  d'ici  est  en  un  mot  un  parti  violent;  un 
plus  simple  peut  réussir,  et  il  est  des  lois  de  la 
prudence  de  n'employer  jamais  les  moyens 
excessifs,  que  quand  les  autres  n'offrent  plus 
d'espoir. 

Elle  retomba  dans  ses  réflexions...  puis  au 
bout  d'un  temps  : 

—  Déterville,  me  dit-elle,  je  me  sens  plus 
forte  que  je  ne  l'aurais  cru,  vos  bontés  me  pénè- 
trent, et  j'en  profiterai...  oui,  mon  ami,  j'en  pro- 
fiterai, continua-t-elle,  en  se  relevant,  ou  cela 
me  sera  impossible...  Puis  avec  violence  :  Mais 


236  ALINE 

possible,  ou  non,  je  ne  serai  jamais  la  femme  de 
Dolbourg. 
Et  me  prenant  par  les  deux  mains  : 

—  Maintenant,  dites-moi,  mon  ami,  si  vous 
croyez  qu'il  y  ait  au  monde  une  créature  plus 
malheureuse  que  moi  ? 

—  Assurément,  lui  dis-je,  il  y  en  a,  il  s'en  faut 
bien  que  votre  sort  soit  désespéré,  peut-être 
même  étes-vous  moins  à  plaindre  aujourd'hui 
que  je  ne  vous  le  croyais  hier. 

—  Mon  ami,  me  dit-elle,  en  se  tournant  vers 
la  fenêtre,  il  fait  jour,  vraisemblablement  nous 
allons  bientôt  nous  séparer.  Et  se  jetant  dans  mes 
bras...  Oh!  mon  cher  Déterville,  ce  nouveau 
coup  de  foudre  sera  bien  terrible  pour  moi;  mais 
avant  qu'il  ne  m'écrase,  ne  me  refusez  pas  la 
faveur  que  je  vais  vous  demander. 

—  Qu'exigez-vous,  Aline?  Ne  connaissez-vous 
pas  tous  vos  droits  sur  mon  cœur? 

—  Je  veux  aller  embrasser  encore  une  fois  ma 
mère...  ou  vous  ne  m'avez  jamais  aimée,  ou  vous 
m'accorderez  cette  consolation. 

—  Je  vous  crains,  lui  dis-je,  votre  tête  est 
trop  vive,  votre  cœur  trop  ardent...  ce  spectacle 
est  douloureux,  vous  ne  pourrez  jamais  le  sou- 
tenir... 

Mais  se  contenant  avec  un  courage  qu'il  n'est 
pas  possible  de  peindre... 


ET  VALCOUR  237 


—  Non,  répondit-elle,  vous  vous  trompez, 
c'est  un  saint  devoir  que  je  ne  partirais  pas  sans 
remplir;  mais  ne  redoutez  rien,  la  religion  et  la 
piété  combattront  la  douleur;  mon  âme  abattue 
par  trop  de  chocs,  retrouvera  dans  la  multitude 
des  secousses,  la  force  que  chacune  d'elles  lui 
aurait  enlevée...  Marchons...  guidez  mes  pas 
tremblants,  et  n'ayez  nulle  crainte. 

Puis  sans  me  donner  le  temps  de  répondre, 
elle  prit  mon  bras  et  nous  nous  avançâmes  vers 
le  lieu  funèbre. 

Madame  de  Blamont  était  sur  un  lit  de  damas 
bleu,  où  je  l'avais  fait  parer  avec  décence,  vou- 
lant procurer  le  lendemain  aux  habitants  de  sa 
terre  la  satisfaction  de  la  voir  qu'ils  imploraient 
avec  des  torrents  de  larmes;  elle  avait  une  robe 
de  gros  de  Tours  blanc  ;  ses  cheveux  dans  leur 
couleur  naturelle,  proprement  peignés  sous  un 
grand  bonnet,  sa  tête  reposait  sur  un  oreiller 
garni  de  dentelles,  et  son  attitude  était  celle 
d'une  femme  qui  dort;  huit  cierges  brûlaient 
autour  du  lit  dont  les  rideaux  étaient  relevés  avec 
des  gros  flots  de  rubans  blancs  ;  deux  prêtres 
modestement  recueillis  récitaient  des  prières  à 
voix  basse. 

Par  la  porte  où  nous  entrions,  le  tableau 
s'offrait  à  nous  en  entier...  Ta  malheureuse 
Aline  ne  l'a  pas  plutôt  aperçu  qu'elle  recule  et 


23  S  ALINE 

tombe  dans  mes  bras...  mais  persuadée  qu'elle 
n'a  plus  qu'un  moment  à  elle ,  la  crainte  de 
le  perdre,  l'extrême  résignation  dans  laquelle 
elle  est,  tout  la  soutient  et  nous  avançons; 
les  prêtres  se  retirent  un  instant  ;  Aline  plus 
libre  se  jette  aux  pieds  de  sa  mère,  et  les  baise 
tous  deux  avec  respect...  elle  se  relève,  vient  sur 
les  côtés,  prend  chacune  des  mains  tour  à  tour, 
et  y  imprime  ses  lèvres  avec  la  componction  de 
la  plus  vive  douleur...  elle  s'approche  de  la  tête, 
considère  un  instant  le  calme  pur  qui  règne  sur 
les  traits  de  cette  femme...  admire  la  beauté  qui 
s'y  peint  encore... 

Ici  son  âme  se  déchire;  elle  élance  ses  bras 
autour  du  cou  de  cette  mère  adorée,  l'arrose  de 
ses  larmes,  l'accable  de  ses  baisers,  et  lui  adresse 
des  mots  si  tendres...  lui  fait  des  questions  si 
touchantes,  que  la  crainte  de  la  voir  succomber 
à  cet  excès  de  sensibilité  me  fait  approcher  d'elle, 
et  la  supplier  de  ne  pas  s'abandonner  ainsi.  Mais 
comme  elle  me  résistait,  comme  elle  n'écou- 
tait... comme  elle  n'entendait  plus  que  sa  dou- 
leur, le  curé  survint  et  lui  fit  les  mêmes  instan- 
ces. Elle  craignitalorsd'avoirmanquéde  respect; 
cette  tendre  fille  sans  cesse  occupée  de  ses 
devoirs,  y  sacrifiant  toujours  les  passions  les 
plus  ardentes  de  son  âme,  se  retira  en  baissant 
les  yeux,  et  se  replaça  à  genoux  au  pied  du  lit 


ET    VALCOUR  239 


pour  partager  un  instant  les  prières  avec  les 
honnêtes  ecclésiastiques  qui  s'étaient  chargés  de 
ce  soin.  Ce  fut  en  ce  moment  que  je  lui  annon- 
çai tout  bas  le  legs  des  cheveux  que  lui  faisait  sa 
mère;  je  lui  dis  que  j'allais  les  couper  pour  les 
lui  remettre  tout  de  suite. 

Cette  nouvelle  remplit  son  âme  de  consola- 
tion... 

—  Elle  me  donne  ses  cheveux,  dit-elle,  cette 
bonne  mère...  cette  tendre  mère...  elle  a  pensé 
à  moi...  Ah!  donnez-les-moi...  donnez-les-moi 
vite...  ils  ne  me  quitteront  de  ma  vie... 

Je  m'approchai  du  lit  pour  procéder  à  cette 
opération...  mais  Aline  se  détourna,  elle  ne  vou- 
lût pas  me  voir  faire,  elle  était  bien  aise  d'avoir 
ses  cheveux,  mais  elle  était  fâchée  qu'on  les 
coupât,  il  semblait  que  cela  devînt  pour  elle  une 
preuve  de  plus  de  la  mort  de  sa  mère,  et  peut- 
être  jouissait-elle  en  cet  instant  de  l'illusion  de  la 
croire  endormie. 

C'était  d'ailleurs  déparer  en  quelque  sorte  ce 
corps  qu'elle  idolâtrait;  toutes  ces  idées  sans 
doute  troublèrent  le  plaisir  sombre  qu'elle  éprou- 
vait à  ce  don,  et  quand  je  le  lui  apportai,  elle  ne 
le  reçut  d'abord  qu'en  frémissant...  Bientôt  pour- 
tant elle  les  couvre  de  baisers,  et  se  détournant 
pour  ouvrir  sa  poitrine,  elle  les  place  au-dessous 
du  sein  gauche,  protestant   sur  les  pieds  de  sa 


240  ALINE 

mère  qu'ils  ne  quitteraient  jamais  cette  place. 

—  Ma  chère  amie,  dis-je  au  bout  d'une  demi- 
heure  de  cette  cruelle  visite,  il  faut  partir,  cet 
instant  va  vous  affliger  encore,  il  vaudrait  pres- 
que mieux  que  nous  ne  fussions  pas  venus. 

Elle  frissonna,  on  eût  dit  que  j'arrachais  la 
partie  la  plus  sensible  de  son  âme,  mais  toujours 
ferme  et  courageuse ,  après  avoir  renouvelé 
une  dernière  fois  ses  baisers  aux  mains  et  au 
front,  elle  s'incline  respectueusement  et  sort  en 
pleurs,  la  tête  cachée  dans  mes  bras. 

Je  l'embrassai  dès  que  nous  fûmes  dehors. 

—  Je  suis  bien  plus  content  de  vous  que  je  ne 
l'aurais  cru,  lui  dis-je,  ceci  me  remplit  d'espoir 
pour  la  suite... 

Oh  !  ma  chère  amie,  de  la  force,  il  en  faut, 
de  la  prudence,  de  la  sagesse  et  soyez  sûre  que 
nous  réussirons... 

Nous  rentrâmes  dans  sa  chambre;  elle  me 
demanda  où  serait  enterrée  sa  mère,  avec  une 
sorte  d'émotion  qui  m'alarma;  je  lui  fis  part  des 
dernières  dispositions  de  la  défunte  ;  et  quand 
elle  vit  que  madame  de  Blamont  désirait  expres- 
sément que  sa  fille  fût  mise  un  jour  dans  le 
même  cercueil  : 

—  Ah!  dit-elle,  comme  ceci  me  console 
encore,  cela  sera,  n'est-ce  pas,  Déterville  ?  Cela 
sera,  personne  ne  peut  s'y  opposer? 


ET   VALCOUR  24 I 


—  Non,  certes,  lui  dis-je... 
Puis,  comme  sans  réflexion  : 

—  Vous  en  chargez-vous,  mon  ami  ? 

—  Fille  adorable,  répondis-je,  la  nature  ne 
dérangera  pas  ses  lois  pour  que  je  sois  chargé  de 
ce  soin  :  réfléchissez  que  j'ai  douze  ans  plus  que 
vous. 

—  Oh  !  qu'importe,  on  finit  à  tout  âge.  Dites- 
moi  toujours  que  si  vous  me  survivez,  vous  me 
promettez  de  me  faire  mettre  auprès  de  ma 
mère? 

—  Je  vous  le  jure,  mais  aux  conditions  que 
nous  allons  nous  occuper  d'autre  chose. 

—  Oh!  de  tout  ce  que  vous  voudrez,  après 
cette  promesse. 

—  Eh  bien  !  j'exige  que  vous  preniez  quelque 
nourriture. 

—  Oui,  de  la  crème  de  riz,  comme  hier,  avec 
celle  que  j'ai  perdue,  n'est-ce  pas,  mon  ami... 
comme  hier? 

Et  avec  un  peu  d'égarement  : 

—  Mais  elle  ne  sera  plus  là...  ce  ne  sera  plus 
elle...  il  n'est  plus  possible  que  je  la  revoie 
jamais!.. 

Et  sans  répondre  : 

—  Eh  bien,  voulez-vous  que  j'aille  vous  cher- 
cher quelques  légers  aliments? 

—  Non,  en  vérité. 

IV  16 


242  ALINE 

Et  cependant  à  force  d'instances,  je  l'obligeai 
à  avaler  un  œuf  frais,  dans  lequel  je  battis  quel- 
ques gouttes  d'élixir. 

Nous  employâmes  ensuite  le  peu  de  temps  qui 
nous  restait  à  assurer  nos  mesures;  je  convins 
avec  elle  que,  dans  tous  les  cas,  Julie  me  ferait 
un  détail  exact  de  ce  qui  se  passerait  au  château 
de  Blamont,  dès  qu'Aline  y  serait;  et  Aline  me 
promit  de  son  côté  de  m'écrire  le  plus  souvent 
qu'elle  pourrait,  et  d'observer  avec  exactitude 
tout  ce  qui  était  convenu  entre  nous... 

L'heure  pressant,  elle  s'habilla;  quand  on  lui 
présenta  une  robe  noire,  elle  la  baisa  avec  trans- 
port. 

—  Ah!  mon  ami,  dit-elle  en  me  regardant, 
voilà  la  dernière  couleur  que  je  porterai  de  ma 
vie... 

A  peine  était-elle  prête,  que  le  président  me 
fit  dire  qu'il  m'attendait  dans  les  salles  d'en  bas, 
et  qu'il  me  priait  de  lui  amener  sa  fille. 

— Eh  bien  !  lui  dis-je,  comment  va  le  cœur? 

—  Mieux  que  je  ne  croyais,  me  répondit-elle 
en  prenant  mon  bras;  mais  surtout,  mon  ami, 
ne  me  quittez  point  que  je  ne  sois  en  voiture. 

Je  le  lui  promis,  et  nous  descendîmes... 

Dès  qu'elle  entendit  la  voix  du  président  qui 
causait  avec  quelques  habitants  de  Vertfeuille^ 
elle  frémit. 


ET    VALCOUR  243 


—  Courage,  lui  dis-je,  du  respect  et  du 
silence. 

Elle  entra,  elle  salua  son  père,  sans  prononcer 
une  parole  ;  monsieur  de  Blamont  s'approcha 
d'elle,  il  l'exhorta  froidement  à  se  consoler  :  Il 
lui  dit  que  le  deuil  lui  seyait  à  merveille;  qu'il 
ne  l'avait  jamais  vue  si  jolie. 

Et  elle  continua  de  se  tenir  debout,  les  yeux 
baissés,  sans  répondre  une  parole. 

—  A  titre  d'exécuteur  testamentaire,  tout  ceci 
va  vous  donner  bien  de  la  peine,  me  dit  le  pré- 
sident; elle  a  bien  fait  de  vous  choisir,  assuré- 
ment cela  ne  pouvait  être  en  meilleures  mains... 
Ma  fille  a-t-elle  déjeûné  ? 

—  Oui,  monsieur,  dis-je,  bien  sûr  d'obliger 
Aline  par  cette  réponse.  Avez-vous  ordonné 
qu'on  vous  servît? 

—  Oui,  j'ai  dit  qu'on  mît  deux  perdrix  ;  j'aime 
à  la  folie  celles  de  Vertfeuille,  elles  ont  bien 
plus  de  goût  que  celles  de  Blamont  ;  Aline, 
vous  en  mangerez  une  ? 

—  Non,  mon  père. 

—  C'est  que  la  journée  est  bien  longue  ;  il  y 
a  vingt-cinq  lieues  de  traverse,  j'ai  six  relais, 
nous  n'arrêterons  pas;  nous  aurons  des  biscuits 
dans  la  voiture,  mais  cela  ne  nourrit  point. 

On  servit;  le  président  mangea  ses  deux  per- 
drix, but  autant  de  bouteilles  de  vin  de  Bourgo- 


244  ALINE 

gne,  et  causa  avec  les  différentes  personnes  dont 
la  salle  était  remplie,  pendant  que  dans  une 
embrasure,  Aline  et  moi  fûmes  nous  entretenir 
encore  un  moment. 

J'achevai  de  raffermir  son  coeur;  elle  me 
témoigna  mille  caresses... et  comme  en  s'ouvrant 
à  l'amitié  son  âme  était  prête  à  se  fendre,  je 
fis  semblant  de  ne  rien  voir  :  elle  me  pria  de 
t'écrire,  et  ton  nom  n'eut  pas  plutôt  volé  sur  ses 
lèvres  que  ses  yeux  s'inondèrent...  Je  rompis 
encore  ces  nouvelles  effusions,  je  craignais  une 
crise  affreuse;  et  quand  l'instant  du  départ 
approcha,  je  ne  vis  d'autre  parti,  pour  éviter 
cette  révolution,  que  de  la  navrer  par  de  la  froi- 
deur. Je  me  déchirais  moi-même  en  agissant 
ainsi,  mais  il  le  fallait...  J'abordai  le  président... 
elle  m'entendit  et  se  contint... 

On  vint  avertir  que  les  chevaux  étaient  mis... 
Je  la  vis  tressaillir,  mais  je  ne  m'approchai  plus 
d'elle... 

Le  président  sortit...  Julie  ensuite... elle  quitta 
la  dernière. 

Dès  qu'on  la  vit,  le  peuple  forma  deux  haies, 
au  milieu  desquelles  elle  fut  obligée  de  passer. 

Là,  cet  ange  céleste  reçut  involontairement 
les  hommages  de  tout  ce  qui  l'entourait.  Les  uns 
élevaient  leurs  mains  vers  le  ciel,  en  lui  souhai- 
tant mille  prospérités...  Ceux-ci  pleuraient  et  se 


ET   VALCOUR  245 


détournaient  d'elle,  comme  pour  ne  la  pas  voir 
s'arracher  à  eux,  d'autres  enfin  se  jetaient  à  ses 
pieds,  lui  rendaient  grâces  des  bienfaits  qu'ils  en 
avaient  reçus,  et  imploraient  sa  bénédiction... 
Elle  traversa  la  foule,  ne  regardant  que  la 
terre,  ne  laissant  jamais  voir  sur  son  front  que 
la  douleur  et  l'humilité... 

Le  président  monta,  Julie  suivit...  alors  Aline 
tourna  les  yeux  vers  moi,  pour  m'adresser  un 
adieu  cruel  qui  eût  ouvert  la  source  des  larmes 
que  je  m'efforçais  d'étancher...  mais  ne  pouvant 
plus  me  distinguer,  par  les  précautions  que 
j'avais  prises,  quoique  je  ne  la  perdisse  pas  de 
vue... 

Elle  s'élança  comme  un  trait  dans  la  voiture... 
tout  s'éloigna  avec  la  rapidité  de  l'éclair...  et 
moi  confondu...  anéanti...  je  crus  que  l'astre 
disparaissait  pour  toujours  des  cieux,  et  que  le 
monde  allait  être  condamné  à  vivre  éternelle- 
ment dans  les  ténèbres. 

Je  rentrai,  suivi  du  peuple,  dont  les  pleurs  ne 
tarissaient  point.  Ne  voulant  faire  enterrer 
madame  de  Blamont  qu'au  bout  de  trente-six 
heures  révolues,  d'après  les  instances  réitérées 
de  sa  fille,  je  fis  ouvrir  l'appartement  où  elle 
était  exposée,  après  avoir  pris  soin  de  faire 
enclore  le  lit  d'une  balustrade  couverte  de  drap 
noir  :  il  n'y  eut  personne  qui  ne  vînt  se  proster- 


246  ALINE 

ner  aux  pieds  de  celle  qui  leur  avait  été  si  chère; 
tous  la  bénirent,  tous  l'adorèrent... 

O  gens  du  siècle  !  vous  qui  vivez  comme  le 
monstre  qui  la  sacrifia,  obtiendrez-vous  de  tels 
hommages,  quand  la  parque  aura  tranché  vos 
jours?..  Assurez-vous,  comme  cette  femme 
divine,  du  sein  de  l'Être  Suprême  où  l'ont  placée 
ses  vertus,  la  douce  consolation  de  vivre  encore 
dans  le  cœur  des  hommes,  et  de  les  voir  vous 
offrir  le  tribut  sacré  de  leur  amour  et  de  leur 
reconnaissance? 

Ces  soins  remplirent  tout  le  vingt-sept.  Le 
lendemain,  à  dix  heures  du  matin,  le  cortège 
vint  prendre  le  corps  pour  le  rendre  à  sa  dernière 
demeure  ;  chacun  se  disputait  l'honneur  de  por- 
ter ce  précieux  fardeau  ;  et  ses  gens  ne  le  cédè- 
rent qu'avec  peine  aux  six  plus  notables  du  lieu. 

Ils  l'enlevèrent,  et  elle  arriva  à  la  paroisse,  au 
triste  son  des  cloches...  murmure  harmonieux! 
devenu  plus  lugubre  encore  par  les  sanglots  et 
les  gémissements  de  tout  ce  qui  l'accompagnait; 
mais  le  désespoirdevint  si  violent,  quand  on  la  vit 
disparaître  et  s'enfoncer  dans  les  entrailles  de  la 
terre...  les  cris  de  la  douleur  furent  tels,  que  les 
voûtes  du  temple  en  retentirent;  on  eût  dit  que 
tout  ce  qui  était  là  lui  eût  été  attaché  par  quel- 
ques liens...  il  semblait  qu'ils  étaient  tous  ses 
enfants,  tous  la  pleuraient  comme  une  mère. 


ET   VALCOUR  247 


Je  revins,  et  passai,  sans  doute,  la  plus  cruelle 
journée  que  j'aie  eue  de  ma  vie  :  dégagé  des  soins 
les  plus  importants,  je  n'écoutai  plus  que  mon 
chagrin... 

O  mon  ami,  qu'il  fut  affreux;  l'obligation  de 
me  contraindre,  en  repoussant  vers  mon  cœur 
les  larmes  que  je  m'étais  refusées  en  avait 
éblanlé  les  ressorts;  toute  la  machine  était 
affaissée...  Je  me  promenais  seul  à  grands  pas 
dans  ces  appartements  où  régnaient  autrefois  la 
décence,  la  joie  douce  et  l'honnêteté,  et  je  n'y 
trouvais  plus  qu'un  vide  horrible  et  des  marques 
de  deuil. 

Elle  a  passé,  me  disais-je,  celle  qui  faisait  le 
bonheur  des  autres;  le  ciel  n'a  voulu  la  laisser 
qu'un  instant  sur  la  terre...  elle  n'y  a  paru  que 
pour  faire  le  bien...  et  je  lui  appliquais  ces 
paroles  superbes  qu'inspirait  àFléchier  la  célèbre 
duchesse  d'Aiguillon*  :  «Elle  n'a  été  grande  que 
pour  servir  Dieu,  riche  que  pour  assister  les  pau- 
vres, vivante  que  pour  se  disposer  à  la  mort.   » 

Telle  est,  mon  cher  Valcour,  la  première 
partie  des  malheurs  que  j'ai  à  t'apprendre,  je 
passe  les  détails  qui  m'occupèrent  les  jours  sui- 
vants, pour  en  venir  plutôt  au  sombre  récit  qui 
me  reste,  et  qui  ne  déchirera  pas  plus  cruelle- 
ment ton  cœur  que  le  mien  ne  le  fut  en  le  lisant. 

'  Nièce  du  cardinal  de  Richelieu. 


248  ALINE   ET  VALCOUR 

Le  3  mai  au  soir,  je  revenais  de  l'église,  où  je 
n'ai  pas  manqué  d'aller  pleurer  deux  heures  par 
jour  sur  le  tombeau  de  ma  malheureuse  amie, 
depuis  que  nous  avons  eu  la  douleur  de  la 
perdre,  lorsqu'on  m'avertit  qu'un  homme  à  che- 
val demandait,  avec  empressement,  à  me  parler. 
Je  vole  où  l'on  me  dit  qu'il  est,  le  cœur  palpi- 
tant d'effroi  :  je  trouve  un  inconnu  qui  me  rend 
à  l'instant  un  paquet  de  lettres...  j'ouvre  avec 
précipitation...  j'interroge...  je  lis  sans  com- 
prendre, je  reconnais  enfin  l'écriture  d'Aline, 
précédée  d'un  journal  exact  de  Julie.  Je  t'envoie 
le  tout...  lis,  Valcour,  et  respire,  si  tu  le  peux, 
jusqu'à  la  dernière  ligne. 


LETTRE  LXVIII. 

JULIE    A     DÉTERVILLE. 

Au  château  de  Blamont,  ce  ier  mai. 

J'exécute  vos  ordres  et  ceux  de  ma  maî- 
tresse, monsieur;  puissent  être  lus  de 
vous  de  tristes  caractères,  que  mes 
larmes  effacent  à  mesure  que  ma  main  les  écrit. 
Vous  exigez  des  détails,  quelque  douloureux 
qu'ils  soient,  j'obéis. 

M.  le  président  s'endormit  dès  que  la  voiture 
fut  en  mouvement,  et  ne  s'éveilla  qu'au  premier 
relai  :  il  fit  quelques  questions  à  sa  fille,  qui  ne 
lui  répondit  que  par  monosyllabes  :  alors  il  lui 
demanda  d'un  ton  sévère,  si  elle  s'avisait  d'avoir 
de  l'humeur? 


250  ALINE 

—  Je  n'ai  que  du  chagrin,  monsieur,  répondit- 
elle,  j'imagine  que  mes  malheurs  m'en  donnent 
le  droit. 

—  Là-dessus,  monsieur  le  président  répondit 
que  la  plus  haute  de  toutes  les  folies  était  de  se 
chagriner,  qu'il  fallait  savoir  monter  son  âme  à 
une  sorte  de  stoïcisme,  qui  nous  fit  regarder  avec 
indifférence  tous  les  événements  de  la  vie  ;  que 
pour  lui,  loin  de  s'affliger  de  rien,  il  se  réjouis- 
sait de  tout,  que  si  l'on  examinait  avec  attention 
ce  qui  paraîtrait  devoir,  au  premier  coup  d'ceil, 
nous  désoler  le  plus  cruellement,  on  y  trouverait 
bientôt  un  côté  agréable;  qu'il  s'agissait  de  saisir 
celui-là,  d'oublier  l'autre;  et  qu'avec  ce  système 
on  parvenait  à  changer  en  roses  toutes  les  épines 
de  la  vie...  que  la  sensibilité  n'était  qu'une  fai- 
blesse dont  il  était  facile  de  se  guérir,  en  repous- 
sant de  soi  avec  violence  tout  ce  qui  voulait  nous 
assaillir  de  trop  près,  et  en  remplaçant  avec 
vitesse  par  une  idée  voluptueuse  ou  consolatrice, 
les  traits  dont  le  chagrin  voulait  nous  effleurer... 
que  cette  petite  étude  n'était  l'affaire  que  de 
très  peu  d'années,  au  bout  desquelles  on  réus- 
sissait à  s'endurcir  au  point,  que  rien  n'était 
plus  capable  de  nous  affecter.  Et  il  assura  made- 
moiselle qu'elle  serait  toujours  malheureuse, 
tant  qu'elle  n'adopterait  pas  cette  prudente 
philosophie... 


ET  VALCOUR  25 I 


Aline  ne  répondit  rien,  et  monsieur  se  retour- 
nant vers  moi,  me  fit  tout  haut,  sur  mademoi- 
selle, des  questions  de  la  plus  grande  indécence. 

Quand  il  vit  que  je  baissais  les  yeux  sans 
répondre,  il  m'apostropha  avec  humeur;  il  me 
dit  que  je  n'aurais  pas  beau  jeu  avec  lui,  si  je 
voulais  faire  aussi  la  prude;  que  le  ton  de  sa 
maison  était  autrement  libre  que  celui  du  logis 
que  je  quittais,  et  qu'il  fallait,  ou  s'y  mettre, 
ou  s'attendre  à  n'y  pas  demeurer  longtemps. 
Ensuite,  en  me  renouvelant  les  questions  indis- 
crètes qu'il  venait  de  me  faire  sur  sa  fille,  il  me 
dit  que  dès  qu'il  allait  la  marier,  il  fallait  bien 
qu'il  connût  ces  choses-là,  et  que  ne  voulant  pas 
tromper  son  gendre,  il  était  essentiel  qu'il  sût  si 
la  marchandise  était  sans  défaut;  mais  que 
puisque  je  refusais  de  le  lui  apprendre...  il  fouil- 
lerait les  ballots  lui-même,  pour  en  apprendre 
la  valeur;  et  là-dessus  il  dit  à  mademoiselle  qu'il 
faisait  bien  chaud,  qu'il  lui  conseillait  d'cter 
toutes  les  coiffes  et  tous  les  mantelets  dont  elle 
était  affublée. 

Mais  Aline  qui  avait  choisi  le  strapontin  par 
préférence,  courbée  sur  la  portière,  et  la  tête 
cachée  dans  ses  mains,  n'écoutait  rien,  et  ne 
répondait  à  rien... 

Alors,  monsieur  le  président  me  demanda 
relativement  à  moi  les  mêmes  éclaircissements 


252  ALINE 

qu'il  voulait  que  je  lui  donnasse  sur  mademoi- 
selle, et  il  accompagna  ses  questions  de  gestes 
si  malhonnêtes...  d'actions  tellement  indécentes, 
que  je  le  menaçai  d'appeler  ou  de  me  jeter  hors 
de  la  voiture.  Il  me  dit  qu'il  saurait  me  mettre  à 
la  raison  ;  que  je  me  trompais  fort,  si  j'imaginais 
qu'il  m'emmenât  pour  plaire  à  sa  fille  ;  et  qu'as- 
surément il  m'aurait  laissée,  sans  ma  jeunesse  et 
ma  jolie  figure;  qu'il  attendrait,  puisque  je  fai- 
sais autant  la  difficile,  mais  qu'il  me  prévenait 
qu'il  en  faudrait  toujours  venir  là,  et  qu'il  y  avait 
à  Blamont  des  moyens  sûrs  pour  vaincre  la 
résistance  des  filles. 

Peu  après  il  se  rendormit,  et  ne  parla  presque 
plus  du  jour.  A  environ  un  quart  de  lieue  de  Sens, 
une  roue  se  cassa,  et  nous  arrivâmes  comme 
nous  pûmes  à  l'auberge  de  la  poste,  où  il  fallait 
bien  coucher  malgré  nous.  Monsieur  parla  lui- 
même  à  la  maîtresse  de  la  maison,  et  nous  mon- 
tâmes, peu  après,  dans  une  chambre  à  deux  lits, 
où  il  fit  porter  les  équipages  de  nuit  de  made- 
moiselle, me  disant  que  c'était  là  sa  chambre  et 
celle  de  sa  fille,  et  que  je  n'avais  qu'à  en  deman- 
der une  pour  moi.  Mais  Aline  me  prit  par  le 
bras,  et  dit  qu'elle  allait  en  demander  une  pour 
elle  et  pour  moi,  parce  qu'elle  ne  pouvait  se 
passer  de  sa  femme  de  chambre  la  nuit. 

—  Eh  bien  !  dit  le  président,  on  tendra  un 


ET  VALCOUR  253 


troisième  lit  ici,  mais  vous,  ma  fille,  vous  ne 
coucherez  sûrement  pas  ailleurs. 

—  Je  vous  demande  pardon,  mon  père,  dit 
Aline  en  ouvrant  brusquement  la  porte,  et  se 
jetant  avec  moi  sur  la  galerie. 

Alors  elle  appela  la  maîtresse,  et  lui  demanda 
une  chambre. 

Cette  femme,  guidée  par  les  yeux  du  président 
qu'elle  consulta  aussitôt,  répondit  qu'elle  n'avait 
d'autre  lit  à  lui  donner,  que  celui  qui  était  dans 
l'appartement  de  monsieur,  et  que  toute  sa  mai- 
son était  pleine. 

—  Mais  vous  destiniez  un  coin  à  cette  fille, 
dit  Aline  en  me  montrant. 

—  Oui,  mademoiselle;  mais  cette  chambre 
n'est  pas  faite  pour  vous. 

—  N'importe,  n'importe,  j'y  coucherai  avec 
elle;  tout  est  bon,  pourvu  qu'il  soit  décent,  et 
rien  ne  l'est  moins,  madame,  que  de  faire  cou- 
cher une  fille  dans  l'appartement  de  son  père. 

—  Cela  nous  arrive  pourtant  tous  les  jours. 

—  Vous  trouverez  bon  que  ce  ne  soit  pas  moi. 
L'hôtesse  n'osant  répliquer,  ouvrit  une  assez 

mauvaise  petite  chambre  à  l'autre  extrémité  de 
la  galerie,  et  nous  y  entrâmes,  sans  que  le  pré- 
sident, qui  nous  voyait  de  sa  porte,  osât  pro- 
noncer un  seul  mot. 

Mademoiselle  demanda  un  bouillon  pour  elle, 


254  ALINE 

et  un  poulet  pour  moi.  Elle  supplia  instamment 
l'hôtesse  de  prendre  elle-même  la  clef  de  notre 
chambre,  et  de  ne  nous  ouvrir  le  lendemain  que 
quand  son  père  voudrait  partir. 

A  peine  fûmes-nous  renfermées,  que  replaçant 
devant  les  yeux  d'Aline  la  conduite  de  son  père 
dans  cette  seule  journée,  je  lui  dis,  qu'après  tous 
les  dangers  que  nous  courions  avec  un  tel 
homme,  nous  ferions  peut-être  prudemment, 
d'essayer  à  nous  sauver  d'où  nous  étions.  Je  lui 
représentai  qu'une  fois  au  château,  les  moyens 
que  nous  trouvions  à  présent  ne  nous  seraient 
peut-être  pas  offerts. 

Mais  mademoiselle  qui  ne  se  ressouvenait 
point  du  château  de  Blamont,  où  elle  n'avait  été 
qu'une  fois  avec  sa  mère,  dans  son  enfance,  me 
dit  qu'il  lui  paraissait  impossible  que  nous  n'eus- 
sions là  les  mêmes  moyens  qu'ici;  qu'elle  espé- 
rait fléchir  Dolbourg  ;  obtenir  de  lui  de  renoncer 
à  ses  projets,  et  que  favorisée  par  monsieur 
Déterville,  elle  ne  voulait  s'écarter  en  rien  des 
conseils  qu'elle  en  avait  reçus. 

—  Mademoiselle,  lui  dis-je,  monsieur  Déter- 
ville, qui  s'est  expliqué  devant  moi,  a  dit  ce  me 
semble,  que  pour  légitimer  votre  fuite  il  ne  fallait 
que  trouver  des  torts  à  monsieur  votre  père.  Ses 
propos...  ses  projets  d'aujourd'hui,  tout  cela 
n'annonce-t-il  pas  des  horreurs... 


ET    VALCOUR  255 


—  Julie,  médit  cette  inestimable  maîtresse, 
tu  ne  sais  pas  ce  que  c'est  que  d'accuser  son  père? 
Tu  ne  sens  pas  ce  qu'il  en  coûte  à  une  âme 
comme  la  mienne,  pour  divulguer  des  torts  de 
cette  espèce,  dans  celui  de  qui  je  tiens  le  jour; 
j'aimerais  mieux  mourir  que  d'oser  une  telle 
chose;  et  dans  tout  ceci,  d'ailleurs,  il  n'y  a 
encore  rien  de  réel,  rien  que  je  puisse  prouver, 
et  rien  qu'il  ne  puisse  combattre... 

O  ma  chère  amie  !  espérons,  ceci  ira  peut- 
être  mieux  que  tu  ne  crois,  j'attends  tout  de 
Dolbourg...  Quoi  qu'il  en  soit,  ajouta-t-elle,  en 
me  saisissant  la  main,  avec  un  air  qui  me  fit 
frémir,  ne  crains  rien  Julie,  je  ne  trahirai  jamais 
l'amant  que  j'aime;  je  ne  ferai  jamais  d'autre 
choix  que  celui  de  ma  mère;  et  s'il  faut  une  vic- 
time à  ces  monstres,  voilà  la  main,  dit-elle,  en 
tendant  la  sienne,  voilà  la  main  qui  en  ouvrira 
le  flanc... 

Ensuite  elle  se  jeta  sur  le  lit  sans  se  désha- 
biller, et  passa  la  nuit  dans  les  larmes. 

Le  lendemain  matin  on  vint  nous  avertir  pour 
le  départ  ;  nous  sortîmes  promptement  et  fûmes 
nous  tenir  à  la  porte  de  la  chambre  de  monsieur, 
sans  y  entrer.  Il  parut;  nous  descendîmes  avec 
lui  et  nous  reprîmes  dans  la  voiture  les  mêmes 
places  que  nous  avions  la  veille. 

Monsieur  ne  dit  pas  un  mot;  nous  imitâmes 


256  ALINE 

son  silence  et  nous  arrivâmes  vers  midi  au  châ- 
teau de  Blamont,  dont  les  abords  ténébreux  et 
isolés  surprirent  et  effrayèrent  mademoiselle, 
qui,  comme  je  viens  de  le  dire,  ne  se  ressouvenait 
plus  de  sa  position.  La  voiture  pénétra  jusque 
dans  la  cour  intérieure,  et  là,  nous  trouvâmes 
monsieur  Dolbourg,  qui  offrit  son  bras  à  made- 
moiselle pour  descendre  de  la  voiture;  elle 
accepta  cette  politesse  et  lui  fit  une  révérence 
pleine  de  douceur. 

La  voiture  se  retira,  nous  entrâmes  dans  la 
salle  d'en  bas;  tout  est  triste  dans  cet  affreux 
château,  tout  y  noircit  l'imagination,  tout  y 
inspire  la  terreur;  et  cette  horrible  maison  a 
plutôt  l'air  d'une  forteresse  que  d'une  habitation 
de  campagne;  on  n'y  voit  que  des  voûtes,  des 
grilles,  des  portes  épaisses. 

Dès  que  nous  fûmes  entrées,  monsieur  me  dit 
de  faire  porter  les  équipages  de  sa  fille  dans 
l'appartement  qu'on  m'indiquerait  ;  mais  made- 
moiselle m'arrêtant,  demanda  instamment  à  ces 
deux  messieurs  de  permettre  que  je  ne  la  quit- 
tasse point. 

—  Oh!  parbleu,  dit  brusquement  monsieur  de 
Blamont,  elle  ne  mangera  ni  ne  couchera  pour- 
tant point  avec  vous;  il  me  semble  qu'une  fille 
est  en  sûreté  quand  elle  est  entre  son  père  et 
l'époux  qui  doit  lui  appartenir. 


ET   VALCOUR  257 


—  Vous  n'avez  rien  à  craindre,  mademoiselle, 
dit  monsieur  Dolbourg,  daignez  me  croire  et 
iaissez  sortir  votre  Julie... 

Aline  n'osa  résister;  je  fus  faire  ce  qui  m'était 
ordonné  et  revins  aussitôt  dans  le  salon.  Made- 
moiselle était  assise  entre  ces  deux  messieurs, 
et  je  sus,  qu'à  cela  près  de  quelques  propos  dépla- 
cés, parce  qu'il  était  impossible  à  de  tels  gens  de 
n'en  pas  tenir,  il  n'avait  été  pourtant  question, 
dans  cette  première  entrevue,  que  de  choses 
indifférentes.  Dès  qu'Aline  me  vit  revenir,  elle 
demanda  la  permission  de  se  retirer  :  elle  lui  fut 
accordée;  monsieur  lui  donna  la  main  lui-même 
pour  la  conduire  dans  sa  chambre;  quand  elle  y 
entra,  voyant  qu'il  n'y  avait  qu'un  lit,  elle 
demanda  instamment  qu'on  en  tendît  un  autre 
pour  moi. 

—  C'est  impossible,  lui  répondit  le  président, 
mais  elle  est  à  portée  de  vous  et  voilà  des  son- 
nettes dont  vous  pouvez  vous  servir  au  besoin. 

Cela  dit,  il  se  retira,  et  nous  nous  arrangeâ- 
mes dans  cette  chambre.  En  furetant  dans  les 
différents  coins,  nous  aperçûmes  dans  l'embra- 
sure d'une  fenêtre  la  ligne  suivante,  écrite  avec 
un  crayon  :  «  C'est  ici  que  la  malheureuse 
Sophie...  »la  phrase  n'était  pas  finie... 

—  O  ciel!  dit  Aline  effrayée...  ce  sera  ici 
qu'il  aura  conduit  cette  pauvre  fille.   Je  ne  le 

IV  17 


258  ALIXE 

savais  pas,  on  me  l'avait  dite  au  couvent...  Et 
qu'en  a-t-il  fait?  Pourquoi  l'a-t-il  emmenée  dans 
ce  château?..  Pourquoi  n'a-t-elle  pu  écrire  que 
cette   ligne?..    O    Julie!  tout  me  fait  frémir... 

Nous  en  étions  là,  quand  on  vint  avertir  made- 
moiselle que  le  dîner  était  servi.  Bien  sûre  qu'on 
la  forcerait  d'y  paraître,  elle  n'osa  faire  des  excu- 
ses; elle  se  remit  comme  elle  put  de  son  trouble 
et  descendit. 

Elle  vit  alors  que  la  société  était  composée  des 
deux  amis,  d'une  vieille  dame,  d'une  jeune  per- 
sonne de  quinze  à  seize  ans,  assez  jolie,  et  d'un 
jeune  abbé  ;  la  conversation  fut  générale  tant  que 
les  laquais  servirent;  mais  renvoyés  au  désert, 
elle  prit  un  ton  bien  différent. 

—  Aline,  dit  le  président,  cette  jeune  personne 
que  vous  voyez  est  la  fille  de  madame  ;  elle  est 
ma  maîtresse,  je  vous  la  recommande  et  j'espère 
que  vous  vivrez  bien  avec  elle...  Ce  vieux  coquin 
de  Dolbourg  a  été  mon  rival  quelque  temps, 
mais  aujourd'hui  que  le  sacrement  l'enchaîne,  il 
m'a  bien  promis  que  ce  ne  serait  que  dans  les 
bras  de  l'hymen  qu'il  allumerait  les  feux  de 
l'amour  ;  cette  belle  enfant  et  sa  mère  seront  les 
témoins  de  votre  mariage,  et  c'est  monsieur 
l'abbé  qui  le  célébrera,  circonstance  à  laquelle  a 
pensé  s'opposer  Dolbourg;  car  l'abbé  est  galant 
et  votre  vieux  mari  est  jaloux  comme  un  Italien. 


ET  VALCOUR  259 


Mademoiselle,  les  yeux  constamment  baissés, 
ne  répondit  jamais  un  mot.  On  sortit  de  table,  et 
dès  qu'on  en  fut  hors,  elle  salua  respectueuse- 
ment son  père  et  se  retira.  Elle  prétexta  de  la 
fatigue  pour  se  dispenser  du  souper,  et  après 
avoir  encore  visité  l'une  et  l'autre  tous  les  coins 
de  la  chambre  pour  s'assurer  qu'on  ne  pouvait  y 
pénétrer  par  surprise,  elle  s'y  enferma  avec  moi 
et  passa  la  nuit  à  peu  près  comme  la  précédente, 
mais  plus  agitée  encore  à  cause  de  cette  ligne 
imparfaite  de  la  main  de  Sophie,  et  dont  elle  ne 
pouvait  expliquer  le  sens.  Telle  fut  l'histoire 
du  28. 

Le  lendemain,  dès  neuf  heures,  le  président 
frappa.  Nous  lui  ouvrîmes  ;  il  m'ordonna  de  me 
retirer,  et  ayant  dit  à  sa  fille  de  l'écouter  avec 
attention,  il  lui  demanda  si  elle  était  décidée  à 
lui  obéir  et  à  épouser  le  lendemain  son  ami  Bol- 
bourg? 

Mademoiselle  lui  dit  qu'elle  ne  pouvait  reve- 
nir de  la  surprise  où  elle  était  de  se  voir  faire 
une  telle  proposition  avant  même  que  sa  mère  ne 
fût  enterrée;  monsieur  se  voyant  maître  de  sa 
victime,  répondit  avec  des  termes  durs  qu'il  se 
moquait  de  ces  considérations,  qu'il  voulait  être 
obéi,  qu'il  venait  lui  demander  sa  parole  de 
l'être,  ou  qu'il  allait  la  faire  jeter  dans  un  cachot 
dont  elle  ne  sortirait  de  sa  vie. 


260  ALINE 

Mademoiselle  ne  s'alarma  point,  son  courage 
fut  extrême;  elle  dit  qu'elle  comptait  trop  sur  les 
bontés  de  son  père  pour  craindre  d'être  ainsi 
traitée  ;  mais  que,  puisqu'on  exigeait  un  aussi 
cruel  sacrifice,  elle  demandait  instamment  de 
pouvoir  entretenir  Dolbourg  tête  à  tête.  Cette 
faveur  ne  lui  fut  pas  refusée. 

Le  président  sortit  et  monsieur  Dolbourg 
entra  peu  après...  Il  n'y  eut  rien  qu'Aline  ne  fît, 
rien  qu'elle  ne  mît  en  usage  pour  le  dégoûter  de 
cet  hymen;  l'amour  et  le  désespoir  prêtaient  une 
énergie  à  ses  discours,  à  laquelle  il  semblait 
impossible  de  résister...  Dolbourg  fut  inébran- 
lable ;  enfin  cette  intéressante  fille  se  jeta  aux 
pieds  de  son  tyran  avec  des  flots  de  larmes,  pour 
le  conjurer  de  renoncer  à  ses  projets...  tout  fut 
inutile...  Il  lui  dit  froidement  de  se  relever... 
que  ce  qui  était  décidé  se  ferait...  qu'il  ne  vou- 
lait d'elle  que  sa  personne...  nullement  son 
cœur,  qu'une  fois  sa  femme,  il  saurait  ou  vaincre 
ses  répugnances,  ou  s'en  moquer  si  elles  redou- 
blaient... qu'à  l'égard  de  la  haine  qu'elle  lui  fai- 
sait envisager,  c'était  la  chose  du  monde  qui 
l'effrayait  le  moins;  qu'il  la  ferait  vivre  dans  une 
telle  solitude  et  dans  une  subordination  si  entière, 
qu'il  n'aurait  pas  à  redouter  les  effets  de  cette 
antipathie.  Il  dit  que  cela  lui  rappelait  l'histoire 
de  sa  dernière  épouse;  qu'il  avait  été  de  même 


ET    VALCOUR  26 I 


obligé  de  la  prendre  d'assaut,  comme  il  voyait 
bien  qu'il  allait  faire  ici  ;  et  que  malgré  toute  la 
hauteur  du  caractère  de  cette  femme,  malgré  les 
invincibles  dégoûts  qu'elle  avait  de  même  éprou- 
vés pour  lui,  il  avait  su  la  réduire  en  peu  de  mois 
au  sort  le  plus  soumis;  qu'il  se  souvenait  au  mieux 
des  moyens,  et  que  tout  violents  qu'ils  pussent 
être,  il  saurait  les  remettre  en  usage... 

Alors  mademoiselle,  confuse  de  s'être  abaissée 
jusqu'à  la  prière  avec  un  tel  monstre,  lui  a  dit 
fièrement  : 

—  Eh  bien!  monsieur,  tout  est  dit,  mon  père 
peut  venir  chercher  ma  parole,  je  serai  votre 
femme  demain. 

Monsieur  de  Blamont  revenu,  elle  lui  a  renou- 
velé devant  Dolbourg  les  mêmes  promesses  avec 
un  visage  ferme  et  tranquille;  elle  lui  a  demandé 
pour  unique  grâce  qu'on  ne  l'obligeât  point  de 
descendre,  et  qu'on  la  laissât  vingt-quatre  heures 
seule,  pour  se  préparer  à  une  action  qui  lui  coû- 
tait autant. 

Le  président  balança  ;  il  dit  que  ce  n'était  pas 
à  l'esclave  à  dicter  des  lois  à  ses  maîtres. 

— Aussi,  reprit-elle  promptement,  vous  voyez 
bien  que  je  ne  demande  que  des  grâces. 

—  Oui,  oui,  dit  Dolbourg,  en  entraînant  le 
président,  laissons-la  bouder  vingt-quatre  heures, 
puisque  cela  l'amuse;    n'y  a-t-il    pas  d'ailleurs 


262  ALINE 

des  choses  auxquelles  il  faut  nécessairement  que 
puisse  vaquer  une  fille  qui  va  cesser  de  l'être, 
continua-t-il  avec  un  ton  de  persiflage  aussi 
impertinent  que  ridicule...  Oui,  oui,  mon  enfant, 
ajouta-t-il,  en  voulant  la  prendre  sous  le  men- 
ton, oui,  oui,  faites  bien  tout  cela,  et  que  je  n'aie 
qu'à  me  louer  du  logis  quand  le  papa  m'en  don- 
nera les  clefs. 

Alors  monsieur,  voulant  soutenir  ce  ton  de 
grossière  plaisanterie,  dit  que  dans  la  règle,  on 
devait  balayer  les  chambres  avant  d'admettre 
un  nouvel  hôte,  qu'il  fallait  au  moins  leur  donner 
de  l'air,  et  que  ce  soin  le  regardait  seul. 

—  Assurément,  dit  Dolbourg,  je  ne  suis  point 
jaloux,  tu  le  sais,  fais  ce  que  tu  voudras,  mon 
ami;  tu  n'avaleras  jamais  si  bien  l'huître  que  je 
n'en  retrouve  encore  l'écaillé,  et  c'est  tout  ce 
qu'il  faut  à  un  époux  examinateur,  et  qui  mal- 
heureusement n'est  que  cela. 

Encouragé  par  ces  plats  et  odieux  propos,  le 
président  s'avança  avec  impudence  vers  sa  fille, 
et  la  saisissant  durement  par  le  bras  : 

—  Sauvage  créature,  lui  dit-il,  il  n'y  a  plus  de 
défense  ici,  il  n'y  a  plus  de  mère  dans  le  sein  de 
laquelle  tu  puisses  te  jeter. 

Mais  à  ces  cruels  mots  mademoiselle  tomba 
à  la  renverse  dans  un  fauteuil,  et  ses  larmes, 
ses    sanglots    allaient    la    suffoquer    infaillible- 


ET    VALCOUR  263 


ment,  si  Dolbourg,  beaucoup  plus  enrayé  que 
son  ami,  ne  m'eût  appelée  fort  vite.  Cachée 
dans  un  coin,  en  dehors,  d'où  rien  ne  m'échap- 
pait, j'accourus;  mademoiselle  était  sans  connais- 
sance, je  la  délaçai  promptement...  mais  les 
scélérats...  je  frémis  en  traçant  ces  indigni- 
tés... ils  osèrent  porter  des  yeux  impurs  sur 
ce  sein  d'albâtre,  agité  des  soupirs  de  la  dou- 
leur... inondé  des  pleurs  du  désespoir...  ils 
osèrent... 

Oh!  monsieur,  n'en  exigez  pas  davantage, 
leurs  exécrations  furent  au  comble...  on  me 
tenait  pendant  ce  temps-là. 

Mademoiselle  en  reprenant  ses  sens  s'aperçut 
de  tout. 

—  Ah!  ma  chère  Julie,  s'écria-t-elle,  qu'est-ce 
donc  que  les  monstres  ont  fait?.. 

—  Hélas!  répondis-je,  en  fondant  en  larmes, 
c'est  à  ce  prix  qu'ils  vous  accordent  vingt-quatre 
heures... 

—  Bon,  reprit-elle  avec  une  fermeté  qui 
m'étonna,  je  n'ai  pas  besoin  d'un  plus  long  délai. 

Et,  s'approchant  de  la  fenêtre,  elle  en  considère 
l'élévation,  elle  la  mesure  des  yeux,  elle  avait  plus 
de  quatre-vingts  pieds  de  hauteur,  et  au  bas  était 
un  fossé  de  trois  toises  de  large,  et  entièrement 
plein  d'eau... 

—  Eh  bien,  Julie,  me  dit-elle,  après  un  peu  de 


264  ALIXE 

réflexion,  tu  le  vois,  voilà  nos  projets  impossibles. 

—  Plus  que  vous  ne  pensez,  répondis-je  avec 
douleur,  nous  sommes  observées  de  partout, 
c'est  ce  qui  met  le  comble  à  l'horreur  de  notre 
sort...  Regardez,  lui  dis-je,  en  montrant  l'autre 
côté  du  fossé,  apercevez  deux  hommes  qui  ne 
quittent  jamais  notre  fenêtre  de  vue,  et  si  je  fais 
le  moindre  pas  dans  la  maison,  je  suis  partout 
suivie  par  deux  autres.  Notre  position  est 
affreuse. 

—  Je  le  sens,  me  répondit  Aline,  aussi  ne  me 
reste-t-il  qu'un  parti  à  prendre... 

Ne  la  comprenant  pas,  j'osai  lui  dire  que  dans 
la  terrible  circonstance  où  elle  se  trouvait,  le 
seul  était  de  fléchir...  mais  sans  en  entendre 
davantage,  elle  me  repoussa  avec  humeur. 

—  Je  te  croyais  mon  amie,  me  dit-elle,  mais 
je  vois  bien  que  tu  ne  l'es  pas;  es-tu  déjà  vendue 
à  mes  tyrans  ?  Sont-ce  eux  qui  t'engagent  à  me 
parler  ainsi  ?  Suis-je  donc  déjà  seule  sur  la 
terre?  Suis-je  abandonnée?..  Suis-je  livrée  de 
toutes  parts  à  mes  ennemis  ?.. 

—  O  ciel!  m'écriai-je  en  me  jetant  à  ses  pieds, 
ma  chère  maîtresse  peut-elle  concevoir  un  tel 
soupçon?  Moi,  vous  trahir...  moi,  vous  abandon- 
ner! Ah  !  comptez  sur  moi  jusqu'à  la  mort... 

A  ce  mot,  elle  frissonna,  elle  se  leva  brus- 
quement, et  me  dit... 


ET    VALCOUR  265 


—  Je  saurai  bientôt  si  ce  que  tu  m'assures  est 
vrai,  et  tu  verras  si  le  dernier  moyen  que  je  me 
réserve  ne  me  débarrassera  pas  sûrement  de  mes 
persécuteurs! 

—  Quoi  !  vous  espérez  de  vous  sauver? 

—  Oui,  dit-elle,  en  souriant  d'un  air  que  je  me 
suis  rappelé  depuis,  et  qui  ne  me  frappa  point 
assez  pour  lors;  oui,  Julie,  je  me  sauverai...  je 
retournerai  dans  la  maison  de  ma  mère...  il  ne 
sera  pas  vrai,  comme  ils  l'ont  dit,  que  son  sein 
ne  me  servira  plus  d'asile...  il  m'en  servira, 
Julie...  il  m'en  servira  encore. 

Et  ayant  fait  deux  tours  dans  la  chambre  avec 
une  grande  vitesse,  elle  me  demanda  un  verre 
d'eau... 

—  Voilà,  dit-elle  en  le  prenant,  le  dernier 
repas  que  je  veux  faire  à  Blamont. 

—  Mademoiselle,  lui  dis-je,  croyant  la  voir 
un  peu  remise,  et  lui  supposant  des  moyens  de 
fuir  qu'elle  allait  me  communiquer,  ce  repas  ne 
vous  donnera  pas  de  grandes  forces,  si  vous  avez 
envie  d'aller  loin. 

—  Assurément,  me  dit-elle  d'un  air  ouvert  et 
libre,  assurément,  ma  bonne  amie,  j'irai  fort 
loin...  Peut-on  trop  fuir  un  tel  séjour!.. 

Elle  me  demanda  son  écritoire,  je  le  lui  don- 
nai... Elle  me  dit  de  la  laisser  tranquille  jusqu'à 
ce  qu'elle  sonnât. 


266  ALINE 

J'obéis,  elle  écrivit  jusqu'à  sept  heures... 
Alors  elle  me  fit  entrer,  et  après  m'avoir  fait 
asseoir  : 

—  Regarde  les  suscriptions  de  ces  lettres,  me 
dit-elle... 

Je  les  lus.  Sur  l'une  était  écrit  :  A  mon  meil- 
leur ami. 

—  Je  gage,  lui  dis-je,  que  celle-là  est  pour 
monsieur  Déterville. 

—  Assurément... 

Je  lus  l'autre,  il  y  avait  :  A  celui  que  j'idolâ- 
trerai même  au  delà  du  tombeau... 

—  Oh!  pour  celle-là,  lui  dis-je,  je  mettrai  le 
nom  quand  vous  voudrez. 

Et  elle  sourit... 

Sur  la  troisième  était  :  Aux  mânes  de  ma 
mère. 

—  Veux-tu  porter  celle-là,  me  dit-elle  ? 

—  Oh!  mademoiselle! 

—  Eh  bien  !  je  la  porterai,  mon  enfant...  jela 
remettrai  moi-même... 

Et  elle  se  leva  avec  une  agitation  prodigieuse. 

Oh!  pourquoi  tous  ces  mouvements...  pour- 
quoi toutes  ces  paroles  m'ont-elles  échappé!.. 

Peu  après,  elle  me  dit  que  depuis  que  nous 
étions  hors  de  Vertfeuille,  nous  n'avions  pas 
encore  imaginé  de  prier  un  instant  pour  sa  mère. 

—  Cela  est  vrai,  lui  dis-je. 


ET    VALCOUR  267 


—  Réparons  cela,  Julie. 

Elle  se  mit  à  genoux,  m'ordonna  de  m"y  met- 
tre et  de  réciter  dans  mon  livre  l'office  des 
morts,  lentement  et  de  manière  à  ce  qu'elle  pût 
me  suivre  et  m'entendre. 

Elle  remplit  ce  devoir  avec  une  ferveur...  une 
componction  qui  m'édifia  jusqu'aux  larmes; 
ensuite  elle  voulut  que  nous  récitassions  ensem- 
ble le  vingt-quatrième  psaume  Dominas  ill innina- 
tio  mea,  dont  le  sens  est,  que  quel  que  soit  le 
nombre  des  ennemis  qui  nous  accablent,  on  ne 
doit  rien  craindre,  quand  on  a  Dieu  pour  pro- 
tecteur et  la  vie  éternelle  pour  espoir;  mais 
quand  elle  en  fut  au  troisième  verset  : 

«  Mon  père  et  ma  mère  m'ont  abandonnée,  le 
Seigneur  seul  s'est  chargé  de  moi...  » 
ses  yeux  se    remplirent  de  larmes...  et  elle  se 
livra  à  la  plus  profonde  douleur;  peu  après  elle 
se  releva. 

—  Je  suis  plus  tranquille  à  présent,  me  dit- 
elle;  on  ne  conçoit  pas  quelle  satisfaction  éprouve 
une  âme  sensible  à  prier  pour  ce  qui  l'intéresse; 
cette  pauvre  mère...  cette  tendre  mère...  comme 
elle  m'aimait,  quels  soins  elle  a  pris  de  mon 
enfance!.,  comme  dans  un  âge  plus  avancé,  le 
bonheur  de  ma  vie  l'occupait  uniquement, 
comme  elle  me  pressait  encore  dans  ses  bras 
quelques  heures    avant   d'expirer  !  Je  n'ai  plus 


268  ALÏXE 

rien,  tout  est  perdu  pour  moi  sur  la  terre,  tout 
est  perdu,  Julie,  je  n'ai  plus  rien...  Et  ses  pleurs 
recommencèrent  à  couler. 

Cependant,  il  était  près  de  onze  heures,  elle 
me  demanda  si  je  voulais  veiller  avec  elle...  c'est 
ce  que  je  désirais...  j'acceptai. 

—  Bon,  me  dit-elle,  mais  nous  ne  passerons 
pas  la  nuit  entière  pourtant;  un  peu  avant  qu'ils 
ne  viennent  me  chercher,  je  serai  bien  aise  de 
prendre  quelques  heures  de  repos.  Je  veux  être 
belle  pour  la  cérémonie...  je  veux  l'être  autant 
que  la  nature  pourra  me  le  permettre...  Ah  !  me 
dit-elle,  après  un  instant  de  réflexion...  ils  sou- 
pent...  ils  sont  dans  la  joie  et  dans  les  plaisirs... 
ils  ne  m'entendront  pas,  donnez-moi  ma  gui- 
tare. 

Elle  la  prit,  l'accorda,  et  parodia  sur-le-champ 
les  couplets  qui  suivent,  sur  ceux  de  la  romance 
de  Nina  : 

Air  :  Romance  de  ." 

MÈRE  adorée,-  en  un  moment 
I-a  mort  t'enlève  à  ma  tendresse  ! 
Toi  qui  survis,  o  mon  amant  : 

us  oonsoier  ta  maltri 
Ali  !  qu'il  revienne  bis),  hélas  :  I 
Mais  le  bk-n-aimë  ne  vient  pas. 


ET    VALCOUR  269 


Comme  la  rose  au  doux  printemps 
S'entr'ouvre  au  souffle  du  Zéphyie, 
Mon  âme  à  ces  tendres  accents 
S'ouvrirait  de  même  au  délire, 
En  vain,  j'écoute  ;  hélas  !  hélas  ! 
Le  bien-aimé  ne  parle  pas. 

Vous  qui  viendrez  verser  des  pleurs, 
Sur  ce  cercueil  où  je  repose  ; 
En  gémissant  sur  mes  douleurs, 
Dites  à  l'amant  qui  les  cause, 
Qu'il  fut  sans  cesse,  hélas!  hélas! 
Le  bien-aimé  jusqu'au  trépas. 

Et  aussitôt  qu'elle  eut  fini... 

— Va  dit-elle,  en  brisant  avec  fureur  sa  guitare 
contre  le  mur,  va  loin  de  moi,  inutile  instru- 
ment, après  avoir  chanté  celui  que  j'aime  pour 
la  dernière  fois,  tu  ne  dois  plus  servir  à  rien. 

Je  n'osais  lui  parler,  je  la  voyais  dans  un 
trouble,  dans  une  agitation...  Tantôt  elle  se 
levait  et  marchait  à  grands  pas;  tantôt  elle  se 
rasseyait,  et  s'abîmant  dans  sa  douleur,  on 
n'entendait  plus  d'elle  que  des  gémissements  et 
des  cris. 

Onze  heures  sonnèrent...  elle  les  compta. 

—  Je  n'ai  plus  que  cette  quantité  d'heures  à 
moi,  me  dit-elle...  Ils  doivent  venir  à  dix,  et  ras- 


270  ALINE 

semblant  ses  lettres,  elle  les  mit  sous  une  enve- 
loppe à  votre  adresse... 

—  Déterville  ne  t'a-t-il  pas  recommandé,  me 
demanda-t-elle,  de  lui  envoyer  un  journal  exact 
de  tout  ce  qui  se  passait  ici? 

—  Oui,  mademoiselle. 

—  Eh  bien  !  il  faut  le  faire,  et  quand  tu 
l'enverras,  n'oublie  pas  d'y  joindre  ce  paquet. 

Elle  me  le  remit,  me  faisant  jurer  de  vous 
l'envoyer  exactement. 

Ces  soins  remplis,  elle  se  calma;  nous  cau- 
sâmes deux  ou  trois  heures  avec  tranquillité;  elle 
paraissait  inquiète  du  sort  de  Sophie,  elle  ne 
concevait  ni  comment  elle  était  venue  dans  ce 
château,  ni  pourquoi  son  nom  se  trouvait  dans 
cette  chambre.  Comme  elle  ne  savait  pas  la  fuite 
d'Augustine,  ni  les  soupçons  affreux  que  cette 
aventure  nous  avait  inspirés,  d'après  vos  ordres 
je  continuai  de  lui  tout  cacher.  Nous  parlâmes 
d'objets  indifférents,  mais  elle  entremêlait  tou- 
jours dans  ses  propos  des  choses  sinistres,  et 
qui  m'effrayaient  beaucoup.  Quelquefois  elle  me 
demandait  combien  de  temps  il  fallait  à  un  corps 
pour  se  conserver  entier  après  le  dernier  soupir... 
Si  je  croyais  qu'une  personne  qui  s'ouvrirait  les 
veines  serait  bien  longtemps  à  expirer;  d'autre- 
fois, si  j'imaginais  que  dans  le  cas  où  elle  mourut 
à  Blamont,  son  père  lui  refuserait  la  grâce  d'être 


ET  VALCOUR  27 I 


placée  auprès  de  sa  mère?  Si  je  croyais  que  Val- 
cour  serait  bien  fâché  d'apprendre  sa  mort?  Et 
mille  autres  propos  semblables,  mais  auxquels 
je  ne  fis  jamais  toute  l'attention  que  j'aurais  dû 
faire. 

Enfin  trois  heures  sonnèrent,  elle  tressaillit... 

—  Comme  le  temps  passe,  dit-elle  ;  lorsqu'on 
est  près  d'un  grand  événement,  il  semble  que  les 
instants  coulent  avec  plus  de  rapidité.  Quand 
cette  même  heure  sonnera  ce  soir,  il  y  aura  bien 
des  choses  de  faites... 

Puis  se  tournant  vers  moi...  elle  me  regarda 
quelques  temps  sans  rien  dire,  ensuite  elle 
compta  les  années  qu'il  y  avait  que  nous  étions 
ensemble  ;  elle  daigna  remarquer  avec  attendris- 
sement que  j'y  étais  depuis  qu'elle  avait  atteint 
l'âge  de  la  raison... 

—  Tu  étais  presque  aussi  enfant  que  moi,  me 
dit-elle,  je  m'en  souviens. 

—  Honnête  créature,  continua-t-elle  en 
m'embrassant,  je  n'ai  jamais  pu  rien  faire  pour 
toi...  je  me  serais  satisfaite  si  j'avais  épousé 
Valcour...  je  te  recommande  à  Déterville...  et 
ce  propos  fut  un  des  plus  forts  qu'elle  m'ait  tenus; 
un  de  ceux  où  son  projet  semblait  le  mieux  se 
découvrir  sans  qu'elle  y  pensât...  Funeste  per- 
mission du  Ciel...  je  n'y  pris  pas  encore  assez 
garde,  j'étais  remplie  de  l'idée    qu'elle  voulait 


!72 


s'échapper,  et  que  ce  n'était  qu'au  cas  où  son 
projet  ne  pût  avoir  lieu,  qu'elle  attenterait  à  ses 
jours,  et  je  me  résolvais  bien  alors  à  ne  la  point 
perdre  de  vue.  Elle  récapitula  tout  ce  qu'elle 
avait  fait  depuis  que  nous  étions  ensemble,  ses 
espérances,  ses  craintes,  ses  inquiétudes,  ses 
désirs,  ses  chagrins,  ses  moments  de  douceur... 
Elle  n'oublia  rien... 

—  Oh  !  dit-elle  après  avoir  fini...  que  c'est  une 
chose  courte  que  la  vie...  il  semble  que  tout  cela 
ne  soit  qu'un  songe. 

Quatre  heures  sonnent... 

—  Sors  doucement,  me  dit-elle  alors,  va  voir 
s'il  serait  possible  de  fuir;  examine  le  chemin 
jusqu'aux  portes  du  château  ;  s'il  est  libre,  viens 
me  chercher,  et  nous  échapperons. 

—  Mais  ne  vardrait-il  pas  mieux,  mademoi- 
selle, que  vous  vinssiez  avec  moi  ? 

—  Non,  si  nous  sommes  surveillées,  on  irait 
dire  que  je  veux  me  sauver,  et  ils  accourraient 
aussitôt  exercer  sur  moi  quelque  nouvelle  vio- 
lence... 

Je  sortis...  à  peine  fus-je  au  détour  du  cor- 
ridor, toujours  très  éclairé,  que  deux  gens  de  la 
maison  se  présentèrent  brusquement  à  moi,  et 
me  demandèrent  où  j'allais,  ce  que  je  voulais,  et 
pourquoi  j'étais  encore  levée,  je  prétextai  un 
besoin    de  prendre   l'air  ;  ils  me  dirent  en  me 


ET  VALCOUR  273 


repoussant  que  ce  n'était  pas  là  l'heure,  et  que 
j'eusse  à  rentrer  promptement,  ou  qu'ils  allaient 
éveiller  monsieur. 

Je  revins  rendre  à  mademoiselle  le  triste 
compte  de  ma  mission... 

—  Allons,  me  dit-elle,  ma  bonne  amie,  il  faut 
s'y  résoudre...  que  la  volonté  de  Dieu  soit  faite... 
va  prendre  quelques  heures  de  repos,  je  ne  serai 
pas  fâchée  moi-même  de  dormir  un  peu... 

Puis  avec  la  plus  grande  tranquillité,  et  c'est 
ce  qui  me  trompa  : 

—  Ils  doivent  venir  à  dix  heures,  tu  entreras 
chez  moi  à  neuf,  il  me  faut  bien  une  heure  pour 
m'habiller... 

Je  résistai  pourtant  à  cette  attention  de  sa 
part. 

—  Je  lui  dis  que  je  n'avais  nullement  besoin 
de  repos,  et  que  j'aimais  mieux  rester  à  lui  rendre 
des  soins... 

—  Non,  non,  dit-elle,  en  m'attirant  vers  la 
porte,  cela  m'empêcherait  de  dormir,  nous 
sommes  en  train  de  parler,  nous  n'en  finirions 
pas...  Va,  ma  bonne  amie...  va,  et  ne  manque 
pas  surtout  d'entrer  une  heure  avant  eux,  tu 
sens  bien  que  je  ne  veux  pas  qu'ils  me  trouvent 
au  lit. 

J'allais  me  rendre  à  ses  instances,  qnand  elle 
s'aperçut  que  j'oubliais  le  paquet  de  lettres  sur 

IV  18 


274  ALINE 

la  table,  elle  revint  le  prendre  avec  inquiétude, 
et  le  cacha  dans  mon  sein... 

Je  sortais...  elle  m'arrêta...  elle  jeta  ses  bras 
autour  de  mon  cou,  et  me  serra  sur  elle  avec 
des  flots  de  larmes.  S'apercevant  bientôt  que  ce 
nouvel  accès  de  douleur  m'affectait  avec  trop  de 
violence,  elle  se  contint,  continua  de  me  ramener 
doucement  vers  la  porte,  en  me  recommandant 
de  ne  rien  oublier  de  ce  qu'elle  m'avait  dit. 

Je  me  retirai...  mais  avec  un  trouble  dont  je 
n'étais  pas  maîtresse...  je  passai  dans  ma  cham- 
bre, où  vous  croyez-bien  que  je  ne  dormis  pas... 
je  vins  plusieurs  fois  écouter  doucement  à  sa 
porte,  résolue  d'entrer  au  moindre  bruit  que 
j'entendrais.  Jamais  aucun  ne  frappa  mon  oreille, 
et  quand  neuf  heures  sonnèrent,  je  me  précipai 
dans  son  appartement  avec  une  inquiétude  inex- 
primable. 

O  monsieur!  quel  spectacle!.,  il  m'est  impos- 
sible de  vous  le  peindre...  cette  chère  maîtresse... 
cet  ange  du  ciel  que  je  pleurerai  toute  ma  vie... 
elle  était  à  terre...  elle  était  noyée  dans  son 
sang...  elle  avait  devant  elle  les  tresses  des  che- 
veux de  madame,  au  milieu  desquelles  elle  avait 
placé  le  portrait  en  miniature  qu'elle  possédait 
de  cette  mère  respectable.  Il  est  à  croire  qu'elle 
s'était  poignardée  devant  ces  chers  objets  de  son 
cœur,  et  qu'à  mesure  que  la  perte  de  sang  lui 


2.1^ 


ET    VALCOUR  275 


avait  cté  ses  forces,  elle  était  tombée  sur  ses 
genoux  à  la  renverse  ;  telle  était  la  position  où 
je  la  trouvai.  L'arme  qu'elle  avait  employée 
était  une  branche  de  longs  ciseaux,  dont  elle  se 
servait  à  sa  toilette;  elle  avait  séparé  cette 
branche  de  l'autre,  et  se  l'était  enfoncée  à  trois 
reprises  au-dessous  du  sein  gauche;  le  sang  avait 
abondamment  coulé  des  trois  blessures,  et  il  ruis- 
selait à  grands  flots  dans  la  chambre  ;  l'envie  de 
la  secourir,  s'il  en  était  temps,  fut  plus  forte  en 
moi  que  l'épouvante;  je  volai  à  elle,  mais  elle 
était  déjà  froide,  déjà  les  ombres  de  la  mort 
obscurcissaient  les  traits  de  son  beau  teint,  déjà 
ses  yeux  étaient  fermés  à  la  lumière;  déjà  le 
monde  avait  perdu  son  plus  bel  ornement. 

Je  la  pris  dans  mes  bras,  en  l'arrosant  de  lar- 
mes; je  l'étendis  sur  son  lit,  et  jetant  les  yeux 
sur  la  table,  j'y  trouvai  l'écrit  suivant  que  je 
transcrivis  promptement  dans  mes  tablettes 
avant  de  faire  monter  personne...  Le  voici  mot 
à  mot  : 

<i  Je  demande  humblement  pardon  à  mon  père, 
et  de  l'action  que  je  commets  chez  lui,  et  de 
l'humeur  que  je  lui  ai  donnée  par  ma  résistance  à 
ses  ordres;  il  fallait  que  les  motifs  qui  fondaient 
cette  résistance  fussent  bien  violents,  puisque  je 
préfère  la  mort  à  ce  qui  m'était  destiné;  j'implore 
pour  dernière  grâce,  d'être  placée  auprès  de  ma 


276  ALINE 

mère,  comme  elle  l'a  désiré,  et  qu'on  enferme 
avec  moi,  dans  le  cercueil,  ce  portrait  et  ces 
cheveux,  où  mes  lèvres  s'impriment  en  arrachant 
ma  vie.  » 

Aline  de  Blamont. 

Ce  billet  transcrit,  j'appelai...  Monsieur  le 
président  arriva;  le  croirez-vous,  monsieur...  les 
excès  d'inhumanité  de  cet  homme  seront-ils 
conçus  de  votre  âme  sensible?..  Ce  lugubre 
tableau  ne  lui  inspira  que  de  la  colère...  mais 
elle  fut  terrible...  Il  s'en  prit  à  moi  ;  il  m'accabla 
d'invectives...  il  me  jeta  à  terre,  et  me  foulant 
aux  pieds,  il  me  dit  que  c'était  moi  qui  avais  tué 
sa  fille...  Abîmée  dans  ma  douleur,  supportant 
tout  sans  avoir  la  force  de  répondre,  je  lui  mon- 
trai du  doigt  le  billet  qui  était  sur  la  table;  il  le 
lut  rapidement,  et  contraint  à  me  justifier,  il 
n'eut  plus  l'air  de  prendre  garde  à  moi  ;  il  se 
promena  à  grands  pas  dans  la  chambre,  sans  que 
la  douleur  s'imprimât  jamais  sur  son  front,  sans 
qu'on  y  pût  voir  autre  chose  que  de  la  fureur  et 
de  la  rage.  Au  bout  de  quelques  minutes,  il 
redescendit  et  reparut  bientôt  avec  Dolbourg... 
Celui-ci  frémit...  lut  le  billet...  reporta  les  yeux 
sur  Aline...  et  versa  des  larmes...  Puis,  adres- 
sant  fièrement  la  parole  au  président  : 

—  Monsieur,  lui  dit-il,  c'en  est  trop  ;  cet  épou- 
vantable événement  m'ouvre  enfin  les  yeux  sur 


ET  VALCOUR 


tous  les  désordres  de  ma  vie;  ce  n'est  que  par 
mes  vices  que  j'ai  inspiré  de  l'horreur  à  cette 
malheureuse;  je  suis  las  de  n'être  dans  le  monde 
qu'un  objet  de  terreur  et  de  mépris;  les  derniers 
rayons  de  cette  vertu  sans  tache...  frappent  mon 
cœur,  l'éclairent,  et  le  déchirent... 

O  fille  céleste!  continua-t-il,  en  prenant  une 
des  mains  de  ma  maîtresse  qu'il  couvrit  de  ses 
larmes,  pardonne-moi  le  crime  dont  je  suis 
cause,  daigne  obtenir  de  l'Éternel  dont  tu  fais 
déjà  toute  la  gloire  qu'il  veuille  me  le  pardonner 
aussi,  je  vais  l'expier  dans  la  douleur;  je  vais  le 
pleurer  le  reste  de  ma  vie. 

Adieu,  monsieur,  je  ne  partagerai  plus  vos 
débauches,  une  retraite  sévère  va  m'ensevelir 
pour  jamais...  ne  me  suivez  pas,  et  ne  me  voyez 
de  vos  jours. 

En  disant  cela  il  sortit,  et  une  heure  après  il 
était  loin  du  château. 

Mais  l'âme  de  monsieur  de  Blamont  ne 
s'ébranla  pas  aussi  facilement;  plus  furieux 
encore  de  la  perte  de  son  ami  que  de  celle  de  sa 
fille,  il  s'en  reprit  à  moi  de  nouveau,  il  me  dit 
que  si  j'avais  surveillé  Aline,  cet  événement 
n'aurait  pas  eu  lieu.  Je  le  priai  de  se  rappeler 
qu'il  m'avait  défendu  de  coucher  dans  la  chambre 
de  mademoiselle,  que  j'y  avais  pourtant  passé 
une  partie  de  la  nuit,  malgré  ses  ordres,  et  que 


278  ALINE 

ce  malheur  était  arrivé  vers  le  matin,  dans  un 
moment  où  Aline  m'avait  expressément  enjoint 
de  me  retirer... 

Il  sortit  furieux,  et  remonta  peu  après  avec  la 
vieille  dame  et  l'abbé  ;  celui-ci  dit,  en  minau- 
dant et  pinçant  son  jabot,  que  cela  était  affreux, 
mais  qu'il  était  important  de  suivre  le  fil  de  cette 
aventure,  qu'il  y  avait  assurément  des  branches 
à  tout  cela  qu'on  ne  découvrirait  jamais  sans 
faire  arrêter  la  complice,  et  ils  se  parlèrent  tout 
bas  avec  le  président. 

Pendant  ce  temps  la  vieille  dame,  très  émue, 
lisait  le  billet  et  considérait  mademoiselle  ;  elle 
s'approcha  du  président. 

—  Monsieur,  lui  dit-elle,  si  vous  faites  quelque 
cas  de  mes  conseils,  je  crois  que  ce  que  vous 
avez  de  plus  sage...  de  plus  honnête  à  exécuter, 
est  de  faire  mettre  Aline  dans  une  bière,  de  la 
renvoyer  à  Vertfeuille  pour  y  être  enterrée  près 
de  votre  femme  comme  elle  le  désire,  et  de  la 
faire  accompagner  sans  éclat  par  cette  pauvre 
fille  qui,  bien  certainement,  n'est  pas  coupable; 
je  vous  en  demande  pardon,  monsieur,  mais  si 
vous  vous  décidez  à  autre  chose,  j'imiterai  Dol- 
bourg,  et  ni  ma  fille  ni  moi  ne  resterons  pas  une 
minute  de  plus  chez  vous. 

—  Eh  bien!  allez  tous  au  diable,  dit  le  prési- 
dent en   fureur...  mais  voilà  un  crime  constaté, 


ET   VALCOUR  279 


j'en  veux  savoir  l'origine  ;  cette  créature  peut 
seule  me  l'apprendre,  elle  refuse  de  me  le  dire, 
je  ne  connais  pas  d'autre  moyen  que  de  la  mettre 
entre  les  mains  de  la  justice. 

— Assurément,  dit  l'abbé,  il  n'y  a  pas  d'autre 
parti  à  prendre,  c'est  celui  de  la  raison  et  de  la 
sagesse. 

—  Je  ne  le  crois  pas,  dit  la  dame  avec  beau- 
coup de  force  et  de  sang-froid,  car  cette  fille  qui 
n'a  rien  commis,  n'avouera  rien,  hors  de  vos 
mains  elle  se  plaindra,  et  ébruitera  un  événement 
horrible  que  vous  avez  le  plus  grand  intérêt  à 
cacher. 

Là-dessus,  le  président,  sans  répondre,  sortit 
en  grondant,  on  le  suivit,  et  je  restai  seule  en 
proie  à  mes  douleurs  et  à  mes  inquiétudes. 

Voilà,  monsieur,  tout  ce  que  j'avais  d'affreux 
à  vous  apprendre;  je  ne  vais  plus  m'occuper  que 
des  moyens  de  vous  faire  passer  ces  lettres,  je 
mettrai  la  dernière  ligne  à  la  mienne,  à  l'instant 
où  je  croirai  pouvoir  vous  l'envoyer  en  sûreté. 

Post-scriptum  de  Julie. 

Le  conseil  de  la  vieille  dame  a  sans  doute  pré- 
valu, tout  s'apprête  pour  le  départ,  Aline  sera 
conduite  à  Vertfeuille  dans  une  voiture  fermée, 
confiée  à  mes  soins  et  au  seul  domestique  qui 
guidera  les  chevaux;  le  tout  passera  pour  une 


280  ALINE 

voiture  de  meubles  que  monsieur  envoie  à  la 
terre  de  madame,  et  c'est  à  vous  que  cela 
s'adresse;  monsieur  qui  sait  que  je  vous  écris, 
et  qui  me  fournit  les  moyens  de  vous  faire  tenir 
ma  lettre,  vous  prie  de  nous  attendre,  et  de  ne 
partir  de  Vertfeuille  qu'après  avoir  rempli  envers 
Aline  les  mêmes  soins  dont  vous  avez  bien 
voulu  vous  charger  pour  madame  de  Blamont; 
ainsi  vous  allez  revoir  votre  malheureuse  amie... 
mais  dans  quel  état?  L'auriez-vous  pensé? 

J'avais  une  autre  lettre  toute  prête  et  moins 
détaillée,  c'eût  été  celle  que  vous  auriez  reçue, 
si  monsieur  le  président  eût  voulu  voir  ce  que 
j'écrivais,  mais  il  ne  l'exige  pas,  je  vous  envoie 
le  vrai  journal... 

Adieu,  monsieur,  ma  douleur  me  suffoque,  et 
je  finis  en  vous  assurant  de  mon  respect. 

Julie. 

Post-scriptum  de  Déterville  à  Valcour. 

Je  l'attends...  et  pour  couvrir  son  cercueil  des 
larmes  amères  de  mon  désespoir,  et  pour  lui 
rendre  les  derniers  soins.  Je  t'envoie  toujours  ce 
funeste  détail,  ainsi  que  ses  lettres  posthumes. 
Que  ces  cruels  écrits  entretiennent  éternelle- 
ment ta  douleur.  Si  tu  fais  tant  que  de  pouvoir 
survivre  à  celle  qui  sut  t'aimer  ainsi...  au  moins 


ET    VALCOUR 


regrette-la  sans  cesse,  qu'elle  nourrisse  toutes  les 
pensées  de  ta  vie,  et  consacre-lui  tous  les 
instants  de  ton  existence;  je  ne  te  permets 
d'autres  distractions  que  celles  que  la  piété 
pourra  t'offrir...  Mais  si  jamais,  quoiqu'elle  te 
conseille,  le  monde  te  revoit  après  une  telle 
perte, je  dirai  :  Valcour n'était  pas  digne  d'Aline, 
il  ne  l'est  plus  de  Déterville. 


LETTRE  LXIX. 


ALINE     A    DETERVILLE 


Au  château  de  Blamont,  ce  2g  avril. 


ifîQous  êtes  étonné  du  parti  que  je  prends, 
^  monsieur,  mais  soyez  sûr  qu'il  ne  m'en 
reste  pas  d'autre,  puisque  j'ai  fait  tant 
d'adopter  celui-là.  Croyez  que  si  j'avais  pu  pro- 
fiter de  vos  offres  obligeantes,  je  l'aurais  fait 
sans  doute,  Julie  vous  dira  que  la  fuite  ne  nous 
a  été  possible  que  dans  un  moment  où  elle  ne 
s'accordait  ni  avec  vos  conseils,  ni  avec  mon 
devoir. 

Je  demande  avec  les  plus  vives  instances  d'être 
placée  à  côté  de  ma  mère,  rappelez-vous  qu'elle 
l'a  voulu.  Si  la  cruauté  de  ceux  chez  qui  je  suis 

'  Celle-ci  et  les  deux  suivantes,  sont  les  lettres  posthumes  d'Aline, 
incluses  dans  le  paquet  que  Déterville  envoyait  à  Valcour  avec  le 
journal  de  Julie. 


ALINE  ET  VALCOUR  283 

maintenant,  s'étendait  jusqu'au  refus  de  cette 
grâce,  réclamez-moi,  monsieur,  je  vous  conjure, 
représentez  que  j'ai  trop  souffert  dans  ma  vie, 
pour  ne  pas  me  flatter  au  moins  d'une  telle 
faveur  après  ma  mort. 

Ce  paquet  devant  vous  être  rendu  avant  que 
vous  ne  receviez  mes  tristes  cendres,  je  vous 
prie  de  faire  mettre  dans  le  cercueil  de  ma  mère, 
celle  de  ces  lettres  qui  lui  est  adressée,  et  de 
faire  tenir  l'autre  à  Valcour.  Dites-lui,  monsieur, 
que  je  meurs  pour  me  conserver  à  lui...  sa  déli- 
catesse m'entendra.  Il  ne  me  restait  plus  d'autre 
parti  entre  celui  que  je  prends,  ou  celui  d'être 
une  créature  infâme...  était-il  en  moi  de 
balancer? 

Je  vous  prie  de  vouloir  bien  me  rappeler  quel- 
quefois, monsieur,  au  tendre  souvenir  de  ma 
chère  Eugénie  et  de  sa  respectable  mère;  si  l'une 
et  l'autre  me  condamnent,  vous  me  défendrez, 
je  remets  tous  mes  droits  aux  mains  de  l'amitié, 
c'est  elle  que  je  prie  de  m'excuser,  sans  com- 
promettre surtout  celui  que  la  nature  m'oblige  à 
respecter,  quels  que  puissent  être  ses  torts. 

Que  de  bontés  vous  avez  pour  ma  mère  et 
pour  moi,  monsieur,  et  quelle  indiscrétion  de 
vous  donner  autant  de  peines  !  Je  vous  conjure 
pourtant  de  ne  pas  me  refuser  vos  derniers 
soins;  je  vous  les  demande  au   nom  de  ce  sen- 


284  ALINE 

timent  pur  que  vous  m'avez  juré  tant  de  fois. 
Vous  souvenez-vous  de  ces  soirées  char- 
mantes, passées  dans  quelques-uns  de  nos  hivers 
à  Paris,  entre  vous,  ma  mère,  votre  aimable 
famille  et  Valcour,  où  vous  me  disiez  que  ce 
serait  moi  qui  vous  survivrais  à  tous,  que  c'était 
à  moi  qu'était  réservée  l'épitaphe  de  la  société  : 
ce  pronostic  me  désolait.  Vous  vous  le  rappelez: 
comme  il  s'est  heureusement  démenti...  Oui, 
monsieur,  je  dis  heureusement,  c'est  l'être  qui, 
restant  seul  au  monde,  se  trouve  avoir  à  pleurer 
tout  ce  qu'il  avait  de  plus  cher  que  l'on  doit 
regarder  comme  à  plaindre...  celui  qui  meurt 
l'est  beaucoup  moins,  et  connaissant  votre  sensi- 
bilité, voilà  pourquoi  je  m'afflige  infiniment  plus 
pour  vous  que  pour  moi.  Mais  ne  me  regrettez 
pas,  monsieur,  le  bonheur  où  j'ose  aspirer  main- 
tenant est  bien  au-dessus  de  celui  qui  pouvait 
m'attendre  en  ce  monde;  daignez  employer  ces 
motifs  pour  consoler  Valcour,  je  crains  les  pre- 
miers moments  pour  lui...  que  n'êtes-vous  là 
pour  lui  donner  vos  soins  !  Oh  !  monsieur,  je  dis- 
pose de  bien  peu  de  choses,  mais  au  moins  per- 
sonne ne  peut  m'enlever  ce  qui  est  à  moi.  Je 
désire  donc  que  mes  petits  ouvrages  et  mes  des- 
sins soient  envoyés  à  Valcour,  parce  que  je  sais 
qu'il  les  aime,  ce  don  lui  fera  plaisir;  et  vous, 
monsieur,  je  vous  supplie  d'accepter  mes  livres. 


> 


ET   VALCOUR  285 


Vous  voudrez  bien  partager  ce  qui  me  reste, 
d'ailleurs,  tant  en  effets  qu'en  argent;  entre  les 
pauvres  de  Vertfeuille  et  ma  chère  Julie,  je  vous 
recommande  cette  fille,  faites  qu'elle  puisse 
trouver  place  dans  les  legs  pieux  de  ma  mère, 
elle  en  est  digne  et  par  sa  conduite  et  par  tous 
les  soins  qu'elle  a  eus  de  moi  jusqu'au  dernier 
moment. 

Adieu,  monsieur,  souvenez-vous  quelquefois 
d'Aline,  vous  n'eûtes  jamais  une  meilleure  ni 
une  plus  sincère  amie. 


LETTRE  LXX. 


ALINE    AUX    MANES    DE    SA    MERE. 


Ait  château  de  Blamont,  ce  29  avril. 


vous  qui  me  donnâtes  le  jour!.,  vous 
dont  je  baise  les  dépouilles  mortelles 
en  traçant  ces  derniers  caractères... 
Ombre  chérie  que  je  vois...  que  j'entends  et  qui 
m'inspire  le  courage  de  me  rejoindre  à  vous; 
dans  peu  d'heures  nous  serons  réunies...  En 
paix  dans  le  sein  maternel,  les  crimes  et  les 
cruautés  des  hommes  ne  pourront  plus  atteindre 
votre  malheureuse  fille  ;  elle  retrouvera  dans  ce 
sein  sacré  le  calme  et  le  repos  qu'elle  n'a  pu  ren- 
contrer dans  le  monde...  Ouvrez  vos  bras,  ma 
mère,  ouvrez-les  que  j'y  descende...    Daignez 


ALINE    ET    VALCOUR  287 

recevoir  votre  fille  dans  l'asile  où  vous  reposez... 
Mourons  ensemble  puisque  nous  n'avons  pu  y 
vivre... 

Les  barbares!  ils  ont  voulu  m'immoler  sur 
votre  tombeau...  Vos  cendres  n'étaient  pas 
refroidies,  que  le  crime  était  déjà  dans  leur  coeur. 
Que  dis-je,  ils  avaient  peut-être  tranché  le  fil  de 
votre  vie,  pour  mieux  conduire  celui  de  leur 
odieuse  trame!.. 

J'ai  résisté,  ma  mère,  et  cependant  je  ne  suis 
plus  digne  de  vous.  Nos  chairs  vont  reposer  et 
se  flétrir  ensemble...  vous  ne  m'aurez  précédée 
que  de  bien  peu  dans  l'abîme  de  l'éternité...  je 
m'y  plonge  après  vous,  pleine  de  confiance  en  la 
bonté  de  l'Etre  auprès  duquel  vous  êtes  déjà... 
J'ose  espérer  qu'il  ne  me  punira  point  de  ma 
faute  ;  j'arriverai  près  de  lui,  soutenue  par  vos 
vertus,  elles  m'obtiendront  la  clémence  dont  je 
ne  me  flatterais  pas  sans  elles. 

Oui,  c'est  vous,  ô  ma  mère!.,  c'est  vous  qui 
me  conduirez  auprès  du  trône  de  Dieu...  vous 
lui  direz  :  «  Voilà  la  victime  des  hommes,  mais 
son  cœur  fut  toujours  votre  temple  ;  vous  avez 
voulu  qu'elle  mourût  comme  Moïse,  votre 
volonté  la  transporta  sur  la  montagne  *  et  lui  fit 
Voir  la  terre  fortunée  qu'elle  n'habita  jamais; 

*  Allusion  à  la  maison  de  Colette,  située  sur  une  montagne,  ou 
Aline  vit  son  amant  pour  la  dernière  fois. 


288  ALINE 

heureuse  d'avoir  vu  finir  le  flambeau  de  ses  jours 
presque  à  l'instant  où  il  s'allumait...  Ne  lui  repro- 
chez pas,  seigneur,  d'avoir  osé  l'éteindre... ne  la 
punissez  pas  d'avoir  brisé  les  liens  d'une  vie 
périssable  pour  vous  demander  une  vie  éternelle, 
où  le  bonheur  de  vous  servir  sans  cesse  ne  sera 
plus  troublé  par  ses  larmes. 

«  Oh!  mon  Dieu,  cette  âme  pure,  en  sortant 
de  vos  mains,  serait-elle  souillée  pour  avoir  été 
quelque  temps  dans  le  corps  fragile  où  vous 
l'enfermâtes?  Elle  n'y  connut  jamais  que  le 
désespoir  et  les  pleurs...  elle  s'en  échappe  pour 
revoler  à  vous...  Peut-être  est-ce  faiblesse... 
peut-être  a-t-elle  manqué  de  courage...  au  lieu 
de  se  mutiner  contre  ses  chaînes...  au  lieu  de  se 
révolter  contre  son  frein,  si  elle  vous  eût  appelé 
dans  ses  tribulations,  elle  eût  peut-être  obtenu 
votre  secours...  ne  la  punissez  pas  de  sa  débilité, 
elle  a  eu  plus  d'amour  que  d'espoir,  plus  de  désir 
d'être  réunie  à  vous  que  de  forces  pour  vous 
implorer...  Ce  sont  les  crimes  d'une  âme  tendre, 
daignez  ne  pas  l'en  châtier. 

«  Quand  vous  la  créâtes  à  votre  image,  le  don 
d'aimer  fut  la  première  des  vertus  que  vous 
imprimâtes  en  elle;  ne  la  punissez  pas  de  s'y 
être  livrée...  ne  la  condamnez  pas  à  la  douleur 
parce  qu'elle  en  a  redouté  la  sensation,  mais 
faites-la   reposer   dans    la  joie,  parce  qu'elle  a 


ET  VALCOUR  289 


désiré  de  connaître  la  vôtre,  et  qu'elle  a  voulu 
franchir  avec  rapidité  le  gouffre  épais  des  misères 
humaines,  pour  se  retrouver  plus  promptement 
dans  l'immensité  de  votre  gloire.  » 

Oh  !  mon  Dieu,  ne  faites  rien  pour  moi  ! 
n'accordez  mon  pardon  qu'aux  larmes  de  cette 
mère  adorée  qui  ne  cessa  de  vous  connaître  et 
de  vous  servir;  regardez-nous  comme  deux 
fleurs  desséchées  par  le  venin  du  serpent,  et  que 
le  souffle  pur  de  votre  âme  céleste  peut  ranimer 
au  sein  de  l'immortalité. 


IV  19 


LETTRE  LXI. 


ALINE    A    VAL  COUR. 


Du  château  de  Blamont,  ce  2g  avril. 

Le  temps  de  mon  séjour  sur  la  terre  est  fini  ; 
je  suis  comme  la  tente  du  pasteur  qu"on  plie  déjà 
pour  l'emporter. 

Ézéchias,  Cant. 


lle  est  évanouie  cette  douce  illusion, 
elle  s'est  exhalée  comme  la  fumée  qui 
s'élève  dans  l'air...  tu  l'as  perdue  celle 
que  tu  aimais,  ses  jours  se  sont  écoulés  comme 
l'ombre,  et  elle  a  séché  comme  l'herbe  *.  Joie 
trompeuse  !  espérance  frivole  vous  n'avez  amusé 
son    cœur    que    pour    rendre    votre    privation 

*  Psaume  101. 


ALINE    ET    VALCOUR  2QI 

plus  cruelle  !  Oh  !  Valcour,  elle  n'existe  plus  celle 
qui  te  parle,  sa  voix  fragile,  s'élevant  du  sein  des 
sépulcres,  ressemble  à  ces  météores  échappant 
à  l'œil  qui  les  suit...  Avais-je  tort  de  t'engager 
à  mépriser  ce  vase  d'argile  qui  ne  devait  durer 
qu'un  instant  ?  Que  tes  yeux  pénètrent  le  nuage 
de  mort  où  je  suis  maintenant  enveloppée,  qu'ils 
voyent  ces  traits  autrefois  chéris,  défigurés  par 
les  horreurs  de  la  dissolution,  et  n'ayant  plus 
que  le  sceau  du  sentiment  indestructible  que  mon 
âme  imprima  sur  chacun  d'eux...  Mais  si  tout 
est  anéanti,  s'il  ne  reste  plus  de  moi  que  de  la 
poussière,  cette  âme  qui  t'aima  subsiste,  ne  fût- 
elle  pas  même  immortelle  par  la  pureté  de  son 
essence,  elle  le  serait  comme  ouvrage  de  ta 
flamme,  et  l'être  que  tu  sus  animer  dans  Aline, 
que  créa...  que  vivifia  ton  amour,  doit  être 
éternel  comme  lui.  Tu  la  verras  cette  âme 
aimante,  elle  se  réalisera  dans  tes  veilles...  elle 
apparaîtra  dans  tes  songes...  elle  voltigera  près 
de  toi,  et,  s'indentifiant  à  la  tienne,  elle  en 
réglera  les  mouvements,  comme  la  main  de  Dieu 
dirige  les  astres  dans  les  plaines  immenses  de 
l'espace. 

•Oh!  mon  ami,  que  de  changement  quelques 
jours  ont  apporté  à  notre  situation.  Il  y  a  trois 
semaines  que  nous  formions  des  plans  de  plai- 
sirs, des  projets  de  commerce...  que  cette  mère 


292  ALINE 

tendre  que  j'ai  perdue,  et  que  j'idolâtrais,  se 
flattait  de  nous  voir  unis,  et  nous  permettait  d'y 
croire  avec  elle...  frêles  jouets  des  décrets  suprê- 
mes... Quel  intervalle  énorme  ce  peu  d'instants 
vient  de  mettre  entre  nous  !  Semblables  au  pilote 
insensé  qui  se  réjouit  à  la  vue  du  port,  et  que 
l'ouragan  impétueux  brise  incessamment  sur 
l'écueil  qu'il  se  félicitait  d'avoir  évité...  nous 
imaginons  toucher  au  bonheur,  tandis  qu'il  est 
certain  qu'il  n'existera  jamais  pour  nous.  Et 
voilà  donc  les  projets  des  hommes,  voilà  donc 
les  tristes  résultats  de  leurs  décisions  chance- 
lantes. Leurs  impuissants  désirs,  tels  que  les 
faibles  rayons  du  soleil  sous  les  signes  glacés  du 
Zodiaque,  vont  s'anéantir  sans  effet  dans  les 
volontés  de  l'Éternel,  comme  ceux-ci  se  dissi- 
pent sans  chaleur  dans  les  flots  condensés  de 
l'air. 

Mais  supposons  que  tout  eût  souri  pour  nous, 
admettons  un  instant  que  nos  jours  eussent  coulé 
dans  un  jardin  de  délices,  où  les  roses  fussent 
nées  sous  nos  pas;  où  le  cèdre,  toujours  par- 
fumé, ne  nous  eût  offert  son  ombrage  qu'aux 
bords  des  ruisseaux  de  lait,  et  qu'auprès  des 
fruits  du  palmier... 

Sommes-nous  immortels,  mon  ami,  et  n'eût-il 
pas  fallu  quitter,  comme  Eve,  ce  séjour  si  doux 
du  bonheur  ?  Eh  !  t'imagines-tu  que  cette  sépa- 


ET  VALCOUR  293 


ration  n'eût  pas  été  plus  cruelle  alors  qu'elle  ne 
nous  le  paraît  aujourd'hui,  où  nos  pas  n'ont 
pressé  que  des  ronces?  Nos  liens  se  seraient 
multipliés,  et  l'accroissement  de  notre  amour 
en  nous  les  faisant  trouver  à  chaque  instant  plus 
chers,  n'eût-il  pas  rendu  plus  affreuse  la  nécessité 
de  les  rompre?  Remercions  l'Éternel  de  nous 
avoir  présenté  le  calice  avant  qu'il  ne  fût  plus 
amer;  il  t'aurait  fallu  pleurer  à  la  fois,  une  épouse 
chérie,  une  amie  complaisante  et  douce,  la  mère 
de  ces  tendres  fruits  que  ton  amour  eût  fait 
éclore  dans  mon  sein  ;  et  tes  larmes  ne  coulent 
aujourd'hui  que  sur  une  maîtresse  à  peine  con- 
nue... 

Qui  sait  si  du  désir  ardent  de  te  plaire  ne 
seraient  pas  nées  dans  moi  quelques  vertus  nou- 
velles qui  t'enchaînant  plus  fortement  encore, 
t'eussent  rendu  ma  perte  plus  douloureuse... 

Oh  !  mon  ami,  permets-moi  de  m'arrêter  avec 
complaisance  sur  une  idée  que  mon  malheur 
emporte  au  même  instant  où  la  conçoit  mon 
cœur...  Si  ces  gages  sacrés,  dont  je  parle,  fussent 
venus  resserrer  nos  nœuds,  avec  quels  charmes 
j'aurais  dirigé  ces  jeunes  fruits  de  ta  tendresse  et 
de  la  mienne  !  avec  quelle  joie  j'aurais  fait  pas- 
ser dans  leurs  âmes  naïves  ce  feu  divin  que 
j'éprouvais  pour  toi  !  Comme  je  me  serais  plue  à 
les  voir  t'adresser  les  expressions  de  mon  amour! 


394  ALINE 

Eh!  qu'avaient-ils  donc  de  condamnables  ces 
plaisirs  doux  et  purs  dont  il  plut  à  Dieu  de  me 
priver?..  Mais  ne  scrutons  pas  ses  desseins... 
nous  n'étions  pas  nés  l'un  pour  l'autre...  Ado- 
rons et  soumettons-nous. 

O  Valcour!  je  devrais  maintenant  me  justifier 
à  tes  yeux  du  criminel  moyen  que  j'emploie  pour 
sortir  de  la  vie...  Ah!  si  je  l'ai  pris  ce  moyen 
terrible...  si  j'ai  dû  briser  ton  idole  dans  le 
temple  où  tu  l'adorais  ;  crois  qu'aucun  autre 
parti  que  celui-là  seul  ne  m'enlevait  à  l'infamie. 
Instruis-toi,  avant  de  me  condamner,  et  ne  me 
blâme  pas  sans  entendre  ce  qui  te  sera  dit  sur 
cet  objet...  En  quel  état  devais-je  être  réduite 
pour  renoncer  au  plus  doux  bien  de  ma  vie,  et 
pour  causer  le  plus  grand  chagrin  de  la  tienne?.. 
Oui,  j'ai  mieux  aimé  la  mort  que  la  certitude  de 
n'être  jamais  l'un  à  l'autre...  J'ai  préféré  la  ces- 
sation de  ma  vie,  au  double  opprobre  qui  devait 
la  souiller  :  ce  parti  est  affreux,  sans  doute, 
puisqu'il  nous  sépare  pour  toujours...  pour  tou- 
jours!., quel  mot  mon  ami!  il  n'est  que  trop 
vrai...  c'est  pour  toujours  que  nous  sommes 
séparés;  il  est  impossible  à  présent  que  nous 
soyons  jamais  l'un  à  l'autre;  les  années  s'accu- 
muleront... les  générations  présentes  et  futures 
s'écrouleront  dans  l'abîme  des  temps...  les  cri- 
mes et  les  vertus  se  mélangeront,  se  croiseront, 


ET   VALCOUR  295 


se  multiplieront  sur  la  terre  ;  tout  variera,  tout 
renaîtra,  tout  se  détruira  sous  la  voûte  des  cieux, 
sans  qu'aucune  de  ces  circonstances  puisse 
ramener  celle  qui  pourrait  rendre  Aline  à  Val- 
cour. 

Non,  mon  ami...  toutes  les  gouttes  d'eau  de 
la  mer,  cent  millions  de  fois  multipliées  par  elles- 
mêmes,  ne  donneraient  pas  encore  la  plus  faible 
idée  de  la  multitude  des  siècles  qui  doivent  com- 
poser l'intervalle  immense  qui  va  nous  séparer; 
et  pendant  cet  affreux  intervalle,  pas  une  seule 
combinaison,  pas  un  seul  acte  d'autorité,  émanât- 
il  même  de  Dieu,  ne  pourrait  renouer  ces  liens 
terrestres  où  nous  avions  la  folie  de  nous  com- 
plaire. 

Mais  à  côté  de  cette  idée,  avec  quelle  douceur 
vient  se  présenter  celle  de  l'Etre  infini,  dans  le 
sein  duquel  nos  âmes  vont  se  réunir...  Il  est 
donc  un  moyen  de  te  revoir,  et  ce  moyen  conçu 
par  l'existence  de  cet  être  adorable,  ne  nous  le 
rend-il  pas  et  plus  cher  et  plus  précieux!..  Oui, 
Valcour,  c'est  à  ses  pieds  que  je  vais  t'attendre... 
Ne  préviens  pas  l'instant  de  cette  réunion  dési- 
rée ;  pleure  sur  ma  faute,  et  ne  l'imite  pas.  Laisse- 
moi  préparer  cet  être  saint  à  daigner  te  recevoir 
un  jour  ;  laisse-moi  l'implorer  pour  toi,  et  lui 
demander  ta  place  au  milieu  des  anges  qui  le 
louent;  ne  m'ôte  pas  l'espoir  flatteur  d'imaginer 


296  ALIXE 

que  mes  prières  contribueront  peut-être  à  ton 
éternelle  félicité.  Je  dois  l'essayer  dans  les  cieux, 
n'ayant  pu  l'obtenir  sur  la  terre.  Toi...  continue 
d'y  exercer  ces  vertus  qui  te  valurent  mon  cœur; 
chacune  de  celle  où  tu  te  livreras,  aussitôt 
recueillie  par  ton  Aline  sera  présentée  par  elle  au 
tribunal  sacré  de  ce  grand  être. 

«  Dieu  puissant,  oserai-je  lui  dire,  il  efface,  à 
force  de  bienfaits,  le  crime  de  celle  qui  l'aima; 
ne  le  rejetez  pas  de  votre  sein,  et  que  ce  soit  par 
ses  bonnes  œuvres  que  j'obtienne  à  la  fois  de 
vous,  et  mon  pardon,  et  son  bonheur...  Nous 
vous  aimerons...  nous  vous  chérirons...  nous 
vous  glorifierons...  nous  tresserons  ensemble  les 
couronnes  de  myrtes  que  nous  déposerons  à  vos 
pieds...  nous  oserons  faire  retentir  ensemble  les 
voûtes  azurées  de  votre  temple,  nous  chanterons 
le  nom  du  Seigneur  dans  Sion,  et  nous  publierons 
ses  louanges  dans  Jérusalem  *.  » 

Non,  mon  ami,  ne  me  plains  pas,  ne  me  plains 
pas,  te  dis-je  ;  songe,  au  peu  que  tu  perds, 
pense  à  ce  que  tu  peux  retrouver...  à  ce  qui 
t'attend  au  sein  de  l'Éternel;  mais,  pour  mériter 
cette  fin  céleste,  ne  te  dérobe  point  au  monde, 
Valcour;  fait  pour  en  être  l'ornement,  je  ne  te 
condamne  point  à  l'abandonner;  je  n'exige  de 
toi  que  de  continuer  d'y  vivre  honnête  ;  plus  son 

Psaume  101. 


ET  VALCOUR  297 


séjour  nous  offre  d'occasions  de  chutes...  plus  il 
est  beau  de  n'y  montrer  que  des  vertus;  il  est,  au 
milieu  de  ce  monde  pervers,  une  solitude  pro- 
fonde... c'est  le  cœur  de  l'homme  sage...  il  y 
descend,  il  s'y  recueille,  il  y  trouve  des  forces 
pour  résister  à  la  corruption.  Que  mon  image 
l'embellisse  cette  solitude  où  je  t'exile  ;  fais-l'y 
régner  sans  cesse,  mon  ami,  j'ai  encore  assez 
d'orgueil  pour  croire  qu'elle  servira  de  rempart 
au  vice,  et  que  jamais  rien  de  honteux  ne  saurait 
pénétrer  au  sanctuaire  érigé  à  cette  image  ché- 
rie. Lorsque  le  véritable  chrétien  veut  exciter  en 
lui  des  actes  d'amour  pour  le  Dieu  qu'il  adore, 
lorsqu'il  veut  opposer  cet  amour  dont  il  brûle,  à 
la  tentation  qui  le  séduit,  il  jette  ses  regards  sur 
l'image  souffrante  de  ce  Dieu  bon  qui  s'immola 
pour  lui...  Il  se  rappelle  les  douleurs  de  ce  Dieu; 
il  se  dit:  Il  est  mort  pour  moi.  Si  cette  pensée  ne 
suffit  pas  pour  contenir  ton  âme  dans  la  route  du 
bien;  si,  toute  belle  qu'elle  est,  elle  ne  peut  la 
remplir  assez...  tourne  tes  yeux  sur  le  portrait 
d'Aline,  dis,  en  le  regardant  :  Et  celle-là  qui 
m'aimait  est  morte  aussi  pour  moi,  elle  s'est 
immolée  pour  éviter  le  crime  ;  périssons,  s'il  le 
faut,  mille  fois,  plutôt  que  de  le  commettre.  Et 
avec  cette  foi,  et  avec  cette  force,  nous  nous 
reverrons,  mon  ami,  nous  revivrons  encore  dans 
l'éternité;    unis  par  la  main  de  l'Etre  suprême, 


298  ALINE 

les  traits  envenimés  de  la  méchanceté  des  hom- 
mes, repoussés  vers  leurs  propres  seins,  ne 
seront  plus  pour  nous  que  ce  que  furent  autre- 
fois ceux  du  prince  des  ténèbres,  contre  le  Dieu 
qui  le  précipita. 

Il  faut  nous  quitter  Valcour,  et  cette  séparation 
est  bien  différente  de  celle  que  nous  fîmes  il  y  a 
si  peu  de  temps,  sur  la  montagne  de  Colette; 
alors  nous  espérions  de  nous  revoir,  nous  ne 
nous  quittions  que  pour  nous  réunir...  et  c'est 
pour  toujours  maintenant...  Cette  Aline,  dont 
tu  étais  si  fier,  ne  se  présentera  plus  à  tes  yeux; 
anéantie  dans  l'obscurité  des  tombeaux,  on  ne 
parlera  pas  plus  d'elle  incessamment,  que  si  elle 
n'eût  jamais  existé...  elle  ne  vivra  plus  que  dans 
ton  cœur.  En  recevant  ces  caractères,  en  les  arro- 
sant de  tes  larmes,  ton  imagination  frappée  de 
celle  qui  les  trace,  la  réalisera  peut-être  encore 
à  tes  sens,  mais  elle  n'existera  plus;  il  y  aura 
longtemps  qu'elle  sera  plongée  dans  l'abîme;  et 
si  ton  illusion  te  la  présente,  ce  ne  sera  plus  que 
comme  ces  rayons  de  lumière  colorant  encore 
la  cîme  des  Alpes,  quoique  l'astre  soit  déjà  dans 
le  sein  des  ondes. 

Aime-moi,  Valcour,  aime-moi...  chéris  tou- 
jours celle  qui  préféra  la  mort  au  déshonneur,  et 
reste-lui  fidèle  jusqu'au  dernier  instant  de  ta  vie... 
Le  monde  t'offrira  des  créatures  plus  belles,  il  ne 


ET    VALCOUR  299 


t'en  donnera  pas  de  plus  tendres...  Aucune  des 
caresses  dont  tu  t'enivrerais  dans  les  bras  d'une 
autre  ne  vaudrait  un  soupir  de  la  flamme 
d'Aline,  et  tu  ne  les  aurais  pas  cueillies,  que  tu 
serais  déchiré  de  remords...  Rappelle-toi  souvent 
nos  anciennes  amours,  tâche  de  trouver  dans  le 
souvenir  des  plaisirs  passés,  la  force  nécessaire  à 
endurer  les  maux  présents... 

Adieu  Valcour.  Je  dois  enfin  prononcer  ce 
mot...  mes  larmes  se  répandent...  mon  sang 
se  glace  en  l'écrivant...  mes  yeux  se  tournent 
vers  toi...  ils  te  cherchent...  et  ne  te  rencon- 
trent plus...  je  ressemble  à  la  jeune  biche 
qu'on  arrache  au  sein  de  sa  mère...  D'où  vient 
que  ce  n'est  pas  ta  main  qui  me  frappe? 
D'où  vient  que  je  ne  puis  expirer  dans  tes 
bras?..  Pourquoi  mon  âme  en  s'exhalant,  ne 
peut-elle  aussitôt  s'enchaîner  à  la  tienne  par 
l'organe  brûlant  de  mes  derniers  soupirs  ?  Pour- 
quoi faut-il  que  je  meure  froidement  et  seule  au 
milieu  de  mes  ennemis?..  Pourquoi  mon  corps, 
que  leurs  indignes  regards  profaneront  peut-être, 
n'a-t-il  pas  le  tien  pour  égide  ?  Pourquoi  les  der- 
niers mots  que  je  profère,  imprimés  sur  tes  lèvres, 
ne  sont-ils  pas  les  expressions  les  plus  exaltées 
de  ma  tendresse.  Je  ne  le  puis,  non...  mais  c'est 
pour  toi  que  je  meurs,  et  cette  idée  me  rend  les 
forces  qu'allait  m'enlever  mon  amour...  Adieu! 


*4 .  *- 


LETTRE  LXXII. 


VALCOUR     A     DETERVILLE. 


Ce  17  mai  1779. 


7<?£9>\E  les  ai  lus  ces  funestes  écrits...  je  les  ai 
QE^JSF  lus»  et  je  respire  encore!  Le  sentiment 
%]&<{£ii  de  mon  amour  est  si  vif,  que  même  en 
perdant  celle  qui  en  est  l'objet,  il  m'est  impossible 
de  trancher  une  vie  qu'elle  anime  et  qu'elle 
enflammera  jusqu'au  dernier  moment...  Je  ferai 
bien  plus  que  mourir,  je  vivrai  Déterville,  je  me 
nourrirai  des  serpents  de  la  vie...  je  m'abreuverai 
du  fiel  qu'ils  exhalent.  Le  sacrifice  est  plus 
affreux  que  si  je  m'immolais  moi-même  ;  celui 
qui,  ne  pouvant  supporter  les  fléaux  qui  le  pres- 
sent, s'y  soustrait  en  se  privant  du  jour,  n'est-il 


ALINE    ET  VALCOUR  301 

donc  pas  infiniment  plus  faible  que  celui  qui 
consent  à  vivre  dans  les  maux  et  dans  les  tour- 
ments? L'un  craint  la  peine  et  s'y  soumet;  l'autre 
la  brave  et  s'y  résigne...  Non  que  je  désap- 
prouve, en  disant  cela,  l'affreux  parti  qu'Aline  a 
pris,  elle  m'arrache  tout  ce  que  j 'ai  de  plus  cher. . . 
et  je  ne  saurais  pourtant  la  blâmer...  mais  ma 
position,  différente,  me  permet  le  choix  des 
moyens,  et  j'aime  mieux  ce  qui  doit  entretenir 
ma  douleur,  que  ce  qui  me  forcerait  à  la  per- 
dre... Une  retraite  profonde  va  m'ensevelir  à 
jamais,  je  me  jetterai  dans  les  bras  de  Dieu...  je 
m'y  jetterai...  et  n'adorerai  que  mon  Aline. 

Abandonné  dès  mon  enfance,  n'ayant  vécu  que 
pour  souffrir...  n'ayant  respiré  que  l'infortune, 
n'ayant  vu  luire  sur  chaque  instant  de  mes  mal- 
heureux jours  que  les  sinistres  feux  du  flambeau 
des  furies,  je  devais  bien  savoir  qu'aucune  des 
heures  de  ma  vie  ne  pouvait  s'écouler  sans 
revers...  mais  je  ne  croyais  pas  à  celui-là...  il 
n'entrait  pas  dans  mon  cœur  de  pouvoir  l'admet- 
tre une  minute...  quel  asile  irai-je  chercher?  Où 
pourrai-je  aller  pour  la  fuir?  Quels  lieux  ne 
m'offriront  pas  son  image?..  Je  la  verrai  par- 
tout... elle  me  poursuivra  dans  la  retraite,  elle 
s'offrira  sous  les  traits  de  ce  Dieu,  au  sein  duquel 
j'aurai  cru  le  bonheur... 

O  mon  ami  !  entr'ouvre-moi   le  tombeau  qui 


302  ALINE    ET    VALCOUR 

l'enferme...  ce  n'est  que  là  qu'il  m'est  permis  de 
vivre.  Laisse-moi  l'aller  mouiller  chaque  jour  des 
larmes  amères  de  mon  désespoir...  Qui  sait  si 
cette  âme  ardente  et  sensible,  uniquement  embra- 
sée du  feu  de  l'amour,  ne  se  rallumera  pas  à  toute 
la  violence  du  mien.  Ouvre-moi  son  cercueil,  te 
dis-je,  que  je  la  ranime  ou  que  je  meure...  Je 
cesse  d'écrire...  ma  raison  s'égare;  trop  violem- 
ment aigri...  je  deviendrais  bientôt  ou  stupide  ou 
cruel...  Adieu...  Aime-moi...  oublie-moi,  ne 
cherche  jamais  surtout  à  savoir  où  je  suis.  Si 
malgré  tous  mes  soins...  ton  amitié  découvre  ma 
retraite,  je  verrai  ton  souvenir  bien  plutôt  comme 
une  preuve  de  mépris,  que  comme  les  marques 
d'une  tendresse  que  tu  ne  dois  plus  à  celui  qui 
abjure,  de  ce  moment-ci,  pour  jamais,  tout  ce  qui 
peut  lui  rappeler  un  monde  où  la  main  féroce  du 
destin  ne  le  plongea  que  pour  les  larmes. 


NOTE  DE  L'EDITEUR. 


fê^P(7iïA  correspondance  cessant  ici,  il  nous 
g£  $fe)p  devenait  très  difficile  de  transmettre  au 
^77-ts*  lecteur  la  suite  de  cette  histoire;  mais 
l'extrême  envie  que  nous  avons  de  lui  plaire, 
l'intérêt  que  nous  lui  supposons  pour  les  per- 
sonnages avec  lesquels  il  vient  de  vivre,  les  res- 
sources qui  nous  ont  été  fournies  par  monsieur 
Déterville,  nous  ont  mis  à  même  de  donner 
quelques  éclaircissements  dont  nous  espérons 
qu'on  nous  saura  gré. 

Le  deux  mai,  vers  le  soir,  le  corps  d'Aline  partit 
mystérieusement  du  château  de  Blamont,  sous  la 
conduite  de  Julie,  à  laquelle  le  président  imposa 
le  plus  rigoureux  silence.  Tout  arriva  à  Vert- 
feuille  le  six  mai,  et  Aline  fût  aussitôt  placée, 


304  ALINE 

suivant  ses  désirs,  dans  le  même  tombeau  que  sa 
mère. 

Déterville  prit  Julie  dans  sa  maison,  où  elle 
est  encore  aujourd'hui,  près  de  sa  femme,  avec 
cent  pistoles  d'appointements  et  la  certitude  d'y 
finir  ses  jours;  mais  il  ne  s'en  tint  pas  à  ces 
légers  soins;  de  plus  importants  l'animèrent 
bientôt.  Trouvant  les  crimes  du  président  trop  ' 
horribles  pour  rester  impunis,  dévoré  du  désir 
de  venger  de  si  tendres  amies ,  dès  que  ses 
affaires  furent  expédiées  à  Vertfeuille,  il  fut  en 
poste  trouver  le  comte  de  Beaulé,  où  son  devoir 
l'avait  retenu  malgré  lui.  Cet  officier  plein  de 
mérite,  et  fort  en  crédit,  jura  à  Déterville  de 
l'aider  à  tirer  vengeance  du  monstre  qui  venait 
de  les  priver  l'un  et  l'autre  de  deux  femmes  qui 
leur  étaient  si  chères.  Ils  revinrent  aussitôt  à 
Paris;  leurs  premiers  soins  furent  de  faire  faire  les 
plus  exactes  perquisitions  sur  Augustine,  com- 
plice des  noirceurs  de  monsieur  de  Blamont. 
Elle  fut  trouvée  dans  une  autre  terre  de  ce  scé- 
lérat, en  Champagne,  où  elle  attendait  en  paix  la 
récompense  de  ses  indignes  services.  Le  comte 
et  monsieur  Déterville  décidés  l'un  et  l'autre  à  ne 
point  faire  d'esclandre  à  cause  de  Léonore,  que, 
d'après  les  volontés  de  madame  de  Blamont,  on 
désirait  de  faire  rentrer  dans  les  biens  que  lui 
destinait  sa  naissance  réelle,  en  renonçant  à  ceux 


ET  VALCOUR  305 


auxquels  elle  n'avait  aucun  droit,  se  contentè- 
rent de  faire  interroger  secrètement  Augustine 
devant  des  gens  préposés  par  le  ministère  ;  elle 
avoua  tout,  et  fut  à  l'instant  condamnée  à  aller 
finir  sa  vie  dans  un  couvent  de  force,  où,  destinée 
aux  plus  vils  ouvrages,  elle  pourra  pleurer  long- 
temps les  égarements  affreux  de  sa  jeunesse. 

Le  corps  de  délits  contre  monsieur  de  Bla- 
mont  se  trouvant  complet  par  les  aveux  d'Augus- 
tine  et  par  ceux  des  témoins  que  cette  fille 
nomma  et  que  l'on  entendit  secrètement  comme 
elle,  le  ministre  expédia  sur-le-champ  un  ordre 
pour  le  faire  arrêter;  cet  homme  toujours  aussi 
surveillant  que  fourbe  et  criminel,  n'avait  pas  vu, 
sans  manœuvrer  également,  les  démarches  des 
amis  de  sa  femme  ;  il  n'avait  pas  été  assez  heu- 
reux pour  les  rompre,  mais  il  avait  été  assez 
adroit  pour  les  prévenir...  il  s'était  évadé. 

Le  comte  ne  jugea  pas  à  propos  de  pousser  les 
choses  plus  loin  ;  et,  débarrassé  de  cet  indigne 
mortel,  on  ne  travailla  plus  qu'à  mettre  Sain- 
ville  et  Léonore  en  possession  des  biens  de  la 
maison  de  Blamont,  en  légitimant  la  naissance 
de  Claire,  en  prouvant,  au  moyen  de  tous  les 
actes  dont  on  était  muni,  qu'elle  était  réelle- 
ment fille  de  monsieur  et  de  madame  de  Bla- 
mont, et  non  de  la  comtesse  de  Kerneuil,  à  la 
succession  de  laquelle  elle  renonça  publique- 
iv  20 


306  ALINE 

ment,  ce  qui  n'affligea  pas  les  collatéraux.  Ces 
deux  époux  se  trouvent  donc  en  possession  de  la 
terre  de  Vertfeuille,  dont  ils  font  leur  plus  agréa- 
ble séjour,  et  au  moyen  de  deux  millions  que  le 
roi  d'Espagne  a  fait  rendre  sur  les  lingots  de 
Sain  ville...  de  la  fortune  considérable  de  la  mai- 
son dans  laquelle  ils  entrent,  on  voit  qu'ils  se 
trouvent  infiniment  riches.  Mais  l'humanité  ne 
sera  plus  offensée  de  l'emploi  que  cette  jeune 
femme  fera  désormais  de  ses  richesses. 

L'horrible  destinée  du  père,  de  la  mère  et  de 
la  soeur  de  Léonore,  ont  plus  touché  ce  caractère 
dur  et  altier,  que  tous  les  malheurs  qu'elle  avait 
éprouvés  dans  ses  voyages;  et  le  premier  effet  de 
son  retour  à  la  bienfaisance,  a  été  de  faire  cher- 
cher avec  le  plus  grand  soin  l'asile  de  son  père; 
l'ayant  découvert  à  Stockolm,  elle  lui  a  fait  dire 
qu'il  eût  à  prendre  un  lieu  de  résidence  fixe  ;  que 
là  elle  le  ferait  jouir  d'un  bien  qu'elle  n'avait 
accepté  que  pour  le  soigner,  l'améliorer  et  goûter 
le  plaisir  délicat  pour  son  coeur  de  lui  en  faire 
annuellement  passer  les  revenus...  ce  qu'elle  fait 
avec  la  plus  grande  exactitude,  et  le  président... 
non  corrigé,  mais  plus  prudent  sans  doute,  a  joui 
quelques  années,  en  paix,  de  plus  de  cinquante 
mille  livres  de  rentes  à  Londres  qu'il  avait 
choisi  pour  sa  retraite.  Mais  le  ciel,  qui  ne  laisse 
jamais  le  crime  impuni,  a  permis  que  ce  scélérat 


ET   VALCOUR  307 


fût  assassiné  par  des  voleurs,  en  allant  visiter  le 
nord  de  l'Angleterre. 

Sainville  toujours  honnête  et  sensible,  a  voulu 
partager  dans  un  autre  genre  la  piété  filiale  de  sa 
chère  épouse,  il  a  fait  élever  à  Aline  et  à  sa  mère 
un  mausolée  superbe  dans  l'église  de  Vertfeuille, 
dont  les  attributs  sont  :  la  Constance,  la  Piété,  la 
Foi  conjugale  et  l'Amour,  plaçant  des  couronnes 
de  myrte  et  de  roses  sur  la  tête  de  ces  deux 
femmes  infortunées,  qu'on  voit  serrées  dans  les 
bras  l'une  de  l'autre. 

Dolbourg  tout  à  fait  revenu  de  ses  travers, 
habite  une  petite  campagne,  loin  de  Paris,  où  il 
mène  la  vie  la  plus  régulière,  avec  un  bien  très 
médiocre,  ayant  laissé  tout  ce  qu'il  possédait  à 
ses  parents  et  aux  pauvres.  Monsieur  Déterville, 
sa  chère  Eugénie,  madame  de  Senneval  et  le 
comte  de  Beaulé,  continuent  d'aller,  comme 
autrefois,  passer  une  partie  de  leurs  étés  à  Vert- 
feuille,  contents  d'avoir  vengé,  sans  répandre  de 
sang,  des  personnes  qui  leur  étaient  si  chères;  ils 
jouissent  avec  calme  des  agréments  de  la  société 
des  nouveaux  habitants  de  Vertfeuille,  où  ils  ne 
vont  jamais  sans  offrir  un  tribut  de  larmes  et  de 
prières  aux  mânes  de  ces  deux  femmes  ver- 
tueuses, qu'ils  chérirent  et  respectèrent  autant 
l'une  et  l'autre. 

Quant  à  monsieur  de  Valcour,  après  des  mou- 


3oS 


vements  de  désespoir  affreux,  après  avoir  été  six 
semaines  entre  la  vie  et  la  mort,  il  s'est  jeté  dans 
les  bras  de  Dieu  et  a  fini  ses  jours  au  bout  de 
deux  ans  dans  l'abbaye  de  Sept-Fonds,  qu'il  a 
édifiée  par  une  résignation,  une  candeur  et  les 
austérités  les  plus  sévères.  Ce  ne  fut  que  quand  il 
cessa  de  vivre  que  l'on  découvrit  sa  retraite  : 
aucun  des  soins  de  monsieur  Déterville  n'avait 
pu  la  trouver  jusqu'alors,  et  peut-être  lui  eût- 
elle  été  toujours  inconnue,  si  monsieur  de  Val- 
cour  ne  lui  eût  adressé  en  expirant  une  lettre,  où 
il  le  chargeait  de  quelques  dernières  dispositions. 
Cette  lettre  apprit  à  Déterville  où  son  ami  exis- 
tait quand  il  n'était  plus  temps  de  le  secourir  ;  ce 
tendre  et  délicat  amant  n'avait  jamais  cessé  de 
porter  sur  son  cœur  le  portrait  de  celle  qu'il 
aimait  :  il  y  fut  trouvé  quand  il  expira. 

Clémentine  est  toujours  en  Biscaye,  heureuse 
avec  son  mari  et  en  commerce  avec  Léonore, 
qu'elle  vient  voir  tous  les  deux  ans.  Nous  igno- 
rons le  sort  du  reste  des  autres  personnages; 
excepté  Sophie,  dont  nous  sommes  fâchés  de  ne 
pouvoir  rien  dire,  nous  ne  croyons  pas  les  autres 
d'une  assez  grande  importance  pour  que  le  lec- 
teur doive  regretter  de  ne  pouvoir  être  instruit 
de  ce  qui  les  concerne.,  au  seul  Zamé  près,  néan- 
moins, qui,  sans  doute,  après  une  longue  car- 
rière, sera  mort  au   milieu  d'un  peuple  dont  il 


ET    VALCOUR  309 


était  l'idole,  emportant  avec  lui  dans  la  tombe 
les  regrets,  l'estime,  l'amour  et  la  reconnais- 
sance de  tout  ce  qui  l'entourait;  flatteuses  récom- 
penses de  la  vertu,  de  l'honnête  homme  et  du 
législateur. 


FIN    DU    TOME    QUATRIEME    ET    DERNIER. 


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